La politique et les institutions américaines sont un sujet que bien des Français peinent encore très largement à comprendre aujourd’hui, dans la mesure où beaucoup ne saisissent pas en quoi consista l’apport décisif des Pères fondateurs américains à la mise en place d’un système inédit de gouvernement, fondé sur le respect des droits naturels et inaliénables de l’individu. Pour Matthieu Creson, Ayn Rand est peut-être au XXe siècle celle qui a su le mieux comprendre et défendre la philosophie des fondateurs américains, laquelle, n’en déplaise aux tenants du prétendu « archaïsme » de la Constitution américaine, conserve toute sa force et son actualité. Relire Ayn Rand aujourd’hui, c’est donc non seulement redécouvrir d’un œil neuf ce qui fait toute la singularité de ce pays depuis ses origines, mais c’est aussi plus largement nous inciter à soutenir avec davantage de conviction la philosophie des droits de l’individu, tâche d’autant plus urgente pour un pays comme la France, dont les blocages persistants s’expliquent en grande partie par des excès toujours aussi palpables d’étatisme et de collectivisme.
Tout en étant son roman le plus célèbre, Atlas Shrugged (La Grève en français), publié en 1957, est, de tous les romans d’Ayn Rand, celui qui reflète le plus vigoureusement et le plus complètement les principales idées qui sont les siennes, en même temps qu’il constitue l’expression la plus aboutie de ce qu’on pourrait appeler l’utopie, ou plutôt, comme nous le verrons plus loin, les utopies randiennes. Il faut toutefois déjà souligner l’abîme séparant le traitement dont Ayn Rand fut l’objet de part et d’autre de l’Atlantique : tantôt révérée, adulée aux États-Unis telle une véritable prêtresse des idées libérales, et même libertariennes – quoiqu’elle récusât ce dernier terme pour son propre compte –, tantôt honnie pour l’individualisme1 farouche contenu dans sa philosophie « objectiviste », et qui imprègne toute son œuvre, elle reste une des plus grandes icônes littéraires et philosophiques du pays, Atlas ayant même été classé, d’après une enquête menée en 1991 par la bibliothèque du Congrès et le Book of the Month Club, « deuxième livre le plus influent pour les Américains aujourd’hui » juste après la Bible. Par contraste, l’auteure de La Grève demeure singulièrement méconnue en France, la première traduction officielle du roman en français n’ayant vu le jour qu’en 20112. Comment expliquer un tel contraste ? N’est-ce pas qu’Ayn Rand a su répondre à un certain nombre de besoins profonds partagés par nombre d’Américains, héritiers d’une certaine conception de l’individu, de la société et de l’État, et qui se trouve être au fondement même de leur civilisation ? Ayn Rand ne cachera du reste jamais son admiration profonde pour la société américaine telle que les Pères fondateurs l’avaient voulue à l’origine, voyant dans les intrusions grandissantes de l’État depuis lors – avec notamment la mise en place du Welfarestate – le dévoiement, voire la négation de cette même société.
L’ « utopie » randienne – si utopie il y a bien – consiste donc à vouloir renouer avec l’esprit qui présida à la rédaction de la Constitution des États-Unis, non pas par « réaction », mais plutôt parce qu’il s’agit là du seul « projet de société » réellement viable, qui puisse garantir le respect des droits de l’individu, et l’impossibilité pour qui que ce soit (les autres mais aussi soi-même) d’empiéter sur ces mêmes droits.
Si la notion d’ « utopie » a souvent servi au XXe siècle à qualifier l’utopie proprement socialiste, elle déborde en fait cette seule acception pour s’appliquer tout aussi bien au système inverse, le système libéral, essence même, nous dit Rand, de la civilisation américaine, qu’elle perçoit comme plus que jamais menacée à l’extérieur et minée de l’intérieur. Quel rapport y a-t-il entre La Grève et la notion d’utopie, et plus particulièrement l’utopie au XXe siècle ? Y a-t-il, dans La Grève, des emprunts faits aux grandes utopies littéraires et philosophiques du passé, et si oui lesquels ? Quels sont les procédés littéraires à l’œuvre dans La Grève qui sont caractéristiques du genre de l’utopie ? Peut-on enfin voir dans La Grève un roman foncièrement novateur dans l’histoire du genre utopique ? Autant de questions que nous allons tenter d’examiner.
