Tout en reconnaissant le caractère évidemment exceptionnel des jardins et des intérieurs du château de Versailles (dont on célèbre d’ailleurs cette année le 400e anniversaire du début de la construction), Matthieu Creson, enseignant, journaliste indépendant, nous invite aussi à relativiser la vision que nous pouvons avoir de l’illustre demeure royale. Il nous amène aussi à reconsidérer l’idée selon laquelle l’État centralisateur aurait donné, notamment à travers l’exemple de Versailles, une éclatante démonstration de ses bienfaits et de son efficacité supposés.
Il est aujourd’hui de bon ton en Occident d’être dans la repentance, voire l’autoflagellation permanentes. Un récent hors-série (Valeurs actuelles, numéro 39, 26 juin 2024) vient nous rappeler que la France peut néanmoins se targuer d’avoir été une nation pionnière dans bien des domaines, de l’architecture gothique à Pasteur, en passant par l’art culinaire, les vins de Bordeaux et de Bourgogne ou encore les avant-gardes artistiques comme l’impressionnisme, pour ne citer que ces quelques exemples. Si nous avons certes tendance à nous gargariser de vaniteuses formules comme celles plébiscitant le « rayonnement de la France dans le monde », nous devrions aussi savoir reconnaître nos mérites lorsqu’ils sont réels et ne pas tomber dans la détestation de soi systématique que voudraient par exemple nous inculquer les idéologues du wokisme. Nous pouvons en effet très bien reconnaître nos erreurs, nos fautes, voire nos forfaits avérés, sans pour autant passer sous silence nos succès, dont la mémoire mérite elle aussi d’être régulièrement rappelée.
À partir de là, il ne faut bien sûr pas s’interdire de porter un regard critique si ce regard critique est justifié, qu’il s’agisse de notre histoire ou de notre patrimoine culturel. À cet égard, on présente souvent le château de Versailles comme une vitrine inégalée du « génie français », que le monde entier nous envierait. Une « exception à la française » qui puiserait ses sources dans la place et le rôle de premier plan donnés à la puissance publique dans notre pays, laquelle resterait, à en croire les partisans de l’interventionnisme étatique, l’acteur incontournable dans bien des domaines, de l’économie à la culture, en passant par les sciences, l’industrie et les techniques.
Versailles, un modèle d’entreprise de grande envergure ?
Dans le Dictionnaire amoureux de l’entreprise et des entrepreneurs (Paris, Plon, 2021, sous la direction de Denis Zervudacki), l’ex-présidente de l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles, Catherine Pégard, écrit : « la création même de Versailles est une entreprise ». Une entreprise voulue par Louis XIV, qu’elle va jusqu’à comparer à un véritable « chef d’entreprise » (p.708). (Une qualification sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin.) Nous mentionnerons ici quelques exemples (que nous complèterons) donnés par Catherine Pégard dans sa contribution à l’ouvrage cité, qui concourraient à montrer que Versailles fut une immense entreprise devant son existence au soutien actif des rois qui y vécurent. Versailles pourrait ainsi être considéré comme :
· Un modèle d’aménagement du territoire : une ancienne zone marécageuse située sur un plateau de 145 mètres d’altitude devient l’écrin du palais de Louis XIV, avec des parterres tracés au cordeau, des bosquets et des fontaines qui opèrent partout grâce à la conception d’un système hydraulique sans précédent ;
· Un lieu propice au développement des arts et de l’artisanat de luxe : c’est en effet à Versailles qu’on voit apparaître de nouveaux styles en matière de décor : le « style Louis XIV » (empruntant à la fois au classicisme français et au baroque romain, et que l’on voit à la fois dans le Grand Appartement, dans la galerie des Glaces et dans la chapelle royale), le style rocaille (qui apparaît en fait à la fin du règne de Louis XIV à Versailles et qui se développe sous la Régence avant de s’épanouir à Paris et Versailles jusque dans les années 1750 et 1760) ; c’est aussi pour le roi que furent livrées à Versailles certaines des plus belles et ingénieuses pièces de mobilier alors produites en France, dont l’exceptionnel secrétaire à cylindre 1 de Louis XV ;
