Le peu d’engouement des Français pour l’élection sénatoriale s’est confirmé ce dimanche 24 septembre 2023. Peu de mise en relief des enjeux sur le terrain local et médiatique alors pourtant que les 343 sièges de sénateurs étaient renouvelés pour moitié. Ce désintérêt des Français pour leur chambre haute est historiquement avéré au moins pour toute la cinquième République et pourtant ce scrutin 2023, de manière très originale, a offert des leçons quant aux futurs équilibres institutionnels et politiques.
I. Des élections de reconduction et de recomposition
Comme l’on pouvait s’y attendre, la tendance à la reconduction a été de nouveau prouvée ce 24 septembre. Sur 16 de sièges de sénateurs élus au scrutin majoritaire, 12 ont été reconduits tôt dans la journée. Cette « prime à l’ancienneté » n’est pas tant la conséquence du scrutin sénatorial que celle de la composition du corps électoral composé de grands électeurs locaux (on dit du Sénat qu’il est l’assemblée élue d’élus) eux-mêmes régulièrement reconduits. L’élection du 24 septembre rappelle en ce sens combien les équilibres locaux offrent une vie politique différente de celle vécue dans les scrutins nationaux à forte politisation et personnalisation. Gérard Larcher, qui préside le Sénat, se revendique lui-même d’une vie politique que l’on peut qualifier « de la botte », c’est-à-dire les pieds dans la boue des territoires.
Cette tendance à reconduire les sièges pose la question de la composition des organes dirigeants de la Haute assemblée dans la mesure où même si les équilibres ont peu changé (la nouvelle majorité étant toujours de centre-droit ou plutôt de droite centriste), le renouvellement des présidents de groupe reste toutefois en suspens, notamment à gauche et au titre de la Présidence même du Sénat. Reconduire ne signifie pas nécessairement recopier.
Autre enseignement majeur, le scrutin du 24 septembre a été marqué par une division des listes (PS dans le Nord, LR à Paris) qui a démontré que les grands électeurs n’étaient pas des électeurs « Playmobil » – pour reprendre le surnom donné aux députés de la majorité avec leurs solides consignes de vote de groupe – puisque de véritables surprises ont émaillé ce scrutin, à commencer par les Hauts de Seine où la dissidente LR est élue à seulement deux voix d’avance sur la candidate écologiste. La reconduction n’a pas épargné non plus au sénateur Alain Richard (ex PS devenu Macroniste) un véritable revers électoral.
On redécouvre à quel point le scrutin sénatorial est fait de cercles politiques concentriques : l’étiquette du grand électeur puis celle du sénateur devant ensuite se refléter dans celle d’un groupe parlementaire. Cette imparfaite rencontre de panels politiques en trois temps ouvre la voie à une rencontre dans une même élection de plusieurs susceptibilités politiques qui composeront une assemblée toute en nuance à laquelle on a tort de reprocher son manque de représentativité tant elle est moins « manichéenne » que l’Assemblée Nationale. La Haute assemblée pourra paraître depuis cette élection de septembre 2023 encore plus difficile à gouverner, comme on l’a dit de l’Assemblée nationale actuelle, ce qui est peut-être la seule similarité entre les deux assemblées. On espère que l’accent sera de ce fait mis sur l’importance de la « délibération » et du temps long au sein de la démocratie parlementaire pour accorder les sensibilités de divers bords ; démocratie délibérative que le Sénat se plaît de plus en plus à illustrer (si l’on en croit l’exemple de la réforme des retraites).
II. Des équilibres politiques à surveiller
Traditionnellement, les sénateurs sont élus en écho aux élections locales, elles-mêmes reflet de la recomposition de la vie politique. Les stratégies des partis pour embrasser la vie politique diffèrent toutefois et se reflètent à long terme dans les résultats du scrutin sénatorial. Citons en exemple l’absence de tradition locale au sein de la France insoumise qui explique son absence de représentativité au sein de la Haute assemblée. Le même argument s’applique au groupe Renaissance, anciennement République En Marche, qui n’a pas ou peu d’assises locales, ce qui s’est empiré au fil de la Macronie au fur et à mesure que le Président de la République ait perdu au sein du gouvernement l’appui de ses « éléphants » locaux (F. Bayrou, G. Collomb) au profit d’une garde rapprochée jeune et apolitique ou transfuge de partis anciens, nous y reviendrons.
Mais le rendez-vous électoral du 24 septembre n’est pas un rendez-vous manqué pour toutes les forces politiques, bien au contraire.
Lorsque l’on connait le poids de la chambre haute dans la procédure législative autant que dans le cadre de l’action gouvernementale et des politiques publiques (le Sénat actuel s’est particulièrement illustré à travers des commissions d’enquête très médiatiques), c’est-à-dire le triple rôle imparti au Parlement par l’article 24 de la Constitution, une percée d’un groupe parlementaire en son sein n’a pas qu’une portée honorifique.
