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dans Culture

« La Grève » d’Ayn Rand : une « dystopie » narrative et philosophique au service d’une utopie* libérale ?

Seconde partie

ParMatthieu Creson
26 août 2022
« La Grève » d’Ayn Rand : une « dystopie » narrative et philosophique au service d’une utopie* libérale ?

La politique et les institutions américaines sont un sujet que bien des Français peinent encore très largement à comprendre aujourd’hui, dans la mesure où beaucoup ne saisissent pas en quoi consista l’apport décisif des Pères fondateurs américains à la mise en place d’un système inédit de gouvernement, fondé sur le respect des droits naturels et inaliénables de l’individu. Pour Matthieu Creson, Ayn Rand est peut-être au XXe siècle celle qui a su le mieux comprendre et défendre la philosophie des fondateurs américains, laquelle, n’en déplaise aux tenants du prétendu « archaïsme » de la Constitution américaine, conserve toute sa force et son actualité. Relire Ayn Rand aujourd’hui, c’est donc non seulement redécouvrir d’un œil neuf ce qui fait toute la singularité de ce pays depuis ses origines, mais c’est aussi plus largement nous inciter à soutenir avec davantage de conviction la philosophie des droits de l’individu, tâche d’autant plus urgente pour un pays comme la France, dont les blocages persistants s’expliquent en grande partie par des excès toujours aussi palpables d’étatisme et de collectivisme.

Les utopies randiennes dans La Grève

Première utopie randienne : le capitalisme de « laissez-faire » encadré par l’État minimum

Parmi les traits les plus marquants de La Grève, on trouve donc notamment ceux-ci : opposition manichéenne entre deux groupes symbolisant respectivement le Bien et le Mal ; reconstruction du réel pour le faire cadrer avec l’horizon voulu ; lutte entre deux conceptions de la civilisation présentées comme radicalement antinomiques et irréconciliables ; volonté de la part d’un de ces groupes (les créateurs) de faire prévaloir sa vision du monde, son système de pensée et son mode de vie, et de les imposer (chez Rand, soulignons-le, de façon non violente, et seulement par le recours à la « grève » qui est en même temps une fuite hors de la société en tant que moyen d’action et de lutte contre l’ordre établi) à la société tout entière ; enfin dimension épique du récit et projection idyllique vers des lendemains qui chantent.

Dans son ouvrage La Pensée libertarienne1, Sébastien Caré a judicieusement cerné dans La Grève la présence de deux utopies différentes, qu’il nomme respectivement « utopie formelle réaliste » et « utopie substantielle idéale ». La première de ces deux utopies consiste dans ce que Rand appelle le « capitalisme de laissez-faire » (par opposition au « crony capitalism » ou « capitalisme de connivence » avec l’Etat, qu’elle pourfend radicalement), encadré par un État minimum limité à ses seules fonctions régaliennes. Rand rejette ainsi l’utopie anarcho-capitaliste qui plaidait pour une suppression pure et simple de l’État, taxant cette position d’ « abstraction flottante et naïve2 ».

C’est que pour Rand l’activité humaine doit être encadrée par un État de droit assurant la sécurité des individus contre toute agression illégitime.

« Le prérequis à une société civile, écrit-elle, est le bannissement de la force physique dans toutes les relations sociales.3 » Et Rand d’ajouter : « Si la force physique doit être bannie des relations sociales, les hommes ont besoin d’une institution chargée de protéger leurs droits selon un code objectif de règles. Tel est le rôle du gouvernement – d’un gouvernement convenable – sa fonction fondamentale, sa seule justification morale, et la raison pour laquelle les hommes en ont besoin.4 » Selon Ayn Rand, tout gouvernement devrait donc avoir pour seule mission de protéger les droits individuels, son champ d’intervention ne pouvant dès lors outrepasser les limites de trois fonctions seulement : la police, l’armée et la justice. En ce sens, Rand défend une utopie minarchiste, et non strictement libertarienne, encore moins anarcho-capitaliste. Car contrairement aux anarcho-capitalistes, les « minarchistes » veulent un État minimal, au champ d’action nettement défini et borné d’emblée par une Constitution5.