· Un centre majeur d’innovation scientifique et technique, favorisant le développement d’une grande diversité de savoirs. Louis XV y soutient le progrès des sciences, en particulier l’astronomie et la botanique : il réalise des observations astronomiques avec Cassini 2 et semble avoir disposé dans son château de La Muette de ce qui fut alors le plus grand télescope au monde. En outre, il se fit aménager, à côté de sa retraite du Petit Trianon, le plus grand jardin botanique d’Europe, composé de plus de 4 000 espèces de plantes rares et exotiques ; il fit également acclimater l’ananas venu du Nouveau Monde. C’est aussi semble-t-il au jardin du roi du Grand Trianon que l’agronome et pharmacien Parmentier (1737-1813) se livra à des expériences sur la culture de la pomme de terre. Louis XVI dira ensuite à Parmentier : « La France vous remerciera un jour d’avoir trouvé le pain des pauvres ». Et c’est le même Louis XVI qui soutiendra l’expédition maritime du comte de La Pérouse, qui avait pour but d’accroître les connaissances scientifiques dans un grand nombre de domaines. C’est enfin à Versailles qu’eut lieu le 19 septembre 1783 le départ du premier vol en montgolfière – qui contenait un mouton, un canard et un coq (Dictionnaire amoureux de l’entreprise et des entrepreneurs, op. cit., p. 711).
· On peut aussi ajouter que Versailles est souvent vu comme ayant été au XVIIe siècle le laboratoire de la grande tradition culinaire française alors en gestation, et dont l’esprit perdurerait encore aujourd’hui sur les tables de nos chefs triplement étoilés. Nous tâcherons d’examiner ce point dans la deuxième partie de notre texte.
Au vu de ces différents éléments historiques, on comprend que la décision d’Emmanuel Macron d’organiser, depuis 2018, au sein du château de Versailles, l’événement annuel baptisé « Choose France » (pas forcément le meilleur nom, convenons-en, pour promouvoir le « rayonnement » de la langue française dans le monde…) n’est nullement due au hasard : elle s’explique par la volonté du président d’inscrire son action dans l’héritage versaillais pour mieux souligner le rôle central qu’aurait encore aujourd’hui l’État dans le soutien apporté à l’activité économique du pays.
Versailles, incarnation de l’étatisme et du dirigisme de type louis-quatorzien
Il convient toutefois à notre sens de fortement nuancer sur ces différents points. Peut-on déjà vraiment considérer Versailles comme une « entreprise » et Louis XIV comme un « entrepreneur »?
Le principe fondamental d’une entreprise consiste à utiliser des ressources afin de produire des biens ou des services susceptibles de répondre à des besoins.
La manufacture de la toile de Jouy, fondée par le visionnaire et talentueux Oberkampf au XVIIIe siècle, fut quant à elle une véritable « entreprise », qui connut d’ailleurs un immense succès aussi bien en France qu’à l’étranger. Le cas de Versailles est à l’évidence bien différent : la Couronne a plutôt fait travailler à Versailles (notamment grâce aux impôts payés par une partie du peuple…) une foule d’artistes, d’artisans, de décorateurs et d’ouvriers, ce essentiellement au service et à la gloire du monarque. En décidant la création des Académies et des manufactures royales, Louis XIV et son ministre Colbert ont voulu régenter et normaliser la production artistique et artisanale dans un grand nombre de domaines, qui se sont dès lors trouvés placés sous la coupe de l’autorité royale. Loin d’avoir été un « entrepreneur » (dans le sens que lui donnera par exemple au XIXe siècle Jean-Baptiste Say, avec tout ce que cela comporte d’acceptation de la concurrence libre, de prise de risques, ou encore d’efforts pour parvenir à produire mieux et à un meilleur prix), Louis XIV fut au contraire l’incarnation même de l’étatisme et du dirigisme « à la française », système évidemment contraire aux principes d’économie de laissez-faire et de libre entreprise.
