Les Rencontres Capitales, dont la Revue Politique et Parlementaire était partenaire en novembre 2021, avaient pour objet le thème de la réinvention. Qu’est-ce que se réinventer alors que la crise sanitaire n’en finit pas de perturber notre quotidien, de désorganiser nos sociétés, de nous faire douter parfois de la solidité de nos démocraties ? Nous avons voulu poursuivre le débat en conviant un certain nombre de contributeurs à s’interroger sur les suites de l’événement épidémique que nous traversons et sur les scénarios potentiels à venir : de la géopolitique à l’économie, des enjeux environnementaux aux problématiques numériques, de la question de la santé à celle de la technologie et de la société, de la problématique des libertés à l’avenir de l’Europe et sur bien d’autres thématiques encore, le dossier que nous proposons croise les regards, les analyses, les points de vue et délivre un panorama forcément contrasté à l’image d’un moment dont nous ne pouvons dire l’issue mais dont nous nous essayons à esquisser les linéaments futurs.
L’effort prospectif est complexe. Robin Degron interroge : qu’est-ce que la prospective et à quoi sert-elle ? L’auteur rappelle la créativité de cette entreprise intellectuelle après la Seconde Guerre mondiale et à laquelle l’hexagone de la reconstruction doit beaucoup. Mais il acte également la crise de celle-ci aujourd’hui, au risque désormais d’une sortie de l’histoire, de concert, pour l’Europe mais aussi pour la France. Évoquer l’avenir, c’est évidemment porter son regard sur ce qui constitue peut-être son plus puissant moteur pour le meilleur… et parfois le pire : la science et la technologie. Étienne Klein prévient : il faut demander à la science de répondre à des questions scientifiques. Si la connaissance a son chemin, son système de valeurs, elle ne peut néanmoins prétendre à être une « théorie du tout » et sa scientificité relève même de son « incomplétude ». Rejoignant Étienne Klein, Catherine Bréchignac confirme : « La science ne peut répondre à tout » ; il faut la distinguer de la philosophie, de la sociologie, de la politique, etc. Le vrai challenge consiste à la rendre accessible au moment où elle ne cesse de se complexifier. La science éclaire ; c’est sa vocation, et elle ne peut tout éclairer ; mais le moteur de la transformation est au-delà ou en deçà de l’entreprise de connaissance, même s’il en ressort ou participe, sans pour autant clarifier notre horizon. L’innovation s’est substituée au progrès, relève le philosophe Thierry Ménissier. L’algorithmie est l’une des figures de notre société. La lecture de La Boétie peut nous aider, selon notre contributeur, à décrypter ce qui se joue dans le monde nouveau où les facilités apparentes de la technologie renforcent des mécanismes de domination sans frein. Plus que jamais, la question de la liberté se pose et se reposera si nous ne parvenons pas à la réinventer pour mieux la défendre. Olivier Babeau lance également l’alerte : le standard d’autrefois pourrait devenir l’exception demain. Quel standard ? La liberté en effet, chèrement acquise, celle du libre-arbitre, celle de l’expression, celle de la politique mise à mal par la technologie d’un côté, l’idéologie de l’autre. 1984 rôde et nos servitudes sont le produit d’un troc, celui de nos libertés pour l’illusion d’un confort, l’évitement de la guerre contre les néo-totalitarismes d’une part, la consommation sans limite d’autre part, comme si l’esprit de 68 s’était réconcilié avec l’hyper-consumérisme. Pierre Meneton observe de son côté dans certaines occurrences sanitaires et sécuritaires les prolégomènes propices, à ses yeux, à l’installation d’une société de contrôle qui par ailleurs, sous couvert de protection, laisserait à découvert d’immenses zones de risques pour les populations. Forant plus loin dans l’utopie techniciste, Olivier Dard, en historien, retrace la genèse du transhumanisme, terme inventé par le biologiste Julian Huxley, repris à son compte par le premier directeur général de l’UNESCO, Jean Coutrot ; il développe aussi les débats que ce projet suscite pour l’horizon de l’humanité entre utopie et… cauchemar. Laurent Chrétien et Isabelle Djian explorent l’univers des métavers, ses potentialités diverses, en posant la question de savoir s’il s’agit de l’avenir de l’homme. À voir serions-nous tentés de répondre à leur vision délibérément optimiste… Olivier Houdé, professeur de psychologie, insiste pour sa part sur les recherches les plus sophistiquées et l’exploration du cerveau humain par les neurosciences cognitives. Il y dessine une hypothèse éducative à partir de l’activation du cortex préfrontal qui opère une fonction inhibitrice qu’il juge matriciel pour donner toute sa chance à la rationalité dans un monde qui ne l’est pas toujours…
L’éducation, justement, est la vallée où l’après se prépare et se profile. François Dubet réitère un constat : l’école est inégalitaire ; il en investigue les causes : un élitisme qui va aux élites d’abord, une massification, symbole apparent de démocratisation, qui surinfecte les logiques de ressentiment parmi les perdants. Le sociologue en appelle à réorienter notre regard sur la notion de mérite, trop figée à la seule sanction scolaire, à allouer les moyens aux forges que sont l’école primaire et le collège, en repensant la transmission et en y accordant plus d’attention au « faire ».
Science, technologie, éducation : le trépied qui fabrique la réinvention exige de repenser sur tous ces champs la maîtrise humaine.
Notre vocation est de tenir la barre afin que nullement nos destinées collectives nous échappent.
Sur les enjeux de la santé et de l’environnement, dont on mesure qu’ils sont les défis qui s’amoncellent comme des nuées incertaines, il faut, là aussi, s’interroger. Pour le premier d’entre eux, Frédéric Bizard questionne : « Après avoir construit le meilleur système de santé au XXe siècle, la France peut-elle construire le meilleur système de santé au XXIe siècle ? ». Toute la contribution de l’auteur nous incite à partir des triples transitions démographiques, technologiques et épidémiologiques à construire un nouveau modèle holistique dont il livre les lignes de force. L’ancien secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, Jean-François Bach, décrit comment le couplage immunologie/épidémiologie prépare le progrès des connaissances et des avancée thérapeutiques. Le défi environnemental, lui, est systémique : Bruno David confirme que le dualisme « nature versus humanité » est définitivement écarté ; la science, prolonge-t-il, nous aidera à affronter le pari de notre survie mais encore faut-il restaurer la parole scientifique à un moment où l’opinion ne cesse de la contester. Alors que les prix de l’énergie connaissent une hausse spectaculaire, Philippe Charlez présente des pistes de réflexion et d’action pour relever le défi de la transition énergétique. Mais pour l’expert énergéticien, une croissante verte reposant sur un mix centralisé 100 % renouvelables s’avère plus qu’utopique.
Pour autant, nonobstant une réalité qui épuise nos ressources, ne serait-ce pas un contre-sens que de considérer la finitude comme l’horizon exclusif de notre condition humaine post-moderne. Il existe des immensités encore à comprendre, à sauvegarder, à fructifier : Isabelle Sourbès Verger avec l’espace, François Houllier et Denis Lacroix avec les étendues océaniques visent large et juste lorsqu’ils dissèquent ces deux problématiques. La profondeur de l’histoire nous ferait oublier que l’avenir, en effet, est fécond de perspectives toutes aussi profondes, quand bien même seraient-elles inconnues. Les économistes participent également à l’aventure exploratrice ; leur horizon est sans doute plus immédiat, car l’urgence sanitaire a stressé indéniablement l’activité économique. Fort de sa grande expérience, Jacques de Larosière le pronostique : la réindustrialisation est une question vitale ; sauf à regarder passer le train de l’histoire. Les investissements porteurs de croissance et d’emplois devront être financés par l’épargne abondante dont nous sommes pourvus. Répondant aux interrogations affûtées de Jean-Yves Archer, Philippe Aghion enquête sur les déterminants de la croissance qui sont indissociables, si on le suit, du cycle qualitatif de l’innovation. Encore faut-il, nous dit le professeur au Collège de France, que les « rentes d’innovation » n’entravent pas l’arrivée de nouveaux entrants : « Réguler le capitalisme, observe- t-il, c’est d’abord gérer cette contradiction : il faut des rentes d’innovation pour motiver l’innovation, mais en même temps s’assurer qu’elles ne seront pas utilisées pour empêcher de nouvelles innovations ». Connaisseur avisé du terrain social, Raymond Soubie acte la dimension transformatrice portée par la crise sanitaire, mais il y voit en priorité un facteur d’accélération dont les germes sont antérieurs à cette dernière, notamment en raison du facteur technologique qui pousse à repenser notre organisation du travail, à détruire mais à créer aussi de nouveaux besoins, et sans doute aussi à conforter nos réponses aux priorités économiques de demain que seront une production décarbonnée, digitalisée, et favorisant de nouveaux modes de mobilité.
