Dans une interview accordée à la RPP en mars 1964, François Mitterrand se montre très critique à l’égard de la façon dont le général de Gaulle exerce le pouvoir. Il plaide par ailleurs pour deux innovations : la création d’une Cour suprême et la mise en place d’un contrat de législature.
Revue politique et parlementaire: Estimez-vous que l’évolution des institutions et le style apporté par le général de Gaulle dans l’exercice de ses fonctions nous conduisent insensiblement vers un régime présidentiel ?
François Mitterrand: Sûrement pas. Le régime présidentiel tel qu’on le comprend ordinairement, particulièrement aux États-Unis, ne correspond absolument pas au régime pratiqué en France. Et tout indique que le général de Gaulle ne veut pas se diriger dans cette direction. On peut considérer que sa conférence de presse a écarté le régime présidentiel de notre horizon. Mais comment appeler le régime du général de Gaulle? Si l’on a la dent dure on parlera de dictature, si on veut être aimable, on dira Consulat. En tout état de cause, c’est une monarchie absolue, dont le général de Gaulle a fait la description lui même, l’autre semaine, à l’Élysée.
RPP: Cette formule de gouvernement auquel vous faites allusion est liée à la personnalité du général de Gaulle, ne pensez-vous pas que son successeur sera amené en tout état de cause à mettre en harmonie les textes et la pratique ?
François Mitterrand: Ce régime est une monarchie absolue si l’on se réfère à l’usage que fait le général de Gaulle de la Constitution. Mais tout autre est la valeur des textes constitutionnels de 1958 où l’équilibre des pouvoirs même fragile continuait d’être maintenu.
Après de Gaulle trois orientations sont possibles : la première consiste à revenir aux sources, c’est-à-dire à appliquer la Constitution de 1958. Dans ce cas-là, le président de la République redeviendra un arbitre, même avec des pouvoirs étendus ; on verra disparaître le secteur réservé ; le Gouvernement sera de nouveau responsable devant les assemblées mais demeureront des dispositions discutables comme l’article 34 et l’article 16. L’article 89 sur la dissolution prévaudra sur l’interprétation abusive de l’article 11. Deuxième hypothèse, on essaie de trouver un moyen terme entre les Constitutions parlementaires des IIIe et IVe Républiques et l’actuelle. Il faudra dans ce cas remédier à l’épouvantable instabilité ministérielle qui a gâché le régime parlementaire. D’où l’idée du contrat de législature. Le contrat de législature a un avantage, c’est qu’il précise nettement le domaine de la compétence du pouvoir exécutif et permet au peuple de trancher les conflits graves qui peuvent intervenir entre l’exécutif et le législatif. En effet, l’engagement pris, les partis de la majorité doivent respecter le contrat. S’ils ne le respectent pas, la sanction est automatique : dissoute, l’Assemblée nationale revient devant le peuple qui l’approuve ou la condamne.
La troisième issue : c’est le régime présidentiel. Le régime présidentiel est séduisant. Il me paraît, si je jugeais sur pièce, assez favorable, mais dans le climat politique français, je n’y crois guère. Car le régime présidentiel présente deux avantages qui risquent de se transformer en inconvénients graves dans notre pays. D’une part un chef de l’État puissant, d’autre part un Parlement respecté et maître de son domaine. Je vois difficilement comment en France, pays où il n’y a pas de structure fédérale, où il y a un contact direct entre les mouvements d’opinions et la tête de l’État, où les transmissions sont extrêmement rapides, quel facteur de pondération freinerait l’éventuelle ambition d’un chef de l’État, ou au contraire le chef de l’État étant un soliveau, éviterait le retour à l’anarchie.
Vous voyez les difficultés qu’a rencontrées un homme comme Kennedy, les difficultés que rencontre aujourd’hui le président Johnson. Le premier qui avait beaucoup de talent, le second qui a beaucoup de prise sur le Congrès et qui sont cependant constamment minoritaires. Imaginez un président de la République du type parlementaire classique, il serait dévoré par le Parlement, et s’il ne l’est pas, si l’on a un de Gaulle le régime présidentiel risquerait d’être très rapidement vicié dans sa réalité. Au surplus le régime présidentiel aux États-Unis comporte des frontières précises entre le législatif et l’exécutif, cela est difficilement concevable chez nous.
En résumé, le régime actuel ressemble surtout à ce que nous avons connu dans notre histoire sous le premier et le second Empire, et plus exactement sous le second Empire. Le Président : chef de l’exécutif, les ministres qui ne sont que des exécutants, pas de véritable Premier ministre mais un premier des ministres, l’autorité détenue par des comités irresponsables dépendant directement du chef de l’État, l’intrusion permanente dans le domaine judiciaire, les pressions sur le Conseil d’État. Rappelez-vous que le deuxième acte de Napoléon III après le coup d’État, fut de dissoudre le Conseil d’État. Nous avons déjà connu cette forme de régime en France, mais cela ne s’appelle pas la République.
RPP: Le régime présidentiel vous apparaissant difficilement applicable en France et le régime actuel néfaste, quelle solution retiendrait plus particulièrement votre attention ?