Deuxième utopie randienne : la Galt’s Gulch, une communauté retirée d’hommes vertueux

La deuxième grande utopie identifiée par Sébastien Caré n’est autre que la Galt’s Gulch, cette forme de communauté vertueuse constituée par les « hommes de l’esprit » qui vivent en un état de parfaite harmonie quelque part dans les Rocheuses du Colorado, en un endroit tenu secret. Ayn Rand présente cette communauté comme figée, presque suspendue hors du temps, et, chose paradoxale, comme une société précapitaliste, d’où la propriété privée, pourtant l’un des principaux fondements du capitalisme, semble exclue. En effet, chacun des membres de cette association loue au même propriétaire, Midas Mulligan (un des premiers à s’être rallié à la cause de John Galt), la part de terrain qu’il occupe.

L’État est d’ailleurs tout à fait absent de l’utopie que constitue cette société de dissidents anti-collectivistes, ceux-ci étant capables, dans l’imaginaire randien, de s’auto-gérer et de s’auto-réguler, dans le respect des droits individuels de tout un chacun.

« Nous ne sommes pas un État ici, ni même une société d’aucune sorte – nous sommes simplement une association volontaire d’hommes liés entre eux par leur seul intérêt personnel.6 » Tous les grévistes ayant accepté de rejoindre John Galt dans son repaire sont pourvus du même « code éthique » conforme aux préceptes objectivistes de la morale randienne, tous font usage de leur raison dans la conduite de leur existence. Conformément au principe randien de « non-initiation de la violence », il n’existe aucune manifestation d’agressivité, aucune mentalité prédatrice dans la retraite de Galt ; tout le monde y vit harmonieusement et respectueusement de soi comme d’autrui, en application directe des principes philosophiques randiens. À cet égard, le « fossé de Galt » n’est pas sans présenter d’analogies avec une autre communauté utopique (qui, elle, a bien existé, bien qu’elle fut de courte durée), originaire elle aussi des Etats-Unis, mais implantée cette-fois-ci en Nouvelle Angleterre, dans l’État du Massachusetts : la « Brook Farm ». Dans la « Brook Farm » en effet – que Hawthorne dépeindra sous un jour peu flatteur dans Valjoie -, chaque membre vit dans un même type de société précapitaliste, caractérisé par une économie rudimentaire mais capable de pourvoir aux besoins de tous, par un égalitarisme des conditions, ainsi que par une absence totale de concurrence interne. Et de même que l’objectivisme randien sous-tend le fonctionnement de la Galt’s Gulch, de même le transcendantalisme emersonien constitue-t-il le soubassement idéologique sur lequel repose la « Brook Farm ».

Le « fossé de Galt » n’est pas non plus sans évoquer la fameuse abbaye de Thélème dépeinte par Rabelais dans Gargantua. Société vertueuse dans laquelle ses membres vivent harmonieusement et sans contraintes (« Fais ce que voudras »), elle est également présentée comme radicalement coupée du monde réel dont Rabelais brosse préalablement le portrait-charge, qu’il s’agisse des travers de l’éducation scolastique, des excès des réglementations en tous genres, ou des commandements de la morale catholique. On peut ainsi observer un certain parallélisme entre les deux œuvres : là où chez Rabelais l’individu est présenté comme accablé du fardeau de l’éducation, de la société ou de la morale, Rand nous montre un individu (dans la catégorie des « créateurs ») qui doit constamment supporter le poids de l’étatisme liberticide ; là où Thélème constitue le refuge propice à l’épanouissement et la libération de l’individu, la Galt’s Gulchlui offre également la possibilité de se ressourcer et de vivre à sa guise.

Faut-il donc voir dans cette communauté de créateurs qu’est la Galt’s Gulch le modèle de société que souhaiterait voir advenir Ayn Rand ? Il semble que cette forme d’organisation sociale soit en fait pour Rand moins l’utopie qu’elle souhaiterait voir se réaliser qu’une solution transitoire, un moyen au service d’une fin à venir : entre la société bureaucratisée, sur-étatisée, ultra-réglementée que Rand condamne avec véhémence, et cette forme idyllique de société précapitaliste, composée exclusivement d’ « hommes vertueux » au sens randien du terme, mais régie selon des principes parfois contraires à ceux du libéralisme, Ayn Rand choisit la deuxième solution, dans l’espoir qu’un amendement radical et salutaire de la société réelle s’ensuive. D’où le propos tenu par John Galt dans son allocution radiophonique : « Nous sommes venus ici pour nous reposer »7. Ainsi Sébastien Caré écrit-il avec justesse :

« Le modèle social idéal pour Rand n’est que l’horizon du roman. Il advient lorsque les hommes vertueux regagnent la société et imposent à tous, après la démonstration de l’effet mortifère de leur absence, les valeurs objectivistes ; lorsque ces dernières, cultivées en serre à l’écart de la civilisation, s’y trouvent enfin récoltées à l’air libre dans la société.8 »

