Alors que la logique politique aurait pu le conduire à adopter un contre-projet radicalement différent du texte gouvernemental, voire à marquer son opposition à l’actuelle majorité présidentielle en rejetant ce dernier, le Sénat s’est engagé, dès le début de l’examen du projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte, dans une démarche constructive.
Cette démarche a consisté à conforter les ambitions portées par le texte, chaque fois que c’était possible, et à l’équilibrer, lorsque c’était nécessaire, avec deux préoccupations constamment à l’esprit : garantir la compétitivité de l’économie, d’une part, préserver l’atout du nucléaire français, d’autre part.
La nécessité d’agir pour lutter contre le changement climatique
Si le Sénat a choisi cette voie, c’est en étant pleinement conscient de l’urgence à agir pour lutter contre les dérèglements climatiques. Ainsi, le dernier rapport de synthèse du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), adopté le 1er novembre 2014, est encore plus catégorique que les précédents, tant sur la réalité du changement climatique que sur son origine, essentiellement liée aux activités humaines, et sur ses conséquences. Le réchauffement du système climatique y est décrit comme étant “sans équivoque, et depuis les années 1950, la plupart des changements observés sont sans précédent depuis des décennies et des millénaires. L’atmosphère et l’océan se sont réchauffés, les quantités de neige et de glace ont diminué, et le niveau de la mer a augmenté”. En outre, le rapport affirme, avec une certitude plus grande que les évaluations précédentes, que les émissions de gaz à effet de serre, conjuguées aux effets d’autres facteurs anthropiques, “sont, avec une probabilité extrêmement élevée, la cause dominante du réchauffement observé depuis le milieu du XXe siècle” et en appelle par conséquent à des “réductions substantielles et soutenues des émissions de gaz à effet de serre”1 pour contenir le réchauffement à moins de 2° au-dessus des niveaux préindustriels d’ici la fin du XXIe siècle.
C’est la raison pour laquelle le Sénat s’est résolument engagé en faveur de la baisse des émissions de gaz à effet de serre, érigeant au rang d’ “objectif principal” de la politique énergétique leur réduction de 40 % en 2030 et leur division par quatre d’ici à 2050, les autres objectifs étant déclinés à l’aune de cette ambition, qu’il s’agisse de promouvoir l’efficacité et la rénovation énergétiques, notamment dans le secteur du bâtiment, de réduire notre dépendance aux énergies fossiles ou de favoriser la montée en puissance des énergies renouvelables. Mais c’est aussi dans cette même perspective que le Sénat a entendu défendre le maintien d’une filière nucléaire puissante au sein d’un mix électrique à la fois compétitif et très largement décarboné, combinant un socle fort d’électricité d’origine nucléaire, le développement de toutes les énergies renouvelables – intermittentes et non intermittentes – et le maintien d’un volet thermique mobilisable à la pointe faisant appel aux technologies les moins polluantes.
Pour un mix électrique compétitif et décarboné
La filière nucléaire française reste l’un des éléments décisifs d’attractivité de notre pays et un atout à de nombreux égards : atout de souveraineté, qui a permis à la France d’assurer son indépendance énergétique à l’égard des pays producteurs d’énergies fossiles ; atout économique, lui garantissant une énergie parmi les moins chères d’Europe – 40 % de moins que la moyenne européenne pour les particuliers –, qui préserve le pouvoir d’achat des ménages et la compétitivité de nos entreprises ; atout industriel, doté de perspectives à l’export favorables et qui fait vivre et se développer, dans le sillage de nos champions nationaux et au-delà des difficultés conjoncturelles, un grand nombre de petites et moyennes entreprises et d’entreprises de taille intermédiaire ; atout social – le nucléaire représente 2 500 entreprises et 220 000 salariés et le seul renouvellement des effectifs permettra de recruter 110 000 personnes d’ici à 2020 – ; atout territorial enfin, qui participe du développement économique de nos territoires au travers des 19 centrales installées dans l’hexagone. Au-delà même des conséquences dramatiques en termes d’emplois – 2 000 postes directs ou indirects par exemple pour Fessenheim –, la fermeture anticipée d’une centrale induirait un coût pour la collectivité de l’ordre de plusieurs milliards d’euros, dont l’essentiel au titre de l’indemnisation due à l’exploitant2.
Surtout, l’énergie nucléaire, en raison de son caractère décarboné, est un allié objectif de la transition énergétique. C’est en effet grâce au nucléaire et au développement de l’hydroélectricité que notre pays est déjà “l’une des économies parmi les moins carbonées en Europe, la deuxième après la Suède”3 et partant, l’un des plus faibles émetteurs au monde de gaz à effet de serre par habitant – 5,1 tonnes de CO2 par habitant et par an contre 9,2 tonnes en Allemagne et près de 17 tonnes aux États-Unis4. Aussi serait-il paradoxal de se priver d’une énergie non émettrice de gaz à effet de serre à l’heure où tout doit être mis en œuvre pour limiter le réchauffement climatique.
