Faisons fi de tout suspense ici en répondant par l’affirmative, tout en ajoutant dans un même souffle que ce que n’est pas l’essentiel de notre analyse : il y a suffisamment de Mme Irma dans le monde des politologues pour ne pas céder à cette mode. Nous préférons apporter notre connaissance personnelle du continent américain, notre présence dans le monde des affaires aux USA, nos remontées du terrain, pour apporter une double vision. Elle consisterait à dire que si Trump peut parfaitement perdre cette élection, le trumpisme devrait lui survivre, en une victoire à la Pyrrhus pour l’autre camp. Par Sébastien Laye.
Biden a en effet de nombreux atouts pour l’emporter mardi. Beaucoup d’analystes français sont victimes d’un biais cognitif qui consiste à répéter ce qu’ils ont vu après coup en 2016 : aucun d’entre eux n’ayant vu la montée de Trump dans les dernières semaines avant l’élection, ils pensent inéluctable la répétition du même phénomène, la vengeance silencieuse des petits blancs en colère. Or la situation est bien différente en 2020 : Trump n’est plus l’outsider, il est le titulaire du poste contre lequel toutes les frustrations, et notamment dans le cadre de la crise pandémique, vont se cristalliser. Ma théorie, au-delà des élections américaines, est que si la vague populiste va se poursuivre au cours des prochaines années, il y aura aussi une grande colère contre tous les dirigeants n’ayant pas correctement géré la pandémie. Trump appartient à ceux-là et devra affronter en partie un vote sanction : dégager les sortants sera une vague mondiale au cours des prochains mois. On ne retrouve donc pas dans les derniers jours la dynamique positive qui a porté Trump en 2016 : pire, la pandémie, à peu près maitrisée dans les Etats bleus ou démocrates (New York, Californie, etc…) se déchaine actuellement dans les Etats rouges ou républicains. La veille du scrutin, Clinton n’avait plus que 3 % d’avance dans les sondages, et in fine gagnera en voix de 2 % seulement (mais en perdant les Grands électeurs). Dans les derniers jours, le resserrement en 2016 concerna les fameux swing states qui font toute la différence : quatre jours avant l’élection, cette année, on n’observe pas le même phénomène, ces Etats paraissent équilibrés, Trump pouvant gagner en Floride mais sans raz de marée annoncé sur l’ensemble des swing states. On notera d’ailleurs que durant les mois de campagne, l’écart Trump/Clinton avait beaucoup fluctué : si la remontée de Trump a surpris la plupart des sondeurs, à certaines étapes de la campagne ils étaient au coude à coude.
Cela n’a jamais été le cas pour Biden, rarement inquiété, et Trump a besoin d’un raz de marée en termes de mobilisation de son électorat pour l’emporter.
Le facteur le plus négatif pour Trump est bien sur la pandémie : objectivement mieux gérée qu’en France, elle a engendré tout de même, au-delà des décès, des cohortes de chômeurs et de faillites. Elle a mis à bas le bon bilan économique du candidat Trump en janvier, mais surtout ses déclarations sur la pandémie sont jugées peu sérieuses par la plupart des Américains. Son leadership s’en est trouvé affaibli, tant il n’a su trouver les mots pour rassembler ses concitoyens en ce moment difficile. Le Covid a exposé les failles du Président Trump et sapé son principal argument de réélection, le bilan économique : l’économie américaine se redresse certes, mais il manquera probablement un trimestre à Trump pour l’utiliser à des fins de réélections. Surtout, la Covid offre une échappatoire à un candidat peu enthousiasmant, Biden, qui, suivant les principes de l’Art de la Guerre de Sun Tzu, refuse de livrer combat face à un adversaire imprévisible. Cette stratégie de fuite, certes cynique, est probablement la meilleure pour capitaliser sur le « tout sauf Trump », éviter de s’exposer en faisant des gaffes, et s’en tenir à un discours simple mais rassembleur. Par ailleurs, si nul ne s’enthousiasme pour “Sleeping Joe”, peu le haïsse comme Hillary Clinton : il ne mobilise pas l’autre camp contre lui.
Est-ce à dire que le trumpisme sera jeté aux orties après cette élection ? Loin s’en faut.
Nous oublions souvent que les Etats-Unis constituent une entité complexe et hétérogène, mais surtout que Trump a habilement récupéré et capitalisé sur des tendances lourdes, certes initialement populaires dans la petite classe moyenne blanche, mais qui ont essaimé au-delà et qui sont appelées à lui survivre puisqu’il n’a fait que les expliciter.
La première est une conception de la nation américaine plus jacksonienne (patriote, réaliste et isolationniste) que wilsonienne (mondialiste, utopique et interventionniste), y compris contre les choix de l’Armée et de la technostructure de Washington. Ce sont bien des nouvelles masses de granit qui ramènent les USA à leur conception d’eux-mêmes, en tant que Nation, des débuts de leur République. Biden, plus interventionniste que Trump dans son approche des relations internationales, pourrait revenir à la – désastreuse – pratique de l’ère Obama au Moyen Orient, mais le vide laissé au point de vue opérationnel par le retrait américain ne peut pas être réoccupé rapidement sans un effort important : sera-ce là une priorité en plein redressement économique post-Covid ?
Le deuxième point a trait à la politique d’immigration : face au chômage, à la crise économique, comme en 2009 quand il est devenu Vice-président aux côtés d’Obama, Biden ne pourra pas relâcher massivement les vannes de l’immigration. La tradition d’accueil des talents, des spécialistes via les visas H1B, d’attribution de green card ou encore la formation des étudiants étrangers, forces séculaires de la nation américaine, reprendront certes mais l’opinion publique n’est pas prête à une politique laxiste en matière d’immigration illégale ou latino. Quelles que soient les pressions de son extrême gauche (qu’il a nettement défaite lors des primaires), Biden sera obligé de tenir une position centriste sur cette question.
Le troisième point a trait à la réindustrialisation et au protectionnisme : Biden est conscient que les Démocrates ont manqué leur rendez vous avec les classes populaires sous Obama. Dilettante à bien des égards, peu intéressé par l’économie, Obama n’a pas vu cette fracture qui a jeté les masses populaires dans les bras de Trump en 2016. Le Parti démocrate a dû abandonner sa vision sociale libérale ou élitiste forgée par Clinton dans les années 90 et aujourd’hui, sur ces questions, il n’y a même plus de différence entre Trump et Biden.
Enfin, quatrième point, le changement de paradigme dans le jeu des grandes puissances met désormais à l’honneur la rivalité américano-chinoise. Comme dans le fameux piège de Thucydide, la puissance américaine doit endiguer le rival chinois sans lui livrer une guerre directe. A cet égard, le troisième et le quatrième point sont convergents et convergent vers la défense des intérêts souverains de l’Amérique. Les discours de Biden montrent un leader opportuniste qui s’est converti au souverainisme trumpiste : seule différence, il n’inclut pas parmi ses alliés l’URSS, même si Trump lui-même n’a jamais réussi à inclure Poutine dans son combat anti-chinois.
C’est donc le changement dans la continuité qui devrait prévaloir avec cette élection
Un Tout Sauf Trump puissant et mobilisateur pourrait entrainer un changement de locataire à la Maison Blanche, mais une présidence unique (un mandat), de transition, de réconciliation, en période de crise, ne devrait pas marquer de rupture brutale avec l’ère Trump.
Sébastien Laye
Entrepreneur et chercheur associé en économie à l’Institut Thomas More