Sébastien Caré parvient donc à la conclusion que la Galt’s Gulch constitue en fait la parfaite antithèse du modèle de société souhaité par Ayn Rand, et il invoque à l’appui de sa thèse ce propos tenu par John Galt au cours de son allocution :

« La poursuite du bien-être n’est qu’avidité, la racine du mal ? Nous ne cherchons plus à nous enrichir. C’est un mal de gagner plus qu’il n’est nécessaire à notre subsistance ? Nous n’exerçons que les métiers les plus bas et nous ne produisons, par l’effort de nos muscles, jamais plus que ce que nos besoins immédiats consomment (…). C’est un mal de réussir, étant donné que le succès se gagne toujours par les riches au détriment des faibles ? Nous avons cessé de tourmenter les faibles avec notre ambition et les avons laissé libres de prospérer sans nous. (…) C’est un mal d’avoir une propriété ? Nous ne possédons plus rien.9 »

​La Galt’s Gulch n’est-elle donc que pure vue de l’esprit, que pure construction intellectuelle de la part de Rand ? Doit-on y voir un prototype d’organisation sociale fantasmé, ou au contraire un repoussoir, tout au moins un pis-aller ? Il est intéressant de remarquer ici comment Rand puise dans le répertoire classique de la littérature utopiste pour dépeindre dans La Grève une communauté qui offre l’apparence d’une utopie, mais qui se révèle finalement plus proche encore une fois de la contre-utopie. En ce sens, il s’agit donc plutôt ici du prolongement logique de la grève entreprise par les « hommes de l’esprit ». On peut dire en ce sens qu’il existe non pas une mais deux dystopies à l’œuvre dans La Grève, bien qu’elles ne soient finalement que les deux faces d’une même réalité poussée à l’extrême : d’une part, la déliquescence de la société réelle minée par l’étatisation grandissante, et, d’autre part, la conséquence virtuelle de cette déliquescence, à savoir la fuite des créateurs-entrepreneurs qui n’ont d’autre choix que de vivre ailleurs, au sein d’une communauté précapitaliste présentée comme une forme de régression, et où le potentiel de chaque individu n’est plus exploité.

Nous évoquions précédemment la notion de « fuite » pour caractériser l’attitude des grévistes rangés à la cause de John Galt. En effet, ces derniers ne s’engagent jamais, à aucun moment du roman, dans une lutte directe et violente avec leurs adversaires collectivistes ou progressistes. Leur attitude consiste précisément à fuir la société dont ils réprouvent la dégradation supposée, à se retirer en un lieu où ils pourront mener leur vie à leur guise, sans être « tyrannisés » par la majorité. Mais cette fuite orchestrée participe d’une véritable stratégie de combat digne du Bartelby des Contes de la véranda de Melville. On se rappelle comment ce « scribe » engagé par l’avocat-narrateur cesse progressivement tout travail dont son employeur le charge, non par un refus ouvert et explicite, mais par le biais détourné du « I would prefer not to » (« je préfèrerais ne pas le faire »). Cette stratégie s’avère d’ailleurs payante, comme l’ont souligné certains commentateurs, puisque l’employeur de Bartelby finit par ne plus rien lui demander du tout. Ainsi l’existence même de la Galt’s Gulch paraît-elle s’éclairer en tant que moyen pour les héros randiens « de combattre l’appareil d’État à distance plutôt que de l’affronter directement »10. La fuite des « hommes de l’esprit » peut donc être perçue « non plus comme simple défection mais comme une nouvelle stratégie de lutte.11 »

En tout état de cause, la Galt’s Gulch étant impossible à élargir à l’échelle de la société dans son ensemble, un État minimum doit être mis en place afin de garantir les fondements de la morale objectiviste. À cet égard-là, la comparaison que dresse Sébastien Caré avec Aristote, seul philosophe dont Rand affirme ouvertement s’être inspirée, est édifiante.12 Aristote distingue en effet dans le livre IV des Politiques entre « le gouvernement des meilleurs absolument selon la vertu »13 et le gouvernement « des gens de bien dans une perspective particulière »2414, ce qui signifie conformément à la constitution qui s’applique à eux. Dans un cas, la vertu préexiste aux institutions, dans l’autre, elle en est une conséquence. Le premier type de gouvernement, aristocratique, qu’évoque Aristote préfigure donc l’utopie randienne dite « substantielle » selon Sébastien Caré, celle de la Galt’s Gulch, où l’exercice de la vertu par tous rend superflue toute instance étatique de contrôle et de régulation. Aristote cite aussi dans les livres VII et VIII des Politiques comme modèle d’organisation politique et sociale un cercle restreint d’individus vertueux vivant en parfaite autarcie. Mais Aristote comme Rand concèdent que ces prototypes ne pouvant être trouvés dans la réalité, il convient dès lors d’organiser la vie sociale suivant un cadre institutionnel donné, de façon que la vertu puisse s’étendre à un nombre croissant d’individus qui ne la possèdent pas au point de départ.