A ce titre, l’entrée médiatique de Y. Jadot et celle de la benjamine d’Assemblée au sein du groupe écologiste prouvent que l’écologie « des territoires » a effectué une intéressante montée en puissance qui interroge la place de l’écologie politique au sein des équilibres de la gauche future – avec ou sans la NUPES. La gauche sans alliances inter-groupes a donc encore toute sa vigueur au sein de la Haute assemblée qui consacrera également – et c’est traditionnel – une place de choix au groupe communiste politiquement non absorbé par la France insoumise. Bien que sans NUPES, la gauche a joué le jeu des alliances locales et la stratégie a été payante, comme à Paris, pour conserver le plus de sièges dans un scrutin à la représentation proportionnelle (qui permet une plus grande représentativité des sensibilités politiques.
Le dépassement de la centaine de sénateurs de la gauche élargie est donc la démonstration d’une composition politique nouvelle qui ne fait pas de place à la France insoumise, bien que les résultats au sein des circonscriptions des listes dissidentes présentées par ledit parti ne soient pas négligeables. La question lancinante de la légitimité de cette vie politique locale impitoyable qui ne représente pas équitablement des partis pourtant solidement implantés dans le discours public pourrait de nouveau se poser, sauf à considérer qu’il est sain que des temps et des partis politiques différents s’expriment au sein de deux assemblées inégales (n’est-ce pas le but du bicamérisme ?).
La poussée du Rassemblement National est sûrement la plus importante tendance de ce scrutin. D’abord parce qu’elle signifie que le pari de la territorialisation du RN a été réussi dans ses nouveaux terrains d’élection du Nord mais surtout parce que ce parti est bien devenu un parti de gouvernement qui ne craint plus le pouvoir. Le temps du cordon sanitaire est révolu, les grands électeurs locaux assument leur sensibilité là où il y a encore quelques années Marine Le Pen craignait que l’affichage public de ses « parrainages » à la présidentielle ne dissuade les maires de France de lui accorder le précieux paraphe sous peine de les ostraciser (Cf. En ce sens, CC, Décision n° 2012-233 QPC du 21 février 2012, Mme Marine Le Pen [Publication du nom et de la qualité des citoyens élus habilités à présenter un candidat à l’élection présidentielle]). La question de l’affiliation de ces nouveaux sénateurs à un groupe « indépendant » ou Républicain offrira également un bel exemple de recomposition des droites ou d’alliance inter-partisane à suivre (cf. l’alliance des gauches dans le scrutin législatif espagnol).
Enfin, le parti Horizons, à travers le groupe des indépendants, réalise une belle implantation sénatoriale qui montre une progressive différenciation avec le parti présidentiel – la renaissance en commun mais sans la tendance à la table rase – démontrant ainsi que les coalitions majoritaires au sein de l’Assemblée nationale sous la Cinquième République n’ont pas d’écho au Sénat.
Cette analyse des résultats se conclura nécessairement par la leçon politique majeure à retenir, comme c’est très souvent le cas des élections de mi-mandat (les midterms aux Etats-unis), la défaite importante du parti majoritaire. L’échec de S. Backès qui laisse entrer au sein de la Haute assemblée le premier indépendantiste calédonien (véritable leçon dans une chambre de représentation des territoires alors que l’on discute d’une réforme de la décentralisation et que cet élu siègera sûrement au sein d’un groupe représentant également beaucoup d’élus de la Corse) est suffisamment marquante pour envoyer un signal défavorable. De même, la défaite de B. Bourguignon, en tant que figure du gouvernement (puisqu’ancienne ministre) souligne que le parti présidentiel n’a pas imprimé sa marque dans les territoires et évoque même une tendance (comme à Paris) à sortir les sortants affiliés à la majorité présidentielle.
L’élection a plutôt signé l’implantation d’une Haute Assemblée encore assez largement de « gauche », de « droite » et du « Centre », mais pas du « en même temps ».
La majorité présidentielle et législative n’est encore une fois pas la majorité sénatoriale (le mode de scrutin sénatorial favorise un Sénat à droite quelle que soit la majorité au pouvoir, faisant ainsi écho à l’image de « Sénat conservateur napoléonien » de la Haute assemblée).
Il sera néanmoins intéressant après cette élection de vérifier la conjonction d’alliances au sein de l’Assemblée Nationale qui ne correspond pas du tout à celle du Sénat et qui est encore différente du camaïeu de forces politiques au sein du Gouvernement, ce qui obligera plus que jamais à l’alliance « texte par texte » prônée par la Première ministre.
« Un partout, balle au centre » pourrait être la leçon de ce scrutin puisque c’est incontestablement le groupe union centriste mais également le groupe des indépendants, Renaissance et apparentés ainsi que la frange la plus au centre des Républicains qui gouverneront l’avenir de la démocratie parlementaire. La tendance très nette à se vouloir « indépendant » au sein de forces politiques mouvantes est à l’œuvre dans un Sénat d’inspiration centriste, éclaté entre des familles anciennes (MODEM) et nouvelles (Horizons) se voulant tantôt en faveur de la politique gouvernementale tantôt en défaveur de celle-ci. Les 50 nuances de LR auront également très vite à trouver un terrain d’entente au moment des premières épreuves de vérité – la discussion prochaine du projet de loi immigration et l’automne budgétaire – pour répondre à cette question majeure qui reste ouverte après le scrutin du 24 septembre 2023 : le Sénat est-il une chambre de relai de la majorité ou une chambre d’opposition ?
Anne-Charlène Bezzina
Constitutionnaliste
Maître de conférences à l’Université de Rouen