La Grève : une « dystopie » narrative et philosophique
Les auteurs libéraux ont souvent tenté d’imaginer ce que deviendrait une société dans laquelle l’État aurait remplacé, pour l’ensemble des activités humaines, les acteurs de la société civile, notamment les individus choisissant librement de s’associer entre eux. Ainsi Taine écrit-il par exemple dans Les Origines de la France contemporaine (1875-1893) :
« Bien pis, non seulement dans ce domaine qui n’est pas le sien l’État travaille mal, grossièrement, avec plus de frais et moins de fruit que les corps spontanés, mais encore par le monopole légal qu’il s’attribue ou par la concurrence accablante qu’il exerce il tue ces corps naturels, ou il les paralyse, ou il les empêche de naître ; et voilà autant d’organes précieux qui, résorbés, atrophiés, ou avortés, manquent désormais au corps total. […] Bien pis encore, si ce régime dure et continue à les écraser, la communauté humaine perd la faculté de les reproduire : extirpés à fond, ils ne repoussent plus ; leur germe lui-même a péri. Les individus ne savent plus s’associer entre eux, coopérer de leur propre mouvement, par leur seule initiative, sans contrainte extérieure et supérieure, avec ensemble et longtemps, en vue d’un but défini, selon des formes régulières, sous des chefs librement choisis, franchement acceptés et fidèlement suivis. […] Désormais la collaboration spontanée, pacifique et fructueuse, telle qu’on la rencontre chez les peuples sains, est hors de leur portée ; ils sont atteints d’incapacité sociale et, par suite, d’incapacité politique. »3 Encore s’agit-il seulement ici, chez Taine, d’intuition prémonitoire ou de description anticipatrice, sans aucun recours de sa part dans ce texte, à aucun moment, au genre de la fiction. Reprenant et parachevant ce type de prospective pour le moins peu encourageante, le genre de la « dystopie », né au XXe siècle, fut particulièrement prisé par les libéraux, lesquels virent en lui le moyen privilégié pour mettre en lumière la manière dont les utopies dites collectivistes finiraient par sombrer dans une faillite particulièrement noire, et ce au regard même de la réalité qu’elles entendaient corriger ou remplacer.
En quoi peut-on dire de La Grève qu’elle est une dystopie ? Le contexte est celui des États-Unis des années 1940, mais selon une version exagérée et caricaturée à dessein par l’auteur : une Amérique largement collectivisée, d’où la libre concurrence a été extirpée au profit de la planification centralisatrice imposée par un État qui s’emploie à anéantir les ressorts de la société civile, et ce pour mieux s’y substituer. Dans ce monde dépeint et redouté par Rand, l’individu dépérit et cède donc le pas à la collectivité. Face à ces sombres perspectives, une poignée réduite de créateurs et d’entrepreneurs tentent de lutter pour maintenir en l’état leur activité – notamment Dagny Taggart, directrice de l’entreprise ferroviaire familiale, Hank Rearden, le découvreur d’un alliage révolutionnaire, et Ellis Wyatt, un des principaux créateurs du Colorado –, cependant que les autres « hommes de l’esprit », c’est-à-dire les créateurs et les entrepreneurs, disparaissent mystérieusement les uns après les autres. Nous verrons plus tard que le récit de la véritable « lutte » à l’œuvre dans La Grève porte moins sur ces innovateurs qui refusent d’entrer en grève, que sur les grévistes eux-mêmes, symboles selon Rand de la révolte des créateurs spoliés. L’instigateur de cette fuite de l’individu-créateur pour échapper à l’État-prédateur se révèle être un certain John Galt – la question liminaire « Who is John Galt ? » ponctuant d’ailleurs régulièrement et mystérieusement le récit, jusqu’à ce que l’identité de Galt ne soit révélée. Ingénieur en physique, auteur d’une découverte révolutionnaire en matière énergétique, Galt entreprend alors de saboter « le moteur du monde », comme pour pousser la logique de ses adversaires collectivistes jusqu’à son terme le plus complet, et ainsi dévoiler ce qui se passerait si leurs idées venaient à être fidèlement et entièrement traduites en actes.