Pour autant, il n’est pas question de nier que le nucléaire n’est pas une énergie comme les autres, tant du point de vue de la sûreté des installations que de celui de la gestion des déchets. C’est pourquoi le Sénat a choisi la voie d’une diversification progressive et maîtrisée du mix électrique, ne serait-ce que pour éviter une trop forte dépendance à l’égard d’une seule filière.
Aussi le Sénat a-t-il maintenu l’objectif d’une réduction de la part du nucléaire à 50 % de la production d’électricité tout en prévoyant une mise en œuvre raisonnée et responsable : il s’agit de ne pas mettre en péril l’indépendance énergétique de la France ni de revenir sur le caractère à la fois compétitif et peu carboné de notre électricité et, surtout, de profiter, de façon pragmatique, de la fin de vie des installations actuelles pour en réduire progressivement la part, ce qui du reste sera bénéfique pour les finances publiques puisque l’exploitant ne pourra alors exiger d’être indemnisé pour la perte d’un actif encore opérationnel.
Outre ce socle d’énergie nucléaire, cette diversification devra bien entendu s’appuyer sur la montée en puissance des énergies renouvelables, ce qui pose cependant la question de la gestion de l’intermittence de certaines d’entre elles – photovoltaïque et éolien, dont les facteurs de charge moyens sur l’année étaient, en 2013, respectivement de 13,1 % et de 23,2 %5. Or, cette intermittence pose des difficultés d’insertion sur le réseau électrique qui doit absorber, à certaines périodes, de la production excédentaire par rapport à la demande et, à d’autres, compenser le déficit de production renouvelable en appelant d’autres moyens de production, à commencer par les capacités de production les plus flexibles que sont les centrales thermiques émettrices de gaz à effet de serre. Au-delà du renforcement des réseaux, il est donc essentiel de développer des moyens innovants de stockage de l’électricité – le Sénat a ainsi favorisé les stations de transfert d’énergie par pompage et promu le développement du stockage des énergies renouvelables par hydrogène décarboné – et de recourir aux capacités thermiques de pointe les moins polluantes, soit les centrales à cycle combiné gaz, pour ne pas reproduire l’écueil de l’Energiewende allemande où le recours massif au charbon et au lignite, favorisé par la chute des prix mondiaux du charbon, a conduit à une hausse des émissions de gaz à effet de serre de 1,6 % en 2012 et de 2 % en 20136. Enfin, il convient de favoriser résolument les énergies renouvelables non intermittentes que sont la biomasse et la géothermie. À cet égard, le Sénat a par exemple prévu la définition d’une stratégie nationale de mobilisation de la biomasse et exclu les produits issus de la biomasse du relèvement progressif de la part carbone dans la fiscalité énergétique.
Une politique énergétique garante de la compétitivité des entreprises
Si la transition énergétique ouvre de nouveaux marchés et de nouvelles perspectives d’innovation dans le cadre de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la “croissance verte”, le Sénat a veillé, tout au long de l’examen du texte, à préserver ou à rétablir la compétitivité de l’économie française, et notamment des entreprises fortement consommatrices d’électricité dites “électro-intensives” (acier, aluminium, chimie, papier, etc.). Ces dernières sont en effet aujourd’hui fortement concurrencées en Europe où plusieurs de nos partenaires, à commencer par l’Allemagne, ont mis en place des dispositifs de soutien particulièrement favorables au profit de leurs industriels électro-intensifs, mais aussi en Amérique du Nord, où l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels réduit très fortement la facture énergétique des industries comparables.
Afin de rétablir leur compétitivité et d’éviter la délocalisation de ces activités, le Sénat a par conséquent prévu un ensemble de dispositifs en leur faveur : modulation de la redevance hydraulique pour inciter les exploitants de concessions hydroélectriques à les approvisionner à des tarifs attractifs et garantis sur longue période, bénéfice de conditions particulières d’approvisionnement en électricité pour les entreprises exposées à la concurrence internationale en contrepartie d’engagements de performance énergétique, réduction du tarif d’utilisation des réseaux qui pourra atteindre jusqu’à 90 % – soit un niveau de soutien équivalent à celui pratiqué en Allemagne –, compensation accrue – et plafonnée à des niveaux comparables à ceux retenus en Allemagne, en Italie ou en Espagne – au titre de l’adhésion des industriels au mécanisme dit d’ “interruptibilité” qui permet au gestionnaire du réseau de transport de réduire sans préavis leur puissance de soutirage en cas de nécessité et, enfin, engagement d’une réflexion sur la prise en compte des coûts dits “indirects” du CO2 visant à compenser le surcoût de l’électricité lié à la mise en place du marché européen d’échange de quotas (ETS) pour les industriels exposés à un risque significatif de “fuite de carbone”7, avec pour but de parvenir à des mesures concrètes en loi de finances pour 2016.
