La ville-musée, ou ville-patrimoine, malgré qu’elle possède la connotation péjorative d’une ville figée au passé cristallisé sous une cloche de verre, est en fait bien plus substantielle. L’association de ces deux termes renvoie à une idée d’immobilité et de conservation plutôt qu’à l’effervescence censée caractériser les espaces urbains. C’est sûrement pourquoi cette terminologie est parfois peu vantée par ces villes elles-mêmes, malgré leur attractivité croissante.
La ville-musée serait donc une collectivité qui, grâce à des politiques publiques, va préserver son patrimoine, le mettre en valeur, et parfois même l’exploiter comme ressource économique. Pour comprendre cela, il faut avoir à l’esprit que le patrimoine des villes ne se limite plus seulement à ses monuments, son art et son architecture. Aujourd’hui, de plus en plus de constructions entrent dans le champ patrimonial, non pas pour leur esthétisme, mais parce qu’elles traduisent un héritage architectural, historique et national. Cette tendance au « tout-patrimoine » s’est généralisée depuis le milieu du XXème siècle.
« Tout devient patrimoine non seulement les églises, les châteaux et les quartiers anciens, mais aussi les bateaux, les traces archéologiques, les maisons d’artistes, (…), les usines abandonnées, les lavoirs et les fours à pain (…) ».
Régis Neyret, Le Patrimoine, atout du développement.
En devenant une ressource économique et un objet de convoitises, le patrimoine entraîne une concurrence entre de multiples acteurs et peut être le facteur d’une ségrégation intentionnelle. La mise en avant du patrimoine questionne également les mobilités de ces villes. Enfin, lorsque le patrimoine devient un fort atout pour le tourisme, des pendants négatifs peuvent apparaître.
On peut alors se poser la question des stratégies des villes concernées face à leur avenir. De ce fait, les enjeux socio-économiques de la ville-musée ont-ils surpassé la volonté initiale de protection et de valorisation du patrimoine ?
I. La Loi, au cœur de la protection et de la valorisation de la ville-musée
Les villes, notamment européennes, réagissent différemment face au processus de patrimonialisation de leur centre historique. La valeur que leur accordent les gouvernants est illustrée par l’abondance de législations patrimoniales protectrices.
Certaines villes, comme Paris, sont très attachées à leur tissu et à leurs monuments historiques même si des débats subsistent sur leur possible modernisation, à l’image de la réhabilitation de la Cathédrale Notre-Dame-de-Paris suite à son incendie en 2019. John Ruskin dans Les sept lampes de l’architecture énonce : « Prenez soin de vos monuments et vous n’aurez nul besoin de les restaurer ». En cela, il s’oppose à la vision française d’Eugène Viollet-Le-Duc, qui prône une intervention de restauration des monuments pour leur redonