Qu’est-ce-qu’une nation en Europe ? Dans cet ouvrage dirigé par Eric Anceau et Henri Temple, des historiens, philosophes, juristes, politistes, géographes et économistes s’interrogent sur le devenir des nations au XXIe siècle. Emmanuel Mattiato nous livre une analyse de cet essai collectif.
Qu’est-ce qu’une nation en Europe ? Si la question peut sembler banale depuis Renan, la réponse qu’elle engage l’est beaucoup moins dans un contexte de délitement de l’idéal communautaire européen, de mondialisation sauvage et de corrélative insécurité identitaire, qui sont autant de ferments d’un populisme polyédrique et intercontinental. À n’en pas douter, l’ouvrage que viennent de coordonner Éric Anceau et Henri Temple marque une étape capitale de la réflexion historiographique sur les éléments qui construisent les nations en général et la France en particulier, avec, comme point focal, la construction européenne.
Plus qu’un bilan historique de la formation et de l’existence des nations, les onze contributions (auxquelles s’ajoutent l’introduction et la conclusion, avec P. Cauchy) explorent le passé, les représentations anthropologiques, géographiques ou philosophiques voire mythiques qui ont permis l’émergence et la définition plurielle des nations et leurs possibles agrégations ; à ce titre, la radioscopie à laquelle Jean-Pierre Doumenge soumet les civilisations mondiales pour mettre en relief la dimension socio-spatiale des nations est particulièrement éclairante et offre un cadre durable pour toute approche du concept sur le temps long.
À une échelle microscopique (mais non moins importante eu égard à ce que représente ce pays devenu le modèle de tous les États-nations), le chapitre qu’É. Anceau consacre à l’affirmation de la nation française est certes une magistrale reconstitution des multiples enjeux qui entourent la formation de la France comme État puis comme nation mais, bien plus, elle redonne corps aux différentes conceptions qui, au XIXe siècle, alimentent des débats alors largement européens aboutissant à la conférence emblématique d’Ernest Renan en Sorbonne : Qu’est-ce qu’une nation ? est prononcée en 1882 en polémique avec les théories allemandes de la nation basées sur l’origine et le sang (de Mommsen à Treitschke) et projette sa puissante lumière jusqu’à nos jours. Il n’est pas anodin de remarquer que ce texte de référence de l’érudit de Tréguier vient d’être réédité en Italie sous la direction de l’historien Giovanni Belardelli (Castelvecchi, 2018), qui souligne que la conférence reste un paradigme d’actualité pour comprendre sans préjugés la montée des « populismes » et la construction des identités collectives. L’ouvrage d’É. Anceau et d’H. Temple prend ce même parti et, tout en offrant une approche diachronique des formations et des récits nationaux, interroge le présent et le futur de l’Hexagone dans un environnement européen inédit, farouchement post-national et fédéraliste, comme en attestent les risques contemporains de grave fragmentation du Royaume-Uni (examinés par R. Tombs) ou de l’Espagne (dont l’« invertébration » menace l’existence, selon l’étude serrée d’H. Dewaele Valderrábano).
Les accents polémiques ne manquent pas et culminent dans le chapitre aussi précis que corrosif que P.-A. Taguieff offre au lecteur en guise d’épilogue, en prolongement de son essai Macron : Mirage ou miracle ? (Éditions de l’Observatoire, 2017). Quelle que soit leur sensibilité, les scientifiques (historiens, géographes, économistes, juristes, politologues, civilisationnistes) ayant contribué à cet essai appelé à faire date n’ont guère craint, pour la plupart, de prendre position sur une question nationale souvent considérée comme obsolète à l’heure de la « mondialisation heureuse » et de la « dénationalisation ». La force de leur engagement sur un sujet sensible permet d’établir un pont entre le projet auquel ils se sont associés et celui de Renan, deux entreprises intellectuelles nées en Sorbonne et visant avec rigueur et sincérité à éclairer leur époque.
Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore – prévient J. Sapir dans son chapitre sur l’euro, complémentaire de celui de J.-C. Werrebrouk sur la devise européenne comme « outil de déconstruction de la monnaie » – le monde d’aujourd’hui « est bien celui du retour des nations » ; un retour qui, s’il « invalide désormais radicalement le cadre géopolitique dans lequel l’euro avait été conçu », oblige plus que jamais à « penser la coordination entre nations souveraines ». On observera que ce bilan sur le retour des nations confirme et écourte d’une dizaine d’années les analyses prospectives qu’Hervé Coutau-Bégarie avait livrées en 2008 dans son brillant essai 2030, La fin de la mondialisation ?.
Sur le versant juridique, O. Gohin se mesure à la dissociation entre nationalité et citoyenneté promue par Habermas et tente de résoudre le conflit entre « fédéralo-universalisme » et « nationalo-identitaire » en recourant à une solution « nationalo-universaliste ». Il rattache d’ailleurs ce concept à Renan, dont l’ombre plane sur la plupart des chapitres ici rassemblés.
C’est de Renan encore et de ses « formules célèbres, mais désormais insuffisantes » que part H. Temple dans son approche psychosociologique de l’identité nationale, qu’il entend penser rien de moins que comme un droit de l’homme.
Enfin, on lira avec profit le chapitre que F. Thom consacre au cas très particulier de la Russie post-communiste, tiraillée entre son aspiration impériale et eurasienne au « grand espace » et son incapacité à se penser comme « nation ».
Qu’est-ce qu’une nation en Europe ?
Éric Anceau et Henri Temple (dir.)
Paris, Sorbonne Université Presses, 2018, 332 p.