Alberto Reguera (Segovia, 1961) est un artiste espagnol contemporain, vivant à Madrid, et marqué par la culture française. Son œuvre, polie par quatre décennies de recherche intérieure et d’échanges avec le monde, explore la relation entre l’espace, la matière et la profondeur visuelle. Il a accepté de répondre aux questions de François Vuillemin pour la Revue Politique et Parlementaire.
Alberto Reguera a connu un succès croissant. Dans son pays où son œuvre a été acquise par les Collections Royales Espagnoles, mais aussi en France où il a été dès 1995 lauréat de l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut de France, et aujourd’hui en Asie devenue une source permanente d’inspiration et d’épanouissement.
Sélectionné en 2019 pour la Huitième Biennale Internationale de Pékin, au National Art Museum of China, honoré en 2021 par une exposition personnelle au Thyssen-Bornemisza de Madrid et cette année par une exposition à l’University Museum and Art Gallery de Hong Kong, l’œuvre d’Alberto Reguera a été acquise par des collections internationales aussi célèbres que le Musée d’art Contemporain de la Ville de Madrid, la Zurich Financial Service Collection, le China Europe International Business School de Shanghai, les collections Delaunay à Paris, Brigitte et Jacques Gairard à Lyon, la H. Marc Moyens collection de Washington, la collection Juan March à Madrid, ou encore la collection Testimoni de La Caixa à Barcelone.
Cet échange de la Revue Politique et Parlementaire avec l’un des grands noms de la peinture contemporaine actuelle permet de mieux comprendre une œuvre, la trajectoire particulière de celui qui l’a créée et le regard posé sur le monde par un artiste plasticien dont l’attachement à la France et à la culture française irrigue la force créatrice.
La galerie Olivier Nouvellet (19, rue de Seine, Paris), lui consacrera du 17 au 28 octobre une exposition personnelle “Alberto Reguera : autour du rouge”.
François Vuillemin – Il n’y a pas de peintre qui n’ait subi une influence, quitte à s’en détacher par la suite. Chez Alberto Reguera quelle est l’influence initiale et jusqu’à quel point marque-t-elle encore aujourd’hui votre œuvre ?
Alberto Reguera – L’influence initiale est liée aux impacts visuels que j’ai connus durant mon enfance. Les magnifiques paysages de Tierra de Campos de Palencia – où j’ai étudié et passé mon adolescence – avec ses horizons immenses, ainsi que la magie de ma ville natale, Ségovie. Heureusement, cette première influence est restée une constante tout au long de mon parcours. Par exemple, ma peinture est étroitement liée aux textures et aux qualités de la matière que j’observais sur les façades des immeubles anciens de Ségovie. Les couches de couleurs qui se chevauchent dans mes peintures sont le résultat de l’observation dans mon enfance de ces strates qui recouvrent les murs de certains palais de cette ville, qui nous révèlent les premières couches.
Mais il y a une deuxième influence que je considère comme ma vraie école, je veux parler ici des musées.
Au début de ma carrière, les musées français ont eu une forte influence sur moi.
J’ai même suivi des cours de peinture à l’Ecole du Louvre. Je me souviens parfaitement de mes premières impressions au moment de la découverte des chefs-d’oeuvre d’artistes comme Olivier Debré, Hans Hartung, Jean Bazaine, Nicolas de Staël, Gérad Schneider, André Marfaing ou Jean-Paul Riopelle. Je pense aussi à Max Ernst, à Miró, à Fautrier… A cette époque, au milieu des années 80, j’ai découvert dans les musées parisiens des artistes avec qui je partageais mon univers, ainsi que mes objectifs esthétiques. Pour moi, ce fait là est très important. Il marque le chemin des années suivantes qui porteront leurs fruits avec des expositions en galeries parisiennes, au cours desquelles j’ai eu l’honneur de partager des cimaises justement avec certains de ces artistes que je continue d’admirer encore aujourd’hui.