Cette dernière idée n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’aristocratisme de Platon, pour lequel la vertu est que le privilège de quelques-uns seulement. Chez Platon en effet, seul le philosophe qui parvient à contempler l’Un-Bien, principe de toutes choses, au terme d’un raisonnement de type discursif ou dialectique, par lequel son esprit s’est élevé du phénomène au noumène, pourra se prévaloir d’avoir atteint à la vertu, dont les autres sont par définition privés. Or Platon ne se borne pas à souligner l’abîme séparant les hommes vertueux des autres : les premiers devront au contraire redescendre dans le monde des réalités sensibles afin de diriger la Cité dans laquelle les seconds seront tenus, bon gré mal gré, de s’insérer. Cette conception d’inspiration platonicienne se retrouvera en effet dans La Grève, les créateurs vertueux finissant par quitter la Galt’s Gulch pour revenir au monde réel et imposer les valeurs « objectivistes » au reste de la société.

Dans un cas comme dans l’autre, seuls les hommes présumés vertueux (les philosophes chez Platon, les innovateurs chez Rand) ont légitimité pour construire ou reconstruire une cité se voulant juste et regroupant en son sein la société tout entière, et non plus seulement telle ou telle fraction la composant.

La Grève ou la fonction idéologique de l’utopie littéraire

Il est permis d’interpréter La Grève d’Ayn Rand comme une tentative pour arracher le libéralisme au réalisme et le refondre, au moyen de l’imagination, en véritable utopie philosophique et politique. Pour Rand en effet, toute la tradition du libéralisme classique doit être reprise, chauffée à blanc et portée à un degré de conviction et de radicalité jamais atteint. L’idée que le libéralisme constituât une authentique utopie n’était pas nouvelle. Déjà Pareto pourfendait dans Système socialiste (1902-1903) l’ « utopie libérale » dont l’origine serait due selon lui aux écrits de Frédéric Bastiat15. Bourdieu flétrissait pour sa part dans Contre-feux le renouveau libéral ou « néolibéralisme » en tant qu’ « utopie en voie de réalisation ». Quantité d’auteurs libéraux ont par ailleurs revendiqué pour leur propre compte l’étiquette utopiste. Prenant acte du ralliement d’une part importante de la classe intellectuelle aux idées socialistes, certains penseurs et auteurs libéraux voulurent alors infléchir leur doctrine dans un sens analogue, quoiqu’opposée de par son contenu. Ainsi Hayek lance-t-il l’appel suivant : « Nous devons être en mesure de proposer un nouveau programme libéral qui fasse appel à l’imagination »16 (souligné par moi). Puis il ajoute : « Ce dont nous manquons, c’est d’une utopie libérale, un programme qui ne serait ni la défense de l’ordre établi, ni une sorte de socialisme dilué, mais un véritable radicalisme libéral »17. De manière plus radicale encore, le courant dit « anarcho-capitaliste », principalement incarné par Murray Rothbard, plaide en faveur d’une véritable utopie libérale, exempte de toute structure étatique, les seules contraintes envers les individus découlant des obligations auxquelles ils ont eux-mêmes souscrit.

Ces penseurs-là ont ainsi fustigé, au sein de leur propre tradition intellectuelle, une certaine incapacité à dépasser l’attachement aux faits bruts, et ont au contraire encouragé l’émergence d’une véritable création conceptuelle étayée par l’imagination. Ces libéraux cherchent donc pour ainsi dire à expurger le libéralisme de son « positivisme ». À cet égard, quelqu’un comme Revel, qui s’inscrit aussi à sa manière dans la tradition libérale (à sa manière car son ralliement au libéralisme dérive, à l’instar d’un Raymond Aron, de l’application du principe de réalité, et non d’une défense préexistante de l’idéologie) critiquera vigoureusement la tentation, chez les libéraux, de transformer le libéralisme – issu pour lui d’une démarche intellectuelle de nature essentiellement empirique – en système utopique calqué sur le socialisme. « Le libéralisme, écrit Revel, c’est ce que l’humanité pratique sans le savoir depuis le fond des âges. Il n’est pas plus parfait que ne l’est l’humanité même. Seul l’utopiste croit en son pouvoir de réaliser la perfection. » Et Revel d’ajouter dans Le Regain démocratique :