Tout se passe en fin de compte comme si l’histoire opérait un rembobinage en accéléré sous nos yeux.
Charles Zorgbibe scintigraphie une scène internationale où l’Occident ne semble plus avoir le monopole de l’avenir, même si la créativité n’a pas disparu de ce côté-ci. Texte fort, dense encore une fois qui objective une situation nouvelle : les héritiers occidentaux d’une certaine forme de stabilité ne le seraient plus désormais alors que les perturbateurs de la guerre froide d’hier sont ceux-là mêmes qui à ce stade offriraient les meilleures garanties à une forme d’équilibre ou de statu quo selon le point de vue d’où l’on parle. Reste évidemment à nous autres Européens à nous penser, projeter. L’effondrement de l’ordre de 1945 indique que l’Europe est à la croisée des chemins : « la décennie 2020, note Nicolas Baverez, sera décisive pour l’Union et décidera de sa transformation en pôle de puissance ou de son éclatement ». C’est à la réinvention de l’Europe qu’en appelle l’essayiste, reprenant à son compte le mot prononcé par Husserl sur « l’héroïsme de la raison » lors de sa célèbre conférence de 1935. Bernard Guetta, optimiste, prophétise l’émergence d’un troisième moment européen, après celui du marché et de la monnaie : ce moment est celui de « l’autonomie stratégique », notion chère au Président sortant Emmanuel Macron. Le trumpisme d’un côté, l’épidémie de l’autre auraient accéléré cette « épiphanie ». Le parlementaire européen n’en n’ignore pas néanmoins les menaces et autres incertitudes, mais il veut y croire. Élisabeth Guigou rejoint Bernard Guetta sur la résilience de l’Union européenne : « Chacune des dernières crises, observe l’ancienne ministre, aurait pu tuer l’UE. Cependant celle-ci est parvenue, chaque fois, à trouver des compromis nécessaires ». Pour autant, la prudence s’impose car la fin de la suspension du pacte de stabilité en décembre 2022 constituera à sa façon un nouveau moment de vérité qui devrait plaider en faveur de la voie d’une « Europe différenciée »… Quoiqu’il en soit la mondialisation est là : réalité indiscutable, tout à la fois menace et promesse, danger et opportunité. Mais encore devrions-nous la regarder en face sans biais idéologiques et telle qu’elle se présente. Peut-être que les convulsions provoquées par la trajectoire épidémique auront déciller certains regards. La philosophe Chantal Delsol nous enjoint à la lucidité réparatrice. La mondialisation n’est pas un universalisme, elle est un aplanissement des identités. Le projet est celui d’une doxa, l’inclusivité à marche forcée, qui scotomise les identités. C’est là le projet des élites occidentales, européennes, qui déracinerait, uniformiserait, indifférencierait. Ce christianisme hyper-sécularisé, sans transcendance, « représente un désir nocturne de retourner au chaos, de se fondre dans l’indéterminé ». N’est-ce pas là le sens de nos réinventions futures que de nous battre aussi contre ce chaos ?
Vincent Dupy, directeur de publication
Arnaud Benedetti, rédacteur en chef
Catherine Bréchignac, secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie des sciences