François Vuillemin – Votre panthéon d’inspiration contemporaine est d’une grande richesse mais il est centré autour de peintres qui ont triomphé dans la seconde moitié du siècle passé. Vos sources d’inspiration sont d’ailleurs très pompidoliennes pour le dire comme ça. Est-ce que vous considérez que cette seconde moitié du XXe siècle n’a pu être égalée jusqu’ici en termes de création picturale ou est-ce que le moment que nous vivons manque d’artistes inspirant ?
Alberto Reguera – C’est vrai, je me sens plus identifié à ce moment d’émergence de l’abstraction lyrique française qu’au moment actuel. Mais en même temps, j’ai eu aussi la chance de constater que mon processus d’évolution picturale, qui repose sur une extension dans l’espace, a coïncidé avec l’expansion et le croisement des disciplines et des aspects de l’art actuel. Mes installations picturales, comme par exemple celles que j’ai réalisé il y a quelques années sur la Place du Louvre, ne sont plus accrochées au mur mais installées au sol.
Un autre exemple de l’harmonie de ma peinture avec l’art contemporain actuel est l’importance qu’y tient la notion de corps.
Dans mon cas, le corps est le pinceau qui se déplace dans les espaces remplis de public ainsi qu’autour de la toile lorsque je réalise mes performances picturales. Source d’inspiration ou coïncidence dans le temps, la vérité est que mon travail a évolué parallèlement à l’évolution même du concept de l’art contemporain.
François Vuillemin – La peinture flamande d’Aert van der Neer constitue un de vos paramètres d’inspiration, au point que vous avez intitulé votre exposition personnelle au Thyssen-Bornemisza de Madrid “Hommage à Aert van der Neer”. Or, Van der Neer était spécialiste des paysages d’hiver et des scènes nocturnes alors que votre œuvre est très lumineuse. Comment expliquer cette contradiction ?
Alberto Reguera – A mon humble avis, Aert van der Neer a peint des scènes nocturnes dans lesquelles la lumière était très présente, émergeant des couches les plus profondes du tableau. Alors, que faire pour interpréter, avec mon travail actuel, cette extraordinaire luminosité qui se détache de l’oeuvre du maître baroque hollandais ? Eh bien, utiliser la luminosité contenue dans les pigments purs que j’utilise régulièrement pour mon travail. Cela m’a permis aussi de créer une profondeur visuelle qui permet au spectateur de s’immerger entièrement dans le tableau.
François Vuillemin – La France, et Paris en particulier, occupent une grande part dans la vie et l’œuvre d’Alberto Reguera. En quoi la France et sa culture ont-elles nourri votre œuvre ?
Alberto Reguera – J’ai évoqué tout à l’heure quelques noms de l’abstraction lyrique française, un courant pictural des années cinquante en France qui a été déterminant dans la configuration du langage que j’ai créé avec mon travail des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Mais en même temps, j’admirais les poètes et les artistes avec lesquels j’ai travaillé plus tard, comme Andrée Chedid, avec qui j’ai collaboré à un catalogue d’exposition et qui m’a fait l’honneur et l’amitié de me dédier un poème inspiré de ma peinture.
Si je devais résumer ce que j’ai ressenti au cours de ces années au sujet de la France et de la culture française à mon égard et à l’égard de mon travail, je le résumerais en un seul mot : acceptation.
J’ai été accepté. C’est pour cette raison que j’ai toujours été très reconnaissant à l’égard des galeristes, des critiques d’art, des artistes et des collectionneurs français qui ont pris position en ma faveur au cours de ces années clés pour l’orientation de mon oeuvre et de ma carrière si on peut l’appeler ainsi.
En France, je me sens chez moi.
François Vuillemin – De façon plus concrète, l’écosystème culturel français d’aujourd’hui – le ministère de la Culture, les grandes villes, les musées, les fondations, le monde des galeries parisiennes – a-t-il toujours cette capacité d’attraction et de sélection des talents qui a fait sa réputation, notamment au XXe siècle en ce qui concerne les arts plastiques ?