François Mitterrand: Je suis favorable aux positions que prend M. Defferre. D’ailleurs tout cela est affaire de bon sens. Nous avons en France des défauts qu’il faut connaître. L’homme qui a tous les pouvoirs, a tendance à dépasser ses prérogatives. En revanche, le Parlement laissé à lui-même n’est plus que le décalque de la diversification qui caractérise la nation française, et de ce fait, oublie ses devoirs essentiels pour ne plus s’occuper que de ses querelles particulières. Il faut remédier à cela.
Le régime présidentiel est en effet un moyen radical, mais trop théorique. Ne permettrait-il pas au surplus au pouvoir personnel de se réinstaurer ? C’est pourquoi j’écarte le régime présidentiel, mais, je le répète, sans passion.
Le contrat de législature, par contre, me paraît trop faible. Si la médication du régime présidentiel est trop catégorique, celle du contrat législatif semble trop faible. En effet, le contrat de législature suppose un accord préalable des partis, son respect scrupuleux, l’absence de déviation en cours de route, ce qui est très difficile à réaliser. En 1946, des mesures avaient été prises pour éviter la démission d’un gouvernement quand il n’était pas mis en minorité à la majorité absolue. Mais dès 1948, M. Queuille est revenu à la coutume de la majorité relative en se retirant sans avoir été renversé à la majorité absolue. Il a agi là avec une grande honnêteté mais il a transgressé une règle fondamentale. Certes, la notion de contrat de législature présente des côtés positifs. Lier la durée d’une Assemblée à l’application du contrat et celle du gouvernement à la réalisation du Plan, comme le propose M. Mendès France, qui offre une mouture du contrat de législature plus complète et plus séduisante que le seul mécanisme parlementaire de M. Paul Reynaud, aboutit à un système cohérent. Mais je ne vois pas dans ce système une armature suffisante. Il convient de tenir compte du fait que le pouvoir exécutif doit jouir d’une grande stabilité, que l’autorité du chef de l’État doit être respectée et ce, tant plus qu’il est un arbitre (car on acceptera plus un président borgne comme disait Clemenceau). L’idée d’harmoniser la durée du mandat présidentiel et du mandat parlementaire, de délimiter strictement le domaine de la loi, d’en finir surtout avec cette théorie qui gagne de proche en proche et qui tend à prétendre que le pouvoir légiférant est désormais partagé entre l’exécutif et le législatif, que le législatif n’a plus le monopole de la loi, dans la mesure même où l’article 34 de la Constitution énumère les capacités du Parlement, sont des choses excellentes. Le Garde des Sceaux, M. Foyer, a souligné, lors d’une allocution devant le Conseil d’État que la loi votée par le Parlement demeure l’exception, et que le droit commun était le pouvoir légiférant entre les mains du chef de l’État assisté du gouvernement. Le général de Gaulle, on le sait, pense qu’il dispose d’une capacité législative au moins égale sinon supérieure à celle du Parlement. Voilà l’hérésie. Si bien que l’on voit naître et se développer un pouvoir législatif qui échappe au Parlement. Là-dessus, que l’on soit partisan du régime présidentiel ou du régime parlementaire, on ne peut pas transiger.
Je ne suis pas de ceux qui croient à la vertu absolue des textes ; je suis obligé de constater comme tout le monde que la France a fait une consommation véritablement immodérée de constitutions depuis un siècle et demi. Je cherche seulement à installer quelques verrous de sécurité. Ces verrous de sécurité se situeraient dans mon esprit dans un système qui ne serait pas présidentiel, dans ce sens que le président de la République ne serait pas le chef de l’Exécutif, mais resterait un arbitre. Je suis partisan de la dyarchie. Mais j’irais plus loin que le contrat de législature et j’accorderais au chef de l’État un pouvoir vaste et réel.
RPP: À l’occasion du dernier référendum, on a longuement évoqué le problème de la constitutionnalité des lois et des règlements. Pensez-vous que le système actuel soit suffisant ou pensez-vous au contraire que l’on doive aboutir à l’instauration d’une véritable Cour suprême, gardienne de la Constitution et des grands projets ?
François Mitterrand: C’est une pièce essentielle au système, il existe à l’heure actuelle un moyen de protéger les institutions, c’est le contrôle de la Constitution qui est imparti au Conseil constitutionnel. Il existe également un moyen de protéger la liberté des citoyens, c’est le Conseil d’État qui, lui, dispose du contrôle de la légalité. Aussi faut-il veiller à ce que l’indé- pendance de ces corps ne puisse être mise en cause. C’est pourquoi le Conseil constitutionnel tel qu’il existe actuellement doit disparaître au profit d’une véritable Cour suprême composée de magistrats issus de la Cour de cassation et du Conseil d’État assistés d’élus politiques. Seule une Cour suprême aura la hauteur de vue, l’indépendance, l’inamovibilité nécessaires pour trancher des problèmes difficiles face au pouvoir exécutif renforcé, et les citoyens verront dès lors leurs droits et leur liberté préservés.