Cette volonté de mettre en garde le lecteur contre un possible danger futur, on la retrouvera, par exemple, dans le genre de l’essai cette fois-ci et non plus de la fiction, chez Jean-François Revel. Revenant sur deux de ses livres, La Tentation totalitaire et Comment les démocraties finissent, Revel écrit dans son livre Le Regain démocratique (Paris, Fayard, 1992, p. 128) :
« Si [j’ai écrit] ces deux livres, c’est parce que je croyais possible, dans mes modestes limites, d’influencer l’opinion, de provoquer son retournement et de contribuer, avec et après bien d’autres, à la production d’un résultat opposé à celui que je redoutais. Je ne suis pas un écrivain contemplatif. Mes livres sont des livres de combat. Ils sont destinés à mettre en garde. Je tente d’empêcher que l’on tombe, justement, dans le péril vers lequel je crains, au moment où j’écris, que nous nous dirigions à grandes enjambées.4 »
Ainsi s’éclairent le recours à la dystopie chez Rand comme l’usage de la polémique chez Revel, à propos de laquelle celui-ci ajoute d’ailleurs – chose qui pourrait parfaitement correspondre à notre propos :
« [Le style polémique] place de façon abrupte le lecteur devant la conséquence possible la plus extrême d’une manière de voir, de penser ou d’agir. Le dévoilement soudain de cette conclusion virtuelle projette sa lumière sur des comportements qui, pris en eux-mêmes, paraissaient anodins. Il les fait émerger comme jalons dangereux conduisant à un épilogue funeste ou grotesque. Par là, il peut détourner de la mauvaise issue et changer le dénouement.5 »
Dans son recueil d’études intitulé De l’utopie, le philosophe Pierre Macherey écrit : « La contre-utopie […] dévoile la face cachée de l’utopie, c’est-à-dire qu’elle démasque les graves nuisances, des nuisances n’ayant rien de potentiel, qui pourraient bien être attachées à son idéal de perfection6 » ; la contre-utopie s’attache également à révéler au grand jour la menace « totalitaire » que renferme l’utopie, laquelle « annihile à l’avance toute initiative, toute possibilité d’écart ou d’innovation, obéissant par là à une logique de totale déshumanisation7 ». Ce propos s’applique parfaitement du reste au type de danger contre lequel Rand souhaite mettre en garde ses lecteurs : l’utopie collectiviste, qui s’incarne pleinement selon elle dans les États-Providence modernes, et qui tend à imposer aux personnes, qu’elles le veuillent ou non, un modèle unique de civilisation, dans lequel elles sont censées se fondre jusqu’au renoncement de soi ; ainsi l’individu finit-il par être dépouillé de toute consistance propre, de toute capacité à penser ou à agir autrement que par ou pour la collectivité. Qui plus est, l’utopie collectiviste contre laquelle est dirigée cette machine de guerre idéologico-narrative qu’est La Grève semble procéder, selon l’interprétation randienne, de cette « logique de déshumanisation », l’individu n’ayant dès lors plus d’autre vocation que celle de servir fidèlement l’idéal qu’il se voit imposer d’en haut. C’est ainsi que John Galt se retire finalement en un lieu secret, dans lequel il entraîne les « grévistes » qui se sont ralliés à sa cause, tous partageant les mêmes valeurs « objectivistes » de l’individualisme randien : c’est la Galt’s Gulch (le « fossé de Galt »), une communauté utopique de capitalistes vivant repliés sur eux-mêmes et coupés du monde réel, en un état de parfaite autarcie. Nous reviendrons plus loin sur cette utopie communautaire, mais bornons-nous déjà à constater que la dystopie que représente l’essentiel de La Grève renferme par ailleurs un prototype de société qui rassemble certaines des principales caractéristiques de l’utopie : critique fondamentale de la société existante et désir de lui opposer un « projet de société » radicalement autre ; constitution consécutive d’une communauté de gens partageant les mêmes valeurs et vivant à l’écart du reste de la société, en un endroit reclus et inconnu (quelque part au fin fond des montagnes du Colorado) ; portrait idyllique brossé de ce modèle de vie communautaire jugé pur et parfait ; enfin vision manichéenne sous-jacente voire explicite, établissant une fois pour toutes ce que sont le « bien » et le « mal ».
Une des choses qui frappent le plus parmi les procédés littéraires dont Rand fait usage dans La Grève est précisément son recours très fréquent au registre du manichéisme.