Alberto Reguera – La France demeure sans aucun doute l’un, sinon le plus paradigmatique des pays qui ont continué à découvrir et accueillir des artistes aux projets inédits. Dotée d’une admirable capacité de discernement et d’une forteresse conceptuelle solide, en laissant les modes de côté, tout cela lui a permis de se renouveler, dans le domaine de l’art contemporain, tout en sachant combiner ces découvertes avec son histoire de l’art récente, au cours des deux derniers siècles.
Je crois donc que La France vit aujourd’hui un moment vigoureux par rapport à l’art contemporain.
6/ François Vuillemin – Autre pôle d’inspiration, l’Asie où vous êtes reconnu et célébré. Quel lien établissez-vous entre votre œuvre et l’Asie et comment le public chinois ou coréen reçoit-il la peinture d’Alberto Reguera ?
Alberto Reguera – Ma peinture a un côté très oriental, qui pourrait se matérialiser dans la figure esthétique du nuage. Le nuage est au cœur même de la peinture paysagiste. On le retrouve dans la peinture chinoise, par exemple. Les Chinois se fondaient sur un concept où le nuage servait d’intermédiaire entre la montagne et le ciel, d’abord par le vide, puis par le trait. Et ce vide finissait par être occupé par la condensation des gouttes d’eau sous la forme de montagnes. C’est la notion du shan shui (montagne-eau). Pour les peintres chinois, le nuage est une sorte de démiurge garant des équilibres et des harmonies à créer entre le haut et le bas.
De plus, le nuage est par nature éphémère et en mouvement constant. Chaque instant est unique parce que le nuage est en perpétuelle formation et transformation. C’est pourquoi le nuage est une allégorie du temps. En Occident, après les Hollandais, le nuage devient le protagoniste du paysage du XIXe siècle, des romantiques jusqu’aux impressionnistes. Songeons à ces compositions ascendantes qui donnent l’impression que le nuage cherche à s’échapper du cadre, à la représentation que ces peintres font des nuages, en séquence et selon des formats horizontaux et qui ne sont rien d’autre qu’un récit, mais le récit de la Nature.
C’est cela qui explique l’acceptation de mon travail en Asie. Je suis un peintre de nuages et d’atmosphères.
François Vuillemin – La création picturale devant le public et dans un laps de temps donné – ce que vous appelez une « performance picturale» – marque vos derniers passages à Paris avec « La Seine d’envole » réalisée à l’Institut Cervantes (https://www.youtube.com/watch?v=iQX6esmUyZU). Est-ce que le temps contraint et la pression du public ne constituent pas un obstacle majeur à la décantation lente, nécessaire à la création ?
Alberto Reguera : Ma dernière performance picturale à Paris a été pour moi une grande émotion. C’était une rencontre avec les gens de ce pays que j’aime, et des gens qui me soutiennent après mon absence d’expositions à Paris du fait de la pandémie.
Ce fut une belle expérience, comme celle que j’ai vécue au mois de mars au musée UMAG de Hong Kong, ou celles encore antérieures au Caire ou au Thyssen Bornemisza de Madrid. Lors de chacune de ces performances, j’ai ressenti que le temps n’existait pas et j’ai éprouvé un sentiment de grande liberté au moment de la création devant le public. Je me sens très à l’aise dans ce scénario où le regard du spectateur fait partie du résultat de l’oeuvre. D’ailleurs, la magie opère grâce à l’attitude interactive du public.
Sans bouger de sa chaise, le public m’insuffle son énergie de manière individuelle et collective à la fois.
De façon tout à fait naturelle, j’exprime ces sensations sur la toile, en étendant ma peinture pendant la représentation. Ce sont des moments de création uniques, inoubliables.
François Vuillemin – Votre atelier est à Madrid, et l’Espagne est une puissance culturelle qui célèbre Alberto Reguera dans ses plus grandes institutions muséales. Qu’est-ce qui rattache votre œuvre à l’Espagne ?