Rappelons d’ailleurs que, lorsque Colbert demanda ce qu’il pouvait faire pour être utile à l’industrie française, il se vit répondre par le marchand Legendre : « Laissez-nous faire » – ce qui signifie en substance que les entreprises ont besoin de liberté et d’initiative privée, non du soutien de la puissance étatique.
Tâchons maintenant d’évoquer point par point certains éléments susceptibles d’affaiblir voire d’infirmer les arguments avancés précédemment, qui visaient à montrer que, de toutes les entreprises françaises jamais conduites dans l’histoire de notre pays, Versailles fut probablement la plus grande et la plus brillante :
· Dans le domaine politique et économique, Versailles reste synonyme d’autocratie, et, comme nous le disions à l’instant, de dirigisme et d’étatisme. En matière commerciale, Colbert mena une politique mercantiliste consistant à importer le moins possible et à exporter au maximum. Colbert semble avoir considéré les rapports entre nations commerçant les unes avec les autres essentiellement sous l’angle de la guerre – bien loin, donc, de l’avis de Montesquieu qui parlera du fameux « doux commerce ». Le ministre de Louis XIV ne donne pas l’impression d’avoir compris que l’échange en économie est mutuellement bienfaisant, chaque partie reconnaissant dans l’échange son propre intérêt, sans quoi l’échange n’aurait tout simplement pas lieu. Et il ne semble pas avoir davantage compris que la richesse d’un pays ne se mesure pas à l’aune de son stock de métaux précieux (Alain Laurent et Vincent Valentin, Les Penseurs libéraux, Paris, Belles Lettres, 2012, p. 870) : celle-ci peut être créée par le fait qu’un certain nombre d’offres répondent sur le marché à un certain nombre de demandes. Avec son dirigisme et son étatisme très poussés, Versailles n’a donc nullement annoncé l’entrepreneuriat moderne au sens capitaliste du terme. La philosophe et romancière Ayn Rand l’a d’ailleurs bien remarqué dans son ouvrage Capitalism: the unknown ideal (Signet Books, 1967, « Let us alone! », p. 152-156). Louis XIV, qu’elle juge comme le type même du despote autocrate, conjuguait, écrit-elle, « une médiocrité prétentieuse à de grandioses ambitions ». Il exerça un contrôle absolu sur la vie, le travail et la propriété de ses sujets (ibid., p. 152). Sa désastreuse politique fiscale eut pour conséquence de plonger son peuple dans un état de crise chronique, « seulement résolu, ajoute-t-elle, au moyen de l’expédient immémorial consistant à épuiser les ressources du pays en l’accablant de toujours plus d’impôts » (ibid.). Grand adepte des réglementations et des subventions en tous genres, Colbert, poursuit-elle, fut l’un des premiers étatistes modernes, croyant à tort que la richesse nationale pouvait croître grâce à l’interventionnisme de la puissance publique (ibid.).
Certes, sous Louis XV, jusqu’au décès de Madame de Pompadour (1764), le médecin François Quesnay 3 occupera dans le corps central du château l’entresol du même nom (disparu depuis), où devait naître le courant physiocratique, courant fondé sur la défense de la liberté du commerce agricole en particulier, et du commerce en général. Ce « laboratoire de réflexion » niché dans l’enceinte même du château accueillit des penseurs ou des savants comme Diderot, D’Alembert, Helvétius ou encore Buffon 4 Quesnay et les physiocrates eurent une influence sur Turgot, lequel exerça à son tour une influence sur l’auteur de La Richesse des nations (1776), l’Écossais Adam Smith. De ce point de vue, Il est donc vrai que Versailles pourrait aussi être considéré comme l’un des berceaux en Europe, avec l’Écosse, du libéralisme économique. Mais comme l’écrit l’historien Daniel Boorstin dans Les Découvreurs (Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2002, p. 665) à propos des physiocrates, « ces pionniers de l’économie étaient horrifiés par la misère des paysans français, qui formait un si pénible contraste avec le luxe dans lequel vivait la noblesse, les fermiers généraux et les autres monopolistes. (…) Si seulement Louis XV avait écouté son (médecin), il aurait épargné à son pays bien des souffrances et sauvé son propre petit-fils de l’échafaud » (nous soulignons).