« On établit une stricte équivalence entre socialisme et libéralisme, comme entre des frères jumeaux, mais opposés. Le libéralisme serait l’antithèse du socialisme, tout en sortant d’un même moule rigide. Or le socialisme est une construction théorique antérieure à l’expérience. On vous y affirme que l’on détient une recette, et que, si vous l’appliquez (en l’occurrence, l’appropriation collective des moyens de production et d’échange), vous obtenez une société parfaite, à la fois prospère et juste. C’est là le propre de l’utopie. Les esprits accoutumés à cette manière de raisonner pensent que le libéralisme est simplement la doctrine qui propose la recette contraire à la leur, en faisant les mêmes promesses qu’eux, avec le même sectarisme. A la différence des utopies, le libéralisme n’est pas un système de reconstruction volontariste de la société, un décalque à l’envers du socialisme. C’est un mélange lentement et spontanément amassé de démocratie politique, de liberté économique et de réflexion sans apriori dogmatique.18 »

Tel qu’il est exposé dans La Grève (à la fois narrativement, puis didactiquement avec le discours final de Galt), le libéralisme d’Ayn Rand est fondé sur une construction idéologique préalable, alors que celui d’un Raymond Aron ou d’un Jean-François Revel repose au contraire sur un examen des réalités, loin de toute ratiocination dogmatique ou systématisante.

Le radicalisme dogmatique dont témoigne La Grève par le recours à la fiction, se retrouve aussi dans ce qu’on pourrait nommer le système d’appartenance randien : organisé autour du Nathaniel Branden Institute, le cercle randien propagea activement ses idées dès le début des années 1960 sur les campus et dans l’opinion grâce à son vivier de jeunes disciples venus « prêcher la bonne parole randienne », comme dit Sébastien Caré. En 1972, Murray Rothbard fustige dans le véritable culte voué à Ayn Rand « une dépendance de type maître-esclave envers le gourou au nom de l’indépendance, une adoration et une obéissance au chef au nom de l’individualité de chacun et une croyance aveugle dans le gourou au nom de la Raison »19. Mise à l’index des livres de ses ennemis, excommunication des « hérétiques », culte de la personnalité, établissement d’un système de valeurs et de principes devant être partagés par l’ensemble du groupe, tout concourt à montrer que le cercle randien était porteur d’une tendance à la « pensée unique », non exempte de tout sectarisme. Ainsi l’un de ses détracteurs, Whittaker Chambers, fit-il paraître dans la National Review de William Buckley un article très critique d’Ayn Rand intitulé « Big Sister is watching you », assimilant Rand au dictateur du 1984 d’Orwell, et flétrissant chez elle son prétendu « totalitarisme ». « Miss Rand, en tant qu’ennemi de toute force socialisante, appelle un Big Brother de son cru pour combattre les autres. Au nom de la libre entreprise, elle préconise ainsi une technocratie élitiste.20»

Ayant pour thème central le conflit essentiel entre l’individu et la société, et ambitionnant de défendre ce que Rand appellera la « vertu d’égoïsme », par opposition au principe de sacrifice de soi pour le bien d’autrui, La Grève constitue donc une dystopie littéraire nourrie de certaines références à la tradition de l’utopie littéraire et philosophique, mais une dystopie qui joue ici le rôle de propédeutique pour la philosophie objectiviste randienne qui devait être théorisée peu de temps après par l’auteure elle-même. On sait combien Rand renâclait à reconnaître toute dette intellectuelle envers qui que ce fût, si ce n’est Aristote. Or toute œuvre singulière qu’elle soit, La Grève aurait-elle réellement pu voir le jour sans l’apport de la tradition philosophique, littéraire, et notamment utopiste, à laquelle Ayn Rand ne fait pratiquement jamais référence, du moins ouvertement ? Nous avons vu combien sont frappantes les convergences de vues ainsi que les analogies dans les procédés littéraires ou philosophiques employés, avec des auteurs aussi divers et éloignés dans le temps que le sont Platon, Aristote, Rabelais ou Melville, pour n’en citer que quelques-uns. Ainsi la métaphore que constitue cette orchestration de la « grève » en tant que manifestation de la révolte des « hommes de l’esprit » nous semble-t-elle s’inscrire tout particulièrement dans le droit fil de la stratégie de la « fuite » – qui est en fait une véritable stratégie de la lutte, quoique menée indirectement – ainsi que l’incarnerait le Bartelby de Melville. D’autre part, l’existence des deux utopies distinctes dans La Grève  (le « fossé de Galt » et l’horizon du roman représenté par l’avènement du capitalisme libéral de « laissez faire »), et surtout leur articulation entre elles, ne sont pas sans rappeler la pensée politique d’un Platon ou d’un Aristote, auxquels Rand doit beaucoup. (À nos yeux cela dit, ainsi que nous l’avons souligné plus haut, la Galt’s Gulch témoigne d’une véritable ambivalence : sous ses airs de communauté utopique et régénératrice de liberté pour l’individu, elle peut néanmoins être interprétée comme le pendant dystopique et non moins regrettable du récit de la déliquescence de la société réelle.)