Selon la vision randienne, ces incarnations du Bien que seraient les entrepreneurs et les créateurs individuels (Dagny Taggart, Hank Rearden, Francesco d’Anconia et bien sûr John Galt) sont présentées comme étant constamment en butte à l’étatisme prédateur, spoliateur et redistributeur, archétype en sens inverse du Mal sur terre. D’ailleurs deux visions pourraient tout à fait s’affronter : la première, faisant des créateurs, des entrepreneurs et des capitalistes les oppresseursdu genre humain, et plus particulièrement de la classe laborieuse (c’est notamment la vision marxiste-léniniste), l’État jouant ici le rôle de régulateur, de correcteur des inégalités et des injustices ; et la deuxième, qu’expose et défend Ayn Rand, faisant au contraire des innovateurs la principale proie de l’État, lequel, par sa bureaucratie, ses excès de réglementation et de redistribution en tous genres, en viendrait à tarir cette source d’énergie première (cette « source vive » pour reprendre le titre français de son premier best-seller, The Fountainhead), condition sine qua non de l’épanouissement de tout individu, et, partant, de toute société : l’individualisme rationnel. Il y a donc chez Rand, au fondement même de La Grève, une conception des rapports de classes, mais inversée par rapport à la conception marxiste-léniniste, car ici « ce sont les pauvres qui exploitent les riches », comme le dit Gary Weiss, auteur du livre Ayn Rand Nation (2012), et non le contraire.
Permettons-nous ici une petite incursion dans l’histoire du cinéma, afin de mieux revenir en définitive à la fonction des personnages dans La Grève. En effet, la comparaison avec les héros fréquemment mis en scène par quelqu’un comme Robert Bresson dans ses films nous paraît riche d’enseignements. Les films de Bresson tendent à dépeindre un type de héros au caractère individualiste et nettement marqué, condamnés parfois et pour ainsi dire malgré eux à l’isolement ou la marginalisation. Ainsi en est-il par exemple de Michel, le personnage principal de Pickpocket (1959). Être solitaire, marginal, idéaliste et anticonformiste, on sent chez lui, tout au long du film, une inadaptation au monde tel qu’il est, un désir de fuir la société et l’ordre établi, un peu comme les héros randiens, du reste. Mais la comparaison s’arrête là : en effet, Michel ne résoudra cette question du décalage entre lui et la société qu’au moyen du vol et du parasitisme, lesquels sont légitimés par lui au nom d’une théorie du surhomme à laquelle il adhère, évoquant en cela Raskolnikov dans Crime et châtiment. Les deux héros revendiquent en effet, chacun pour leur propre compte, une certaine supériorité, et agissent en conséquence, au nom même de cette prétendue supériorité, en dehors du droit commun, foulant au pied la morale et la loi. Nous sommes donc ici dans une perspective radicalement opposée à celle qu’on trouve dans La Grève, dont les personnages, à commencer par John Galt, semblent être entièrement orientés vers la défense et la justification d’un type de société que le Michel de Pickpocket est, quant à lui, résolu à détruire.
Selon sa logique essentiellement manichéenne, Rand brosse dans La Grève les portraits de ses personnages de façon qu’ils tombent dans l’une ou l’autre des deux grandes catégories d’êtres humains qui, selon elle, existent : les créateurs individualistes et les spoliateurs collectivistes. Cette représentation du réel est évidemment reconstruite à dessein, conformément au système de pensée randien, dont un des ressorts fondamentaux est le conflit essentiel entre l’individu et la société. Tout, dans les romans d’Ayn Rand, semble être perçu à travers un certain nombre de mêmes prismes idéologiques, à commencer par celui de la « vertu d’égoïsme »(louée par Rand) et ce qu’on pourrait appeler, pour employer une formulation de type randien, la fausse vertu du sacrifice de soi au profit des autres (battue en brèche par elle). À propos des personnages d’Ayn Rand, Jerome Tuccille écrit dans It usually begins with Ayn Rand (1971) : « En construisant les personnages de ses livres, Rand décrivait invariablement les altruistes comme des hommes flasques aux regards sournois, peu musclés, et répondant à des noms comme Ellsworth Toohey – grand ennemi de Roarck dans The Fountainhead – ou Wesley Mouch ; les égoïstes étaient bien sûr grands et magnifiques, et leurs noms résonnaient avec la force de l’acier et du granite8 ».