· De nombreuses précisions s’imposent aussi en matière artistique et architecturale. L’un des plus grands architectes au temps de Louis XIV (« l’architecte le plus accompli de sa génération », écrit l’historien d’art Anthony Blunt dans Art et architecture en France 1500-1700, p. 188) fut le principal représentant du classicisme français, François Mansart (1598-1666) – Jules Hardouin-Mansart, l’architecte qui conçut notamment les plans pour la galerie des Glaces, était son petit-neveu. Or François Mansart ne travailla à peu près jamais pour le roi. Louis XIV a exercé pendant une grande partie de son règne, à travers Colbert et Charles Le Brun, Premier peintre du roi, un contrôle très strict sur la création artistique et architecturale de son temps. Par contraste, René de Longueuil, le commanditaire de la construction du château de Maisons-Laffitte (Yvelines) – sans doute l’œuvre de Mansart la plus remarquable – semble avoir accordé à Mansart une totale liberté de création. Il faisait partie de ces mécènes éclairés qui étaient « assez évolués pour comprendre son classicisme complexe mais somptueux, et assez riches pour être indulgents à ses caprices extravagants » (ibid., 174). (Mansart avait apparemment souvent tendance à modifier ses projets en cours de route, ce qui ne pouvait qu’indisposer, on l’imagine bien, un mécène tel que le roi ou tel autre représentant de la Couronne.) Alors que le château de Maisons témoigne avec brio lu génie architectural de Mansart, Versailles n’eut jamais une telle cohérence interne ni une telle unité de style. À Versailles, la façade originelle sur jardins de Louis Le Vau – avant les agrandissements qui furent décidés plus tard par Hardouin-Mansart -, l’aménagement du terrain voulu par André Le Nôtre pour y concevoir ses extraordinaires jardins, ne peuvent que commander notre admiration. Mais, comme l’écrit encore Anthony Blunt, « même Versailles, d’un point de vue strictement architectural (je souligne), n’atteint pas à des sommets. L’histoire de sa construction et de ses nombreuses modifications l’expliquent en partie, mais il y a une raison plus fondamentale : Le Vau, J. Hardouin-Mansart et surtout le roi visaient d’autres buts.Ce que désirait Louis XIV, et que les deux artistes réalisèrent si brillamment, c’était un cadre pour la Cour » (ibid., p. 289). Un architecte de la génération précédente comme Mansart avait « consacré (ses) recherches aux composantes abstraites de l’art, et (ses) commanditaires possédaient assez de sensibilité pour (l’) encourager dans cette voie » (ibid.) « Le résultat, conclut Blunt, est que Versailles, avec sa splendeur intérieure, ses vastes dimensions extérieures, son parc magnifique et les délicieuses fabriques de ses jardins, présente un ensemble d’une richesse et d’une allure incomparables, mais n’offre guère, pas plus en peinture et en sculpture qu’en architecture, d’œuvres de qualité exceptionnelle. Louis XIV recherchait avant tout l’effet d’ensemble spectaculaire, et pour le produire ses artistes ont sacrifié le détail » (ibid., p. 289-290). (Je souligne.) L’historien Daniel Boorstin va un peu dans le même sens lorsqu’il écrit dans Les Créateurs (Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2014, p. 143) : « La Maison dorée de Néron, le Panthéon d’Hadrien, la Sainte-Sophie de Justinien, le Saint-Denis de l’abbé Suger, plus tard le Versailles de Louis XIV – autant de monuments à la gloire de leur inspirateur et organisateur plutôt qu’à celle des techniciens et professionnels qui les ont conçus et réalisés » (je souligne).