Je voudrais enfin que les grands principes soient rétablis : que la loi votée par le Parlement redevienne le droit commun et le décret-loi ou l’ordonnance, l’exception ; que le régime d’exception de l’article 16 soit définitivement supprimé, car aucun républicain ne peut accepter une telle enfreinte aux libertés. Ce n’est pas en détruisant la liberté qu’on la défend contre ses adversaires.
RPP : On a beaucoup reproché à la Ve République de faire un abus de référendum et l’on a critiqué la manière dont on usait de cette forme de recours au peuple. Pensez-vous qu’il faille restreindre ou au contraire étendre le champ d’application de ce dernier ?
François Mitterrand : Je ne suis pas hostile au référendum, mais cela n’a de sens que si les questions sont claires, simples et rares. La pratique du référendum en Suisse est possible, car il s’effectue dans un cadre plus restreint où les citoyens sont au courant des problèmes qui leur sont posés. À l’échelon d’un pays de 45 millions d’habitants par contre, c’est très délicat. Les notions simples, évidentes posées dans des termes clairs justifient le référendum, mais toute autre pratique est dangereuse car elle mène au plébiscite, un plébiscite qui n’a même pas le mérite d’être franc. Je ne suis pas hostile, je répète, au principe de référendum, mais il doit concerner des questions fondamentales, par exemple : la forme des institutions, les grandes options de politique étrangère, la Défense nationale. Mais un référendum par an ce serait déjà trop. Le peuple doit être consulté, certes, mais il ne doit pas être abusé, ni lassé par des consultations trop fréquentes et par des astuces indignes de la République.
RPP : On parle beaucoup d’un problème du Sénat ? Existe-t-il un véritable problème du Sénat ou en fait ne s’agit-il pas plutôt d’un conflit de majorité ? D’autre part, croyez-vous que le Sénat actuel corresponde à son époque ou au contraire qu’il doive dans l’avenir céder la place à une Assemblée économique ?
François Mitterrand : Dans le cas présent des choses, il est bien évident que le Sénat n’est en question que parce qu’il existe un conflit politique entre lui et le pouvoir. C’est pourquoi les Républicains doivent laisser de côté leur préférence personnelle et défendre l’Institution menacée car elle est une forteresse républicaine. Mais si nous nous plaçons hors du temps, on peut considérer que le Sénat en tant que tel peut être modifié dans sa représentation géographique. Il est certain que le Sénat doit correspondre à une certaine pondération démographique. Mais il conviendrait que les villes soient représentées d’une manière plus importante. Il suffirait pour cela de redistribuer ou tout simplement d’accorder des sièges supplémentaires aux régions en expansion. Cette nouvelle répartition reste néanmoins dans le cadre du Sénat actuel. Personnellement je suis plutôt hostile à voir pénétrer au Sénat des hommes qui ne seraient pas des élus du suffrage universel. N’oublions pas que si les sénateurs sont élus à deux degrés, ils sont tout de même les élus du suffrage universel. Si l’on fait appel à une autre notion : comme le choix par des groupes professionnels, on altère gravement la signification d’une Assemblée parlementaire. Le Sénat fondé uniquement sur des intérêts professionnels ne me paraît pas possible ; d’ailleurs je ne vois pas comment les syndicats pourraient défendre comme ils doivent le faire les intérêts de leurs mandants, tout en votant la loi. Ils ont une fonction revendicative qui ne peut pas être une fonction législative. Il y aurait là une confusion dommageable pour l’un comme pour l’autre. À l’échelon du Conseil économique, parfait à l’échelon du Parlement, non. D’ailleurs, c’est la position des syndicats qui affirment qu’en votant la loi, ils perdent leur pouvoir de contestation.
Il existerait peut-être des moyens intermédiaires, plus heureux, qui consisteraient, dans le cadre des Assemblées économiques qui se développent à l’échelon des régions, à créer un type d’assemblée
qui serait élue par une représentation populaire, mais qui devrait obligatoirement être représentative des différentes activités économiques de la province. Ces régions pourraient alors déléguer au Sénat des représentants qui seraient élus sur une liste commune dont la composition serait fonction de l’équilibre économique de la région considérée. À ce moment-là, vous auriez une vocation particulière des élus, une authentique représentativité, mais consécutive à une élection au suffrage universel direct ou indirect. Je crois que cela concilierait les deux objectifs : la représentation des intérêts professionnels et la représentation de l’intérêt national.
En conclusion deux innovations fondamentales sont à retenir. D’une part la création d’une véritable Cour suprême dont le triple rôle serait de contrôler la constitutionnalité des lois, de contrôler la légalité des lois, le Conseil d’État demeurant seulement un Conseil du gouvernement, d’assurer la défense des libertés du citoyen, l’habeas corpus autrement dit. D’autre part, la notion de législature programme et là je reprends entièrement à mon compte la théorie de Mendès France qui estime que la fonction principale d’un Parlement est de voter et contrôler le plan qui détermine le cadre de la politique de la législature. Plan vertical, c’est-à-dire le développement économique et social, plan horizontal, c’est-à-dire l’aménagement du territoire […]
François Mitterrand
(Propos recueillis par Claude-Robert Legros)