Au-delà du soutien aux entreprises électro-intensives, le Sénat a adopté d’autres mesures en faveur des entreprises telles que, par exemple, le principe d’une stricte compensation de la hausse progressive de la fiscalité écologique sur les produits énergétiques par la baisse d’autres prélèvements, afin de ne pas alourdir la pression fiscale pesant sur les entreprises mais aussi sur les ménages, ou l’encadrement de l’indemnité due en cas de modification de la puissance souscrite dans l’année précédant la résiliation d’un contrat au tarif réglementé de vente (TRV), mesure particulièrement attendue au moment où la suppression des TRV jaunes et verts oblige les consommateurs professionnels à basculer en offre de marché d’ici au 1er janvier 2016.
Concilier exigence environnementale et réalité économique
Au total, le Sénat a cherché à préserver, voire à renforcer, l’ambition du texte sur de nombreux points – rénovation thermique des bâtiments, financement participatif des projets de production d’énergie renouvelable, développement de l’effacement de consommation électrique, lutte contre la précarité énergétique, etc. – tout en conciliant cette exigence avec un principe de réalité, comme en attestent les exemples suivants : en matière d’objectifs d’abord, l’objectif de réduction de la consommation énergétique finale a été rendu à la fois plus compatible avec la préservation de la croissance économique et plus réaliste en retenant, à l’horizon 2030, un objectif exprimé en rythme annuel de baisse de l’intensité énergétique – pour tenir compte de l’évolution du produit intérieur brut (PIB) – et “en poursuivant” l’objectif de division par deux de cette consommation en 2050. Si l’efficacité et la sobriété énergétiques doivent effectivement être promues, la consommation énergétique ne saurait s’apprécier indépendamment de l’évolution du PIB ou de la croissance démographique, au risque d’engager notre pays sur la voie de la décroissance.
En matière de gouvernance ensuite, le Sénat a adhéré à la mise en place de nouveaux outils de pilotage de la politique énergétique – stratégie bas-carbone et programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) – qui sont pertinents au regard de la nécessité de disposer d’une vision à moyen et long termes dans un secteur fortement capitalistique où les décisions d’investissement engagent parfois sur des décennies. Il a cependant prévu, en application du même principe de réalité, que la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre devrait tenir compte de la spécificité du secteur agricole dont le moindre potentiel d’atténuation des émissions est avéré, s’agissant en particulier des émissions de méthane entérique naturellement produites par l’élevage des ruminants.
En matière de financement enfin, le Sénat est revenu sur la contribution au service public de l’électricité (CSPE) acquittée par tous les consommateurs finals d’électricité et dont l’évolution est aujourd’hui préoccupante sous l’effet, pour l’essentiel, de la montée en puissance du soutien aux énergies renouvelables, qu’elle finance aux côtés du tarif social de l’électricité et de la péréquation tarifaire – qui garantit un tarif unique de l’électricité sur l’ensemble du territoire. Or, la CSPE couvrira en 2015 plus de 6 milliards d’euros de charges, soit davantage que le produit de l’impôt de solidarité sur la fortune, et représentera 16 % de la facture d’un client résidentiel moyen. Aussi le Sénat a-t-il posé les bases d’une réforme de cette contribution assise sur deux principes : un vote annuel du Parlement en loi de finances et une contribution recentrée sur le soutien aux énergies renouvelables, afin de mieux en contrôler l’évolution.
En s’engageant résolument en faveur de la transition énergétique, le Sénat s’est inscrit dans le prolongement des lois “Grenelle” et a ainsi cherché à préserver les chances d’un accord avec l’Assemblée nationale malgré des orientations politiques différentes. Cependant, et alors même que la majorité sénatoriale avait proposé une position de compromis sur le point le plus clivant du texte en adhérant au principe d’une réduction progressive de la part du nucléaire, la commission mixte paritaire réunie le 10 mars dernier n’est pas parvenue à un accord, retardant d’autant le vote définitif de la loi et surtout, annihilant tout espoir d’un consensus transpartisan sur un sujet majeur pour les années à venir qui l’aurait largement mérité.
Ladislas Poniatowski, sénateur de l’Eure, rapporteur au Sénat du projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte
- Changements climatiques 2014 : Rapport de synthèse du GIEC, résumé à l’intention des décideurs. ↩
- Commission des finances de l’Assemblée nationale, rapport d’information n° 2223 (AN – XIVe législature) sur “le coût de la fermeture anticipée de réacteurs nucléaires : l’exemple de Fessenheim”. ↩
- Rapport de la Cour des comptes sur la mise en œuvre par la France du Paquet énergie-climat, janvier 2014. ↩
- Indice d’émissions de CO2 par an et par habitant, Key World Energy Statistics, 2014. ↩
- Bilan électrique RTE 2013. ↩
- Sources : Agence fédérale de l’environnement (UBA) pour 2012 et Eurostat pour 2013. ↩
- L’augmentation de leurs coûts de production pourrait conduire ces industriels à délocaliser leur production dans des pays aux législations environnementales moins vertueuses et, partant, au coût de l’énergie moindre. ↩