Ce qui caractérise aussi le héros randien, c’est qu’il n’échoue jamais. Or le capitalisme réel est fait de succès comme il est fait aussi d’échecs.
Au moment où le roman s’achèvera sur fond d’apocalypse, John Galt – qui n’est pas sans rappeler ici un autre personnage de Rand, Howard Roark, lors de son procès dans la dernière partie de La Source Vive – en vient alors à interrompre les programmes radiophoniques pour se lancer dans une allocution fleuve, préfigurant mot pour mot l’ « objectivisme » randien. L’État finissant par céder aux revendications de Galt, celui-ci met un terme à la grève des innovateurs, lesquels peuvent dès lors revenir à leur vie « normale » dans le monde réel. « La voie est libre », dit John Galt, « nous voici de retour au monde. » Ainsi les derniers mots du roman sont-ils : « Il leva la main et, dans l’air, au-dessus d’une terre dévastée, traça le signe du dollar »9 ; le retour des grévistes sous la conduite de Galt est donc présenté comme le prélude à l’avènement d’un « avenir radieux », autre caractéristique que l’on retrouve typiquement dans la littérature utopiste fondée sur l’édification d’un « projet de société ».
Matthieu Creson
Enseignant, chercheur (en histoire de l’art), diplômé en lettres, en philosophie et en commerce
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* Parler d’ « utopie libérale » peut à première vue sembler contradictoire, dans la mesure où les libéraux ont souvent dénoncé chez les socialistes la tendance à vouloir construire une idéologie prétendument parfaite, ayant vocation à être plaquée de l’extérieur sur le réel. Or, ainsi que nous le verrons, Friedrich Hayek a pour sa part appelé de ses vœux à la constitution d’une « utopie libérale », qui serait un « véritable radicalisme libéral ». (Cité dans Alain Laurent et Vincent Valentin, Les Penseurs libéraux, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 893.) Jean-François Revel a souvent insisté dans ses livres et ses articles sur le fait que le libéralisme n’était pas le socialisme à l’envers, signifiant par là que le libéralisme n’était pas, contrairement au socialisme, une utopie. Les approches de Hayek et de Revel ne sont toutefois pas incompatibles : comme le disait en effet Revel dans le livre d’entretiens avec Matthieu Ricard : « La déviation socialiste ne doit pas nous faire croire que nous devons abandonner l’hypothèse de la construction de la société juste. L’écroulement des systèmes totalitaires ne doit pas nous détourner de penser qu’une certaine dimension de la justice passe par la construction d’une société mondiale juste » (Jean-François Revel et Matthieu Ricard, Le Moine et le Philosophe, Paris, Pocket, p. 242). Ainsi donc, lorsque nous parlerons ici d’ « utopie libérale » dans le cas de La Grève d’Ayn Rand, nous entendrons cette expression entre autres au sens de la construction d’une société fondée sur davantage de justice et de prospérité.
- Pour bien mesurer en quoi, même pour des écrivains rangés dans la tradition libérale, les termes d’ « individualisme », et plus encore d’ « égoïsme », ont pu être vus avec la plus grande suspicion, voire carrément réprouvés, il n’est que de citer par exemple Tocqueville, lequel écrit, dans le chapitre intitulé « De l’individualisme dans les pays démocratiques », au second tome de la Démocratie en Amérique : « L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout. » « L’égoïsme dessèche le germe de toutes les vertus », écrit-il par ailleurs. « Dans les sociétés démocratiques », soutient-il également, « chaque citoyen est habituellement occupé par la contemplation d’un objet très mesquin, qui est lui-même. » ↩
- Ayn Rand, La Grève, Paris, Les Belles Lettres – Fondation Andrew Lessman, 2011. ↩
- Hyppolite Taine, Les Origines de la France contemporaine, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1986, p. 452-453. ↩
- Jean-François Revel, Le Regain démocratique, Paris, Fayard, 1992, p. 128. ↩
- Ibid., p. 129. ↩
- Pierre Macherey, De l’Utopie !, De l’Incidence Éditeur, Saint-Vincent-de-Mercuze, 2011, p. 88. ↩
- Ibid. ↩
- Jerome Tuccille, It usually begins with Ayn Rand, San Francisco, Fox & Wilkes, 1972, p.30. ↩
- Ayn Rand, La Grève, op. cit., p. 1165. ↩