· Pour ce qui concerne la vie scientifique, Versailles fut il est vrai, comme on l’a rappelé précédemment, un vaste champ d’expérimentation à de nombreux plans. Mais d’autres pays européens, au pouvoir bien moins centralisateur que la monarchie française absolue – ainsi l’Angleterre ou encore les Pays-Bas -, se sont également largement illustrés en la matière. Fondée à Londres en 1660 (soit 6 ans avant la création en France de l’Académie des sciences par Colbert) pour promouvoir la recherche et la connaissance scientifiques, la Royal Society regroupa en son sein d’éminents savants et chercheurs, tels que Newton (qui la présida de 1703 à 1727). Le roi d’Angleterre Charles II approuva la création de cette société savante en tant qu’organisme public. Mais, ainsi qu’on peut le lire dans une publication scientifique 5 « bien qu’elle ait reçu le sceau de l’approbation royale, la société ne recevait aucun financement de l’État et pouvait donc mener ses activités en toute indépendance » (je souligne).
Rappelons par ailleurs que c’est un Anglais (Newton) et non un Français qui (en 1687) fit la plus importante découverte scientifique sans doute du XVIIe siècle, à savoir celle de la loi sur la gravitation universelle.
· Le progrès des connaissances et la large diffusion de celles-ci n’ont pas toujours été encouragés par les rois à Versailles. Dans le domaine du savoir en général, c’est Madame de Pompadour, favorite puis « confidente » de Louis XV, qui a soutenu, en 1751, la parution des deux premiers tomes de L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Mais par arrêté adopté par le Conseil du roi le 7 janvier 1752, ces deux premiers volumes sont interdits au motif qu’ils comportent 6
« plusieurs maximes tendant à détruire l’autorité royale, à établir l’esprit d’indépendance et de révolte, et, sous des termes obscurs et équivoques, à élever les fondements de l’erreur, de la corruption des mœurs, de l’irréligion et de l’incrédulité »…
Plus généralement, rappelons que nombre de philosophes des Lumières ont vu leurs écrits être censurés par l’autorité royale : non seulement Diderot, mais aussi Montesquieu, Voltaire Helvétius, D’Holbach et d’autres 7
Au siècle des Lumières, le développement de la connaissance, qui s’accompagne d’un esprit philosophique nouveau, requiert désormais une liberté de pensée qu’un pouvoir monarchique de droit divin ne saurait voir d’un bon œil, sous peine de se contredire, voire de se renier.
· Enfin, en matière culinaire, il ne faudrait pas croire que Versailles fut l’épicentre au Grand Siècle d’une révolution gastronomique qui devait par la suite s’étendre à l’ensemble du pays. Comme en matière artistique et architecturale, l’art culinaire se trouve stimulé par l’existence d’un « mécénat gastronomique » (qui émerge en effet au XVIIe siècle), « capable de subventionner l’esprit de découverte » (Jean-François Revel, Un Festin en paroles, Paris, Taillandier, « Texto », 2007, p. 167). Parmi les plus illustres cuisiniers de cette époque en France, il faut citer :
o L.S.R. – auteur de L’Art de bien traiter (1674) -, qui aurait travaillé d’après ce qu’il nous dit dans les plus fameux châteaux (ibid., p. 169) ;
o François de La Varenne – auteur notamment du Cuisinier français (1651) -, qui fut écuyer du marquis d’Uxelles ;
o Pierre de Lune – auteur du Cuisinier (1656) -, écuyer de cuisine du duc Hercule de Rohan, puis du marquis de Mauregart, premier président à la Cour des aides (ibid., p. 173) ;
o Nicolas de Bonnefons, auteur des Délices de la campagne (1654) ;
o Massialot (1660-1733) – auteur du Cuisinier royal et bourgeois (1691) – qui travailla pour les ducs de Chartres, d’Orléans, d’Aumont ainsi que pour Louvois (ibid., p. 174).