Alberto Reguera – D’un point de vue pictural, je crois que ce qui m’unit le plus à mon pays, ce sont mes racines castillanes liées à la notion de paysage, en premier lieu ceux de Castille, et que je transforme ensuite en un voyage intérieur avec ma peinture.
Je crois aussi que ce qui me relie à l’Espagne c’est mon entêtement, ou au moins ma persévérance, à insister sur l’Espagne comme le laboratoire et le centre d’où naissent mes projets. Tout comme je sème sur ma peinture, en lançant des pigments qui imprègnent la toile et qui nous permettent de voir un paysage lumineux, je découvre désormais des moments lumineux dans ma carrière et dans mon propre pays. Au final, j’ai l’impression d’y récolter ce que j’ai semé en silence, avec beaucoup de patience, et pendant des décennies.
François Vuillemin – La peinture italienne de la Renaissance, la peinture flamande du XVIIe, les grands musées américains contemporains sont des succès culturels mondiaux insérés dans des environnements économiques porteurs. Le marché de l’art d’aujourd’hui, le rôle des galeries en particulier, crée-t-il à vos yeux les conditions de cette splendeur ou à tout le moins de cet épanouissement culturel connue en d’autres époques ?
Alberto Reguera – J’observe que la tradition de culture des grandes villes est en pleine évolution mais aussi en expansion d’une certaine façon. Je suis reconnaissant en particulier aux municipalités, aux collectivités et aux administrations qui savent gérer, dans chaque contexte et situation qui leur sont propres, les concepts de divertissement et de culture. Ce n’est pas facile dans un monde où règnent l’instantanéité et la rapidité.
La consommation « Fast food » de certains messages culturels peut provoquer une indigestion qui nous empêche d’approfondir l’essentiel.
Au milieu de ce tourbillon, il n’est pas aisé pour les galeries de trouver leur place. Cependant, par analyse et par expérience, je suis convaincu que celles qui prennent le plus de risques et font des paris courageux sur le choix des artistes sont celles qui attireront un public avide de consommation de culture et d’esthétique. Ce sont donc celles qui réussiront non seulement à survivre mais à s’imposer.
François Vuillemin – L’émergence et la diffusion de l’intelligence artificielle modifient considérablement les conditions du travail, de la réflexion et des études. Est-ce que vous pensez que l’intelligence artificielle impactera aussi le monde de la création ? Est-ce que la sensibilité esthétique pourra demain être intégrée dans un processus créatif qui ne serait pas celui d’un homme mais d’une machine ?
Alberto Reguera – L’art contemporain vit déjà, à mes yeux, une grande mutation avec un spectateur qui assume un rôle nouveau et essentiel, en interagissant avec l’oeuvre, quitte même à la modifier dans certains cas.
Il est vrai que dans ce contexte de mutation, l’intelligence artificielle impacte aussi l’art contemporain. On trouvera des gens qui sauront en profiter, en jouer de manière créative, en y intégrant leur sensibilité esthétique. Et on trouvera aussi malheureusement des personnes qui utiliseront les ressources de l’intelligence artificielle comme un instrument commercial.
Ceci étant, je ne pense pas que l’intelligence artificielle, aussi raffinée soit-elle, puisse remplacer le processus créatif au point que celui-ci ne serait plus celui d’un Homme mais d’une machine.
La question essentielle est : comment transmettre, au travers d’une oeuvre d’art, un sentiment profond qui naît des plus profonds du coeur de l’artiste ? En ce qui me concerne, je préfère rester dans la créativité humaine en cherchant à transmettre des paysages intérieurs qui naissent eux mêmes de l’observation d’un paysage terrestre ou d’un moment inoubliable au niveau de mes sensations et que je veux transcrire sur la toile, avec mes mains et mon pinceau. Je crois que l’intelligence artificielle est assez éloignée de cette démarche.
Alberto Reguera
Artiste espagnol
https://www.albertoreguera.com
https://www.reguera-actualite.com
Propos recueillis par François Vuillemin