C’est un livre vif, qui fuse comme un projectile. Le décor y est planté : celui du Berlin de l’après Première Guerre mondiale, de cette République de Weimar que des démocrates ont installée dans le fracas d’un monde qui s’effondre, d’une Allemagne blessée, mais ouverte pour la première fois au libéralisme dans ce qu’il a de politique d’abord, d’humaniste ensuite, de culturelle enfin. C’est cette accélération de l’histoire de dix années que raconte dans un style vibrant l’historien des idées, notre ami Alexis Lacroix, par ailleurs directeur de l’hebdomadaire franco-Israélien Actualité juive. A la fois réflexion et récit, l’ouvrage y décrit la gestation du mal alors que les esprits les plus lucides et incandescents de l’époque assistent impuissants au naufrage républicain. Un texte essentiel pour comprendre comment les démocraties finissent et dont la Revue politique et parlementaire est heureuse d’offrir en avant-première à ces lecteurs les premières bonnes feuilles.
La course à l’abîme vers le national-socialisme commença tôt, très tôt, en Allemagne, dès le lendemain de l’instauration de la république, en 1919. Dans Le monde d’hier, ses mémoires, achevées pendant son exil brésilien où il croisera Georges Bernanos, Stefan Zweig est revenu sur un événement à valeur prémonitoire, une secousse d’ultra-violence qui lui a révélé de façon précoce que, quatre ans après l’armistice de 1918, « sous sa surface apparemment pacifiée, notre Europe était pleine de dangereux courants ».
Cet événement-monstre, ce fut l’assassinat de Walter Rathenau, le ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar.
Zweig en parle comme de « l’épisode tragique qui marque le début du malheur de l’Allemagne, du malheur de l’Europe ».
Juin 1922 : Rathenau, l’âme de Weimar assassinée
Walter Rathenau était un homme doué de qualités exceptionnelles, un pur représentant des élites weimariennes démocrates et libérales, animées par l’Aufklärung et mues par l’Humanität (l’idéal humaniste), passionnément attachées de surcroît au premier État de droit qu’ait connu l’Allemagne : « Ses paroles se souvient encore Zweig, coulaient comme s’il avait lu un texte écrit sur une feuille invisible, et il donnait cependant à chacune de ses phrases une forme si accomplie et si claire que sa conversation, sténographiée, aurait constitué un exposé parfaitement propre à être imprimé tel quel ». Zweig poursuit : « Il y avait dans sa pensée je ne sais quoi de transparent comme le verre, et par là-même d’insubstantiel ». De là cet aveu troublant du mémorialiste, dont chacun connaît l’hypersensibilité et l’acuité psychologique : « J’ai rarement éprouvé plus fortement que chez lui la tragédie de l’homme juif qui, avec toutes les apparences de la supériorité, est plein de trouble et d’incertitude ».
Rathenau, devenu responsable de la diplomatie allemande au tout début de l’année 1922, avait à ce titre négocié le traité de Rapallo avec deux émissaires soviétiques, Christian Rakovsky et Adolf Joffe : cet accord, d’un grand bénéfice pour Weimar, effaçait la dette de guerre tout en permettant au jeune régime démocratique de contourner les stipulations du traité de paix. Et pourtant… Cela n’empêcha pas le chœur de ses détracteurs de livrer Rathenau à l’hostilité inapaisable, au pilonnage violent, à cet interminable décri tissé d’injures et de menaces – « salaud de cochon de juif » (Judenschwein), « Walter Rathenau au poteau » – jailli du cœur des extrêmes, gauche radicale et droite dure unies, pour l’occasion, dans une véhémence homicide, et qui s’abattra sur cet homme désarmé jusqu’à son dernier souffle.
(…)
L’organisation Consul groupuscule proto-nazi d’activistes auquel appartient Ernst von Salomon, planifie l’assassinat du jeune ministre.
Leur but ? Déstabiliser et, partant, accélérer la chute du gouvernement honni ; plonger, autrement dit, l’Allemagne dans un chaos pré-révolutionnaire.
Consul passe à l’acte le 24 juin 1922 à l’angle de la Königsallee dans le quartier de Grünewald. Un cabriolet conduit par Ernst Werner Teschow, photographe de son état, avec deux passagers à son bord vêtus de manteaux de cuir et dissimulés sous des capuches, s’approche de la voiture de Rathenau. A l’arme automatique, ses assassins blessent grièvement le ministre au menton, à la moelle épinière et au pied. Il mourra sans tarder.
