« Tant que la nature humaine restera belliqueuse, toute paix durable supposera la combinaison d’un équilibre des forces au sens le plus large du terme, et d’un « système de sécurité », conçu pour le faire évoluer en douceur face aux circonstances. » soulignait Thierry de Montbrial, président de l’Ifri (cf : Ramses 2023). Actuellement la dynamique du monde est loin de ce critère : « l’évolution en douceur » est en panne. Les explications nous sont livrées dans Ramses 2025.
La fragmentation politique du système international, son hétérogénéité, la pléthore de puissances aux moyens diversifiés, et l’impuissance des dominants d’hier à arrêter la course vers l’abîme, rendent plus difficile l’équilibre des forces et la régulation.
Dans les « perspectives » introduisant Ramses 2025, Thierry de Montbrial met en évidence le tournant que prend actuellement le monde, veillant à lui donner une profondeur historique selon « le principe de l’action et de la réaction, à la base de l’histoire des êtres humains comme de celle de tous les phénomènes naturels ».
La réaction à la mondialisation libérale a commencé par la fragmentation politique du système international. Le déploiement du néo-libéralisme a été favorisé par la révolution des technologies de l’information et de la communication qui ont déferlé par vagues successives rapprochées à un rythme tel qu’il a privé les sociétés du temps nécessaire pour les assimiler. Depuis, nous assistons à la multiplication des groupements et des sociétés non étatiques rendant plus difficile la gouvernance interne des Etats, provoquant une tendance à limiter leurs ouvertures et de fait aboutissant en partie à une crise de la démocratie. Reste à voir comment préserver l’idéal démocratique dans un cadre de plus en plus complexe, se demande Thierry de Montbrial, « hors de l’Occident collectif, déclare-t-il, l’hétérogénéité politique du système international et donc sa bellicosité, augmentent. Une tendance qui va à l’encontre de ceux qui croient à l’expansion imposée de la démocratie comme condition de l’avènement de la paix par le droit international ; le vrai problème est en effet celui des conditions de l’accès à la démocratie et surtout de son succès ».
Aussi le « Sud global aux contours imprécis », est-il composé d’Etats peu attachés à la démocratie « (…) Ils tiennent à leur liberté d’action, mettent en avant leurs propres intérêts, leur propre culture, leur propre politique internationale ».
Par ailleurs, Th.de Montbrial exhorte l’Europe à bien s’assurer de ses voisinages, qu’il appelle « les flancs ». Selon lui, son « flanc Sud » mérite une attention plus soutenue, sa construction territoriale n’est jamais consolidée, le conflit israélo-palestinien, une tragédie qui perdure, le fondamentalisme et les révolutions arabes, constituent un noeud majeur de préoccupation pour l’Europe. « Une Europe dont l’unité politique est en train de se faire alors qu’elle n’a toujours pas fini de digérer le grand élargissement consécutif à la chute de l’Union soviétique et qu’avant même la fin de la guerre en Ukraine elle s’est engagée à l’élargir à l’Ukraine et à des pays de l’Europe de l’Est ». affirme-t-il. Il faut coopérer avec l’Ukraine d’aujourd’hui et de demain et avec les Etats de l’Europe du Sud-Est. Mais pour préserver les chances d’une Europe solide, commençons par faire une pause et un audit de l’état de l’Union pour la rendre plus efficace et donc plus légitime » insiste-t-il.
Le second volet de Ramses 2025 décrypte trois principaux défis « le triangle des impuissances » : le Moyen-Orient et sa recomposition introuvable, les Etats-Unis avec leur puissance et leurs fragilités, l’Union européenne et son destin contrarié ?
Au Proche-Orient, la plaie béante continue de saigner, aucune puissance ne semble pouvoir maîtriser la tragédie sans fin du conflit israélo palestinien.Tous les aspects de ce conflit sensible sont traités par les auteurs de manière équilibrée avec les mots justes « Deux récits historiques, antagonistes s’affrontent dans un contexte d’effondrement émotionnel sans précédent » ; sont également analysées les approches régionales et mondiales pour tenter de résoudre un problème qui se complexifie d’année en année face à l’impuissance des multiples puissances. Les Etats-Unis sont hésitants, l’Union européenne est absente, la Russie est occupée par son conflit avec l’Ukraine et la Chine, un acteur lointain qui s’impliquerait seulement lorsque ses intérêts seraient en jeu. Au niveau régional : l’Iran, la Turquie, les pays du Golfe défendent leurs propres intérêts, leurs objectifs de recomposition marginalisent en réalité la question palestinienne et le conflit israélo-palestinien.
Le deuxième défi concerne les failles de la puissance américaine quoique demeurant prédominante dans les domaines technologique, financier, économique et militaire, ses échecs extérieurs alimentent cependant des doutes quant à ses redéploiements stratégiques. La société est de plus en plus divisée sur la hiérarchisation des espaces d’intervention (appui indéfectible à Israël, appui réel mais limité à l’Ukraine, questionnements de plus en plus préoccupants autour de son engagement dans l’Otan…), ajoutons à cela ses divisions sur des questions sociétales, wokisme, inégalités, drogue, bouillonnement universitaire…
Quant à l’Europe, elle est confrontée à de multiples défis : son identité, ses frontières, ses divisions internes, ses problèmes budgétaires, une compétitivité à rude épreuve. Néanmoins, elle arrive à s’adapter aux difficultés, soutenue par des atouts technologiques non négligeables, la bonne voie suivie par le pacte vert européen, la mise en place d’un cadre législatif et réglementaire pour l’industrie.
La synthèse formulée par Dominique David, conseiller du président de l’Ifri, rédacteur en chef de Politique étrangère sur le « triangle des impuissances » est éclairante à ce sujet.
« La scène internationale ne s’enferme pas dans ce triangle : un espace témoin d’ « un désordre international persistant enté sur les plus anciennes passions des hommes et l’impuissance de la régulation des puissants ; un empire toujours dominant mais incertain de son propre destin ; un Vieux Continent qui peine à ne pas symboliser l’épuisement du Vieux monde… Partout se lèvent de nouvelles forces, de nouvelles ambitions. La gouvernance du monde neuf semble lointaine, inatteignable. Une raison de plus, sans nul doute pour tenter de la penser, de l’ébaucher. »
En plus des thèmes sélectionnés, Ramses nous entraîne dans son troisième volet à faire le tour des pays, à nous renseigner sur les acteurs, les stratégies, les crises et les perspectives présentes. Pour accompagner et approfondir les analyses exposées, le rapport propose des repères utiles : une chronologie 2023-2024. Le monde en chiffres illustré de tableaux statistiques par région et pays ainsi qu’une cartographie originale.
Ramses 2025 est un ouvrage sérieux de référence. Son principal atout est de porter son focus sur les enjeux d’actualité avec une appréciable profondeur historique et un éclairage réaliste, visant à susciter des axes de réflexions sur des questions essentielles dans un contexte de fragmentation.
Katia Salamé-Hardy
RAMSES 2025. Entre puissances et impuissance
Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies –
Sous la direction de Thierry de Montbrial et Dominique David
Dunod/Ifri, septembre 2024, 38 € (Prix de lancement jusqu’au 31 Oct 27€)