Étant donné que la Cour se fixe à Versailles (de manière permanente à partir de 1682), certains de ces grands cuisiniers ont pu en effet s’y imposer grâce à leur talent et leur science.
Mais l’important est ici l’existence en amont d’un grand nombre de mécènes gastronomiques dont le goût et la fortune personnels peuvent aiguillonner l’inventivité gastronomique.
L’envers du décor versaillais
Le château de Versailles reste bien évidemment l’une des principales splendeurs de l’art français des XVIIe et XVIIIe siècles. Son nom même est d’ailleurs généralement associé à l’idée d’ « excellence à la française » en matière de luxe. Force est pourtant d’admettre que l’histoire de Versailles comporte aussi un volet moins glorieux, que l’on ne saurait occulter. Rappelons tout d’abord les coûts (financiers et humains) pharaoniques qu’ont représentés l’agrandissement et l’embellissement du modeste relais de chasse qu’avait fait construire à l’origine Louis XIII. Entre 1661 (début du « règne personnel » de Louis XIV) et 1662, ce sont déjà un million cent mille livres 8 qui sont dépensés par le roi pour les travaux qu’il entreprend de faire à Versailles. Pis : Louis XIV, voulant faire de Versailles un appât doré pour la noblesse, décide d’y transporter sa cour de manière permanente en 1682. Versailles se transforme alors en un colossal chantier de construction : deux immenses ailes sont bâties de chaque côté du château, qui devient alors la capitale du royaume de France et le centre de l’administration d’État. On recourt ainsi à quelque 36 000 ouvriers et 6 000 chevaux 9 ! Tout cela dans le seul dessein de glorifier l’image d’un monarque qui entendait bien qu’on le considérât comme le plus puissant souverain de toute l’Europe. Comme l’écrit l’historien Joël Cornette dans Le Roi absolu, une obsession française 1515-1715 (Paris, Taillandier, « Texto », 2023, p. 291), « le château de Louis XIV fut peu à peu construit pour manifester par l’éclat de l’or, de l’argent, du miroir, de la peinture, de la sculpture, de l’orfèvrerie l’absolu de gloire et de puissance que le plus grand roi du monde’ prétendait incarner ».
Le chantier versaillais a donc impliqué l’utilisation de véritables armées d’ouvriers et d’artistes en tous genres. Les conditions de travail des ouvriers (du reste fort mal payés) étant à ce point déplorables, des révoltes s’ensuivirent, mais elles furent toujours matées par les gens d’armes (ibid., p. 297). Madame de Sévigné parle en 1678 de « la mortalité prodigieuse des ouvriers dont on emporte toutes les nuits, comme de l’Hôtel-Dieu, des charrettes pleines de morts » (cité dans ibid., p. 298). Joël Cornette ajoute enfin que le coût de Versailles (comprenant la construction du château ainsi que l’aménagement des jardins et des fontaines), de Trianon, de Marly et de Clagny se serait monté, de 1664 à 1715, à 80 millions de livres (ibid., p. 298). Soit, poursuit l’historien, une année du prix de l’armée royale, c’est-à-dire 2 à 3% des dépenses annuelles de l’État (ibid.). Et encore ce montant ne semble pas comprendre les dépenses faites par le roi pour meubler et décorer d’œuvres d’art ses appartements : Louis XIV dépensa notamment environ 10 millions de livres pour acquérir un mobilier en argent massif éminemment luxueux… qu’il décida finalement en 1689 d’envoyer à la Monnaie pour être fondu, ce afin de résorber la crise financière qui accompagna la guerre de la Ligue d’Augsbourg.