Arrêté pour complicité d’assassinat, Von Salomon, déjà une figure majeure de la révolution conservatrice anti-weimarienne, aura beau plaider lors de son procès l’absence de mobile antisémite et réitérer ce point à Ernst Jünger, le fait est là : ni lui ni ses comparses n’avaient assurément choisi leur victime par hasard, ou simplement parce qu’elle incarnait ce qu’ils déclaraient abhorrer, c’est-à-dire l’ « impuissance », et la « résignation » face aux clauses contraignantes du Traité de Versailles. (…)
Dès le lendemain de l’assassinat du ministre, le chancelier, Joseph Wirth, monta à la tribune du Reichstag et laissa percer, tout ensemble, sa détermination et sa gravité : « Voilà l’ennemi qui instille son poison dans les blessures de notre peuple (…) Pas de doute : cet ennemi est à droite ! ». L’historien Johann Chapoutot rappelle que Wirth, sous le choc de l’assassinat de Rathenau, a pris également l’initiative d’une « loi de protection de la République », votée dès juillet, destinée à poursuivre les auteurs d’activités anticonstitutionnelles.
« L’étoffe de la tragédie »
Quintessence des élites weimariennes, Rathenau, dans cette Allemagne tout juste advenue à la démocratie, était aussi, par delà les clivages idéologiques et politiques, un symbole de brillance intellectuelle et d’exigence éthique. Ce fils d’un industriel couvert de succès incarnait le meilleur de la culture germanique, une forme d’ « aristocratie de la conscience », pour reprendre une formule du grand rabbin d’Allemagne, Léo Baeck. Sebastian Haffner a raconté que sa compagnie donnait le sentiment d’être en présence d’un « grand homme ». Zweig, nous l’avons vu, ne dit pas autre chose. Robert Musil en a même fait un personnage – Arnheim – de L’Homme sans qualités. Rathenau aimait à définir la jeune république démocratique comme une « Einheit von Staat und Kultur », « une unité de l’État et de la culture ».
A l’évidence, cet intellectuel devenu responsable public, puis homme d’État, forme une variante germanique de ces « Juifs d’État » dépeints avec talent par l’historien Pierre Birnbaum et qui, par dévouement à l’universalité de la superstructure étatique, ont incarné la IIIe République avec passion. Il était, aussi, comme tant d’autres Allemands d’alors, un modèle de ce que Jean-Claude Milner a appelé « le Juif de savoir ». Comme Benjamin Disraeli, enfin, dans l’Angleterre victorienne, cet héritier d’un empire industriel, avec ses talents profus, ses douleurs intimes et son identification secrète à la souffrance du Christ, a manifesté, tout au long de sa vie tumultueuse, un souci constant et absolument sincère d’améliorer le monde, de le réparer, un souci qui a frappé l’historienne israélienne Shulamit Volkov. Un souci du tikoun olam, indissociable dans son cas, comme le suggère sa biographe, d’une neshama incandescente et inquiète. D’une âme d’artiste, vrillée par mille tortures sacrificielles, et bien plus attachée qu’on ne l’a dit à ce que Bernard-Henri Lévy a nommé, dans un livre éponyme, « l’Esprit du judaïsme ».
Le tirillement culturel entre « Gesellschaft » et « Gemeinschaft »
Weimar fut, par excellence, le théâtre, admirablement campé par l’historien américain Walter Laqueur, d’un affrontement axiologique, ou, pour reprendre les termes de Jean Solchany, d’une « segmentation culturelle ». D’un choc de conceptions du monde.
Weimar, oui, fut le Kampfplatz, le terrain d’affrontement, d’un intense clash civilisationnel, bien plus paroxystique que dans le Paris ou le Londres de la même époque, entre modernité et réaction – entre percée vers la Gesellschaft et rétraction sur la Gemeinschaft.
Mais aussi entre avant-gardisme militant et réaction antimoderne. La gauche critique, en son essence frondeuse contre le parlementarisme bourgeois, applaudissait aux saillies parfois injustes d’un Kurt Tucholsky ou d’un Ernst Toller contre le personnel politique républicain, tandis que, sur les planches berlinoises, peaufinant leurs effets de distanciation (Verfremdungseffekte), Bertold Brecht et Erwin Piscator scénographiaient l’appétit pour un changement sans nuances. Oserai-je l’avouer ? Depuis mes années de lycée, j’ai toujours peu goûté la cruauté ricaneuse de Brecht, sanglé dans ses fracs de cuir usé et son Materialismus peu dégrossi, contre la république démocratique. J’aimais moins Weimar qu’aujourd’hui, mais je pressentais, déjà, que cette radicalité show off et surévaluée ouvrait une brèche à la canaille.
