Dans son ouvrage Pétain, Salazar, de Gaulle. Affinités, ambiguïtés, illusions (1940-1944), Patrick Gautrat revient sur les relations ambiguës entretenues par la France et le Portugal entre 1940 et 1944.
Tout au long de l’histoire européenne, le Portugal s’est trouvé au centre d’un jeu complexe entre l’Espagne impérialiste qui ambitionnait d’annexer son petit voisin, l’Angleterre se prévalant de la « vieille Alliance » et la France qui s’efforçait de garder son influence dans ce pays réputé ami. Mais quand en 1940, Salazar apparaît comme un modèle de dictateur tempéré (l’« idole de Vichy »), s’ouvre une période où les relations franco-portugaises vont atteindre une densité exceptionnelle, mais aussi une grande complexité du fait de la neutralité portugaise et de l’entrée en jeu de la France libre, avec les tensions qui l’accompagnent.
C’est l’objet de ce livre passionnant dont l’auteur, diplomate de carrière, reconnaît une relation passionnelle avec un pays qu’il découvrit dans sa jeunesse et où il fût ambassadeur de 2004 à 2008. Pour effectuer un tel travail de recherche historique et de mise en perspective, nul n’était en effet mieux placé que Patrick Gautrat. Sa grande proximité avec la culture et l’âme portugaises ainsi qu’une parfaite connaissance des arcanes de la diplomatie sont sensibles au fil des pages. Comme le souligne Yves Léonard dans sa préface, la richesse et l’utilisation pertinente des sources, le talent de l’auteur à ordonner les faits pour en dégager le sens ne sont pas les moindres mérites de cet ouvrage qui apporte de nouveaux éclairages sur la période. On ne peut s’empêcher de penser – en dépit des différences de style et du champ forcément plus restreint s’agissant des relations franco-portugaises – à l’ouvrage de Charles Zorgbibe, L’imbroglio, Roosevelt, Vichy et Alger (Éditions de Fallois, 2018).
À l’été 1940, les affinités sont fortes entre les deux pays et perdure à Lisbonne le « francesismo » (tropisme français symbolisé par les réformes du marquis de Pombal). Cette proximité n’est pas seulement culturelle et sentimentale ; la similitude entre l’État français et l’Estado novo, l’estime réciproque de leurs deux dirigeants ouvrent une relation d’autant plus prometteuse qu’à l’époque la France comptait bien peu d’amis. Saluée avec une certaine euphorie de part et d’autre, cette situation produira quelques résultats notamment en matière économique.
Mais les évènements de novembre 1942 en Afrique du Nord vont brouiller totalement les cartes.
À cette profonde affinité va succéder une période plus complexe, dominée par l’ambiguïté.
Lisbonne est alors au cœur d’un imbroglio diplomatique. Le dictateur continuera jusqu’en 1945 à considérer Vichy comme la seule autorité légale ; mais pragmatique, il n’ignore pas la France libre, dont les représentants, hébergés à l’ambassade britannique, ne manquent pas de développer un certain activisme. On y trouve des personnalités truculentes, décrites par Patrick Gautrat, qui occupent une position plus forte qu’il n’y paraît alors que la « saga déconcertante » des diplomates de l’État français ne fait qu’accroître la confusion, offrant un triste spectacle de désinvolture et d’amateurisme de la part de Vichy. Mais surtout, trop d’ambiguïtés auront obscurci le jugement du dictateur portugais qu’aucune personnalité gaulliste n’aura été en mesure de faire évoluer. Tout en poursuivant le dialogue avec tous le belligérants, y compris les Anglo-américains, Salazar restera jusqu’au bout fidèle à Pétain, autant par attachement à la figure de ce dernier que par anticommunisme viscéral.
C’est finalement dans le règne de l’illusion que sombre une relation dont ni les faux- semblants, ni le jeu tortueux de la neutralité déployé par Salazar, n’auront permis de surmonter les contradictions.
Illusion d’une solution négociée au conflit mondial, que Salazar poursuit de manière effrénée, illusion de projets « fumeux » sur l’organisation future de l’Europe (car le dictateur craint non seulement le bolchévisme mais aussi le retour de la démocratie et du libéralisme portés par les Anglo-américains). Entre la France et le Portugal les liens s’étiolent, les fondamentaux de la relation ayant progressivement disparu. L’épisode de la « résistance » de l’Institut de France à Lisbonne et le déchirement des services français illustrent le déclin de notre influence. S’ouvre le temps des « bobards » (on dirait fake news aujourd’hui). Faute de suffisamment d’affaires sérieuses à traiter, les représentations diplomatiques se laissent prendre par toutes sortes de fausses nouvelles, parfois grossières, dont l’auteur nous livre quelques exemples (entrée en guerre du Portugal devenant la principale base alliée, rencontre de Salazar et de Von Ribbentrop, etc.). Un temps très riche, la relation franco-portugaise s’est progressivement vidée de sa substance, la virtualité l’emportant sur la réalité. Celle-ci ne reprendra ses droits que le 25 août 1944.
Cette période est sans doute celle des occasions manquées, note Patrick Gautrat, non sans une certaine frustration. Il regrette (son propos est celui d’un ancien ambassadeur) que les diplomates n’aient pas toujours été à la hauteur des enjeux et que ni Lisbonne ni Vichy n’aient vu tout le parti qu’ils pouvaient tirer de la forte empathie entre les deux nations. Il aurait fallu d’autres idées et d’autres hommes que ceux que pouvait offrir la France de Vichy. Vis-à-vis de la France libre, l’erreur de Salazar laissera des traces profondes et lui vaudra l’inimitié de de Gaulle qui ne le rencontrera jamais (alors qu’il le fera pour Franco).
Pétain, Salazar, de Gaulle
Affinités, ambiguïtés, illusions (1940-1944)
Patrick Gautrat
Éditions Chandeigne, 2019
214 p. – 22 €