Résultat des courses : 3 millions de livres récupérés sur les 10 millions qu’il avait dépensés pour l’obtenir (Versailles, histoire, dictionnaire et anthologie, op. cit., p. 493)…
La fin du règne de Louis XIV est marquée par une grande débâcle. Louis XIV plonge la France dans deux guerres désastreuses : la guerre de la ligue d’Augsbourg et la guerre de Succession d’Espagne. Il accroît substantiellement la fiscalité pesant sur ses sujets. Même si l’atmosphère à Versailles devient plus formelle à partir de 1683-1684, les fastes de la vie de cour contrastent de manière on ne peut plus criante avec l’état de grande pauvreté auquel est réduit le peuple – surtout la paysannerie. Au moment du terrible hiver de 1693-1694, Fénelon fait parvenir à Louis XIV une lettre anonyme très sévère envers la politique de ce dernier. « La France entière, écrit-il, n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provision ». Vauban, qui constata lui aussi la misère qui régnait alors dans les provinces françaises, proposa dans La Dîme royale (1707) un impôt révolutionnaire fondé sur le principe de justice fiscale : cet impôt mesuré, qui remplacerait tous les autres impôts, serait payé proportionnellement par tous, afin de n’en pas faire porter la charge sur un seul ordre de la société. Mais ni Louis XIV ni Louis XV ne semblent avoir compris que la monarchie française ne pouvait durablement se maintenir qu’à la condition de mener à bien les réformes économiques et fiscales proposées par ces précurseurs du libéralisme que furent Vauban puis les physiocrates. Si c’est aujourd’hui l’Écosse et l’Angleterre qui font figure d’uniques pionnières de la pensée économique libérale, c’est peut-être en partie du fait que le protolibéralisme français n’eut jamais la faveur du roi. Louis XVI nomma certes Turgot en 1774 au poste de contrôleur général des finances, mais il le révoqua à peine deux ans plus tard…
Incarnation par excellence de l’absolutisme royal français, Versailles fut donc en effet un remarquable laboratoire (de création artistique, de recherche scientifique, et même d’idées) sous l’Ancien Régime. Mais il ne fut pas le seul en Europe, tant s’en faut. Et de par la rétivité des rois à mener à bien les réformes libérales rendues nécessaires, Versailles fut aussi considéré comme un obstacle sur le chemin vers la prospérité du plus grand nombre. Il serait temps de méditer comme il se doit les quelque cent ans au cours desquels Versailles fut la capitale du royaume de France pour comprendre que l’État est souvent plus un problème qu’une solution. Ce serait aussi l’occasion de redécouvrir une leçon précieuse pour notre temps, à savoir qu’il y a davantage lieu de parier sur la liberté individuelle et l’initiative privée que sur l’interventionnisme d’un « État stratège ».
Matthieu Creson
- https:// www.chateauversailles.fr/ actualites/vie-domaine/restauration-bureau-louis-xv ↩
- Versailles, histoire, dictionnaire et anthologie, sous la dir. de Mathieu da Vinha et Raphaël Masson, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2015, p. 621. ↩
- https://www.institutcoppet.org/quand-francois-quesnay-netait-encore-quun-medecin-par-gustave-schelle-1907/ ↩
- https:// www.persee.fr/doc/ versa_1285-8412_2020_num_23_1_1221 ↩
- https://www.worldhistory.org /trans/fr/2-2285/fondation-de-la-royal-society/ ↩
- https://www.lhistoire.fr/éphéméride/7-février-1752%C2%A0-l’“encyclopédie”-est-censurée ↩
- Ibid ↩
- https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/chronologie/construction/3d0e56c9-ac99-4aa0-9c3c-1f8fa3d1641b-chateau-versailles/article/eaa026f8-9201-4d64-a4b6-ee7f95cb6fa2-histoire-chateau-versailles ↩
- Ibid ↩