Brecht gouroutisait alors tous les adorateurs de Moscou, et l’esprit du temps s’enivrait, à sa suite, de tables rases, pas seulement dramaturgiques d’ailleurs : la remise en cause de la continuité culturelle gagnait tous les arts, y compris le Bauhaus, sous la houlette du génial Walter Gropius qui déconstruisit en quelques années tous les canons de l’architecture, en gagnant une aura et une postérité internationales sans précédent. Mais, face au désir fervent de liberté se dressa aussitôt l’autre Allemagne, celle qui tenait pour la substantialité de la tradition, et qui n’attendit pas les nazis pour qualifier les recherches formelles les plus audacieuses de « dégénérées » (entartet).
(…) Les cabrioles de la réacosphère
Puis, au tournant des années vingt, après l’installation de la république, les agitateurs droitards ont repris et rouvert le « combat culturel » (Kulturkampf). Par un tour de passe-passe rhétorique dont la France de 2022 offre le spectacle quotidien et stipendié par des groupes de médias entiers, ces pessimistes culturels (Kulturpessimisten) ont pris l’habitude de s’ériger en représentants de la majorité « bâillonnée » et du « vrai peuple » censément « interdit » d’accès à la parole publique quand il n’était pas tout bonnement « trahi » par ses représentants au Reichstag.
(….)
Blême automne
Octobre 1929. C’est un blême automne qui tombe sur Berlin, se remémore Sebastian Haffner – une saison venteuse où, avec le déclin rapide de la lumière, le froid finit par vous transir jusqu’à l’âme. Le chancelier Stresemann, quintessence du libéralisme weimarien, qui servait également comme chef de la diplomatie et chef du gouvernement, se meurt, le 3, chez lui, au terme d’une « journée éprouvante ».
Tout, dès lors, s’accélère.
« Quelque chose d’oppressant dans l’air », note Haffner. « Paroles de haine sur les colonnes Morris ; pour la première fois dans les rues, des uniformes couleurs d’excréments surmontés de visages déplaisants ; les pétarades et les sifflements d’une musique inconnue, suraiguë et vulgaire ». Stresemann évanoui, l’auteur d’Histoire d’un Allemand prend brutalement conscience de l’ultra-vulnérabilité de la république car un rempart placide contre la barbarie est tombé : « Qui, maintenant, dompterait les fauves ? » Les « fauves », en cette année décisive, s’étaient déjà répandus partout, sous les traits d’un nationalisme convulsé qui gagnait peu à peu les esprits, les fâchant avec la tempérance démocratique.
(…)
Contrairement à Spengler et à sa Décadence de l’Occident, Möller van den Bruck, tendu vers un idéal de restauration, se montre étranger à tout fatalisme. Le Reich, affirme-t-il, peut être ressuscité. Il suffit de le vouloir. De là l’invention d’une sorte de « nouveau réalisme politique qui n’a rien de commun avec celui de l’époque bismarckienne ». Consacrée par la participation de l’auteur à la revue Die Tat, l’œuvre de Möller van den Bruck, écrite à la lumière de la guerre et de la défaite, apparaît comme « un premier centre de cristallisation dans la fermentation confuse qui a précédé de quelques années le triomphe de Hitler ». À bien des égards, son auteur « assure la transition entre la République en décadence et le national-socialisme ». L’Allemagne ne peut selon lui « gagner sa Révolution » qu’en retrouvant le chiffre de sa tradition et de son destin – en se retrempant dans l’intemporalité de sa tradition populaire, de son Volkstum.
Un complot des loges ?
La cible se précise chaque jour davantage.
C’est l’Europe des Lumières. Celle de Kant bien sûr. De Locke. De Montesquieu, aussi. De Lessing ; de Schiller ; de Goethe – la triade des Aufklärer.
Celle, bien sûr, de Heinrich Heine, dont des autodafés, aux quatre coins du pays, feront bientôt se consumer les poèmes. (…) Au cœur du réquisitoire de Möller van den Bruck à l’encontre d’une France « vaniteuse » et d’une Angleterre « utilitariste », il y a la centralité supposée de la franc-maçonnerie, et le rôle exorbitant que l’auteur lui attribue dans le façonnement historique de ces deux nations rivales de l’Allemagne, depuis le siècle des Lumières.
Amplification ? En tout cas, Möller van den Bruck dépeint l’écheveau européen des loges initiatiques comme un filet aux mailles serrées qui, artificieusement construit dans l’Occident et exporté vers l’extrême Occident américain, finit par prendre le monde entier dans ses rets. À l’en croire, ce sont aussi les sociétés philosophiques d’avant 1914 qui ont ourdi l’encerclement du Reich allemand ; et ce sont encore les hommes à tablier qui ont conféré au Traité de Versailles son tranchant de rigueur mortelle.
La maçonnerie, Möller n’en démord pas, est partout, tapie « derrière » toutes les révolutions des Temps modernes. Elle téléguide le glissement généralisé vers le libéralisme politique.
(….)
Dès les premiers mois d’existence de la République de Weimar, le philosophe Carl Schmitt est monomaniaque : il souhaite administrer la preuve que le régime libéral constitutionnel, avec sa « décision fondamentale en faveur de la démocratie parlementaire » trahit… l’objectif de la « vraie » démocratie. Bigre !
Schmitt en haine du « juste milieu »
C’est, en effet, en feignant d’adhérer aux thèses libérales que le théoricien de la distinction ami/ennemi veut démontrer les inconséquences du régime. La bourgeoisie libérale serait, par excellence, la force politique du compromis et du « juste milieu » : elle chercherait invariablement à tracer un goldener Mittelweg, une « voie médiane ». Schmitt est supérieurement intelligent : il a compris que la notion de « juste milieu », indissociable d’un effort de tempérance du cœur et de l’esprit, traverse toute la modernité politique, en un écho avec le philosophème hébraïque et plus précisément cabbalistique d’émtsa, de milieu – le pivot de l’onto-théologie du Maharal de Prague par exemple, comme l’a rappelé André Neher dans son magistral Puits de l’Exil. Neher écrit à ce sujet : « La notion de milieu fête, avec le Maharal, une véritable résurrection. […] »
Que comprendre par là ? Que, contre les fanatismes, religieux, idéologiques ou politiques, qui forment toujours pour le Maharal l’indice d’une perte de ce « milieu », l’élancement de la philosophie républicaine moderne vers le « juste milieu », autrement dit vers cet émtsa des cabbalistes, fonde aussi, à l’aube de la modernité, la prédilection marquée de la bourgeoisie libérale, si manifeste dans L’Esprit des lois de Montesquieu, et diffusée des Pays-Bas de Guillaume d’Orange à l’Italie du Risorgimento, pour les constructions mixtes et les systèmes de check and balances où le pouvoir «balance», équilibre (ausgleichen) le pouvoir.
La IIIe République, once again, en a évidemment fourni l’épure exemplaire.
Ancêtre des « démocraties illibérales »
Schmitt, sur ce point, ne délire pas : entre, d’une part, le rejet métapolitique de l’extrémisme et la défiance à l’endroit du jusqu’au-boutisme comminatoire que des imbéciles ont voulu réhabiliter dans le maoïsme français, et, d’autre part, les réalisations récentes des démocraties parlementaires, il y a plus qu’un lien d’affinité : un lien de causalité. D’où le postulat définitivement antirépublicain de Schmitt : celui de l’incompatibilité radicale entre cette pensée du « juste milieu » et la « véritable » démocratie. Schmitt est le précurseur de ce que nous appelons aujourd’hui les « démocraties illibérales », dont l’ex-dissident hongrois Viktor Orban, en supprimant les contre-pouvoirs, en soumettant le parlement et en muselant la presse, s’est fait le chantre et le propagandiste, tout en redirigeant la hargne des foules vers des cibles commodes comme le philanthrope « mondialiste » Georges Soros, avant que le président de la Russie, Vladimir Poutine, lui vole dans une abjection sidérante la palme de l’avant-gardisme despotique en lançant, en février 2022, une guerre de conquête impériale et sanglante contre l’Ukraine démocratique.
La République assassinée, Weimar, 1922, d’Alexis Lacroix
Cerf, 136 p.
En librairie le 19 mai