Ainsi Ayn Rand entend-elle repenser les bases intellectuelles et morales d’une civilisation tout entière, celle-là même à laquelle elle appartient depuis qu’elle a fui le régime bolchevik en 1926 : la civilisation américaine telle que la concevaient, à l’origine, les Pères fondateurs américains.

Or Rand en vient ni plus ni moins à saper les fondements mêmes de notre tradition judéo-chrétienne, notamment lorsqu’elle proclame son attachement à ce qu’elle appelle la « vertu » d’égoïsme, refusant catégoriquement de réduire l’homme à un quelconque « animal sacrificiel » et prônant une séparation complète entre les sphères économique et politique, comme il existe déjà une césure, prévue originellement dans la Constitution américaine, entre les sphères politique et religieuse. Ainsi Ayn Rand, de par l’immense succès et la très forte hostilité qu’elle a rencontrés tout à la fois aux États-Unis, semble-t-elle avoir soulevé certaines des contradictions les plus patentes de la société américaine21.

Matthieu Creson
Enseignant, chercheur (en histoire de l’art), diplômé en lettres, en philosophie et en commerce

—-

  1. Sébastien Caré, La Pensée libertarienne, genèse, fondements et horizons d’une utopie libérale, PUF, 2009. ↩
  2. Ayn Rand, The Nature of government, 1963. ↩
  3. Ibid. ↩
  4. Ibid. ↩
  5. Ayn Rand écrira à cet égard : « Il y a deux violateurs potentiels des droits de l’homme : les criminels et le gouvernement. La grande réalisation des États-Unis fut d’établir une distinction entre eux, en interdisant au second une version légalisée des activités du premier » (La Vertu d’égoïsme, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 111). ↩
  6. Ayn Rand, La Grève, op. cit., p. 686. ↩
  7. Ibid., p. 655. ↩
  8. Sébastien Caré, La Pensée libertarienne, op. cit., p. 260. ↩
  9. Ayn Rand, La Grève, op. cit., p. 680. ↩
  10. https://fr.wikipedia.org/wiki/Bartleby ↩
  11. Ibid. ↩
  12. Sébastien Caré, op. cit., p. 263. ↩
  13. Aristote, Les Politiques, IV, 7, 1293 a. ↩
  14. Ibid. ↩
  15. Dictionnaire du libéralisme, sous la dir. de Mathieu Laine, Paris, Larousse, collection « À présent », 2012, p. 609. ↩
  16. Dans cette perspective, on peut penser que le choix fait par Rand d’exposer sa doctrine libérale et individualiste par le biais d’une trame romanesque, comme dans The Fountainhead et Atlas Shrugged, vient de ce que le genre de la fiction est le genre privilégié pour s’adresser à l’imagination du lecteur, contrairement au traité dogmatique et systématique. ↩
  17. Alain Laurent et Vincent Valentin, Les Penseurs libéraux, Paris, Éditions Les Belles Lettres, 2012, p. 893. ↩
  18. Jean-François Revel, Le Regain démocratique, Fayard, 1992. ↩
  19. Murray Rothbard, « Sociologie du culte de Ayn Rand », 1972. ↩
  20. Cité dans Sébastien Caré, op. cit., p. 84. ↩
  21. En prolongement de cet article, je reverrai le lecteur au livre d’Alain Laurent – sans doute le meilleur spécialiste d’Ayn Rand en France – intitulé Ayn Rand ou la passion de l’égoïsme rationnel (Paris, Les Belles Lettres, 2011). ↩
Matthieu Creson

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Revue Politique et Parlementaire