La vie de Raymond Aron (1905- 1983) est exemplaire à tous égards. Parcours académique d’exception (Ulm, major à l’agrégation de philosophie), engagement combattant à Londres aux côtés du général de Gaulle, carrière d’universitaire éminent et d’éditorialiste respecté. Mais en France, il ne fait pas bon d’avoir tenté de progresser, avec raison, contre les vents dominants, parfois mauvais, de son temps. Pis encore, être sorti des sentiers idéologiques tout tracés en se réclamant d’un courant de pensée, le libéralisme, d’autant plus suspect qu’il pâtit d’une dénomination polysémique, à contenu variable selon les époques et les lieux. La démarche exigeante de la réflexion qui conduit à une vision pondérée, propre à appréhender la complexité du réel, irrite les dogmatiques, enclins au prêt à penser simplificateur et rassurant de leurs petits livres rouges ou verts. Bref, dans la France de l’avant et, plus encore, de l’après Seconde Guerre mondiale, l’auteur de L’opium des intellectuels et du Spectateur engagé s’était consciencieusement préparé – à l’instar de Tocqueville qu’il a remis sur le devant de la scène dans la revue Commentaire ou avec son Essai sur les Libertés – quelques années de solitude puis, post mortem, de purgatoire. S’étant toujours gardé de muter en idéologue, il occupa une place singulière dans la famille des intellectuels français du milieu du siècle dernier, celle du penseur taraudé par la conscience des limites de son savoir, en constante posture de recherche, conformément à la tradition universaliste et humaniste des Lumières. Son corpus intellectuel, parcouru par l’esprit de nuance – à ne pas confondre avec l’affadissement ou la compromission – nous en est d’autant plus précieux au- jourd’hui.
Quarante ans après sa disparition, les générations d’étudiants qui ont planché sur Paix et guerre entre les nations ou Penser la guerre, Clausewitz, se raréfient. Le think tank GenerationLibre a, fort à propos, décidé de nous rappeler l’intemporalité et surtout l’utilité d’un penseur, dont la seule certitude était l’irréfragable centralité du doute : se méfier « des modèles et des utopies », « récuser les prophètes de salut, les annonciateurs de catastrophe » ; et s’il faut choisir, défendre le préférable (l’Occident démocratique) contre le détestable (le soviétisme et tous les totalitarismes liberticides). Préfacé par Monique Canto-Sperber, le recueil intitulé Raymond Aron, l’actualité de sa pensée, 40 ans après sa mort rassemble une douzaine de contributions étayées mais accessibles, abordant les facettes, nombreuses et diverses, d’un auteur qui n’a cessé, loin des sentiers battus conceptuels, d’ausculter et d’interroger son époque.
Dans une première partie, la problématique du spectateur engagé est traitée de façon exhaustive par Nicolas Baverez qui dissèque les diverses dimensions du compagnon de route de la Liberté du XXe au XXIe siècle ; portant sur la philosophie de l’histoire et les li- mites de l’objectivité historique, sa thèse fit scandale en 1939 « en inaugurant en France l’épistémologie du soupçon dans le domaine des sciences sociales » ; Joshua Cherniss se penche, lui, sur le fardeau de l’isolement et les vertus de la solitude qui ont marqué les trajectoires de Camus et Aron, reliés par une éthique de l’intégrité, parallèle moins célèbre que l’interminable et structurante dispute avec Sartre ; Philippe Raynaud traite d’Aron « entre sociologie et politique » tandis que Laetitia Strauch- Bonart parle d’un Raymond Aron « cancellé » par consensualisation : souvent invoqué mais guère lu, il « plait aujourd’hui à tout le monde parce qu’il n’est véritablement connu de personne ».
Une deuxième partie permet d’évoquer « la modernité aronienne ». Autour du thème du progrès, elle rassemble les contributions d’Aurélie Drouvin, d’Alexis Karklins-Marchay et de Perrine Simon-Nahum. La troisième évoque Aron en 2023 ; elle commence par une interview de Jean-Louis Bourlanges, suivie d’une réflexion d’Alexis Carré intitulée « Le déclin des Nations est-il inévitable ? » qui permet de saisir la conception aronienne de la Nation, cadre indissociable de l’émergence des régimes libres. Raphaël Amselem et Baptiste Gauthey se penchent ensuite sur « Raymond Aron : un héritage pour comprendre la crise démocratique française au XXIe siècle ». Une dernière partie dédiée à Aron perçu par les politiques voit David Lisnard, dans « L’honneur de la Démocratie » mentionner l’aversion d’Aron pour « l’achèvement de la puissance bureaucratique », et Bernard Cazeneuve, dans « Raymond Aron et la gauche » rappeler comment, en Allemagne entre 1930 et 1933, le philosophe avait eu la révélation de la dimension possiblement tragique de l’Histoire. La perspicacité de ce « professeur d’hygiène intellectuelle des Français », selon l’expression de Claude Lévi-Strauss, nous manque fortement aujourd’hui. Il ne savait que trop que les hommes « font leur histoire même s’ils ne savent pas l’histoire qu’ils font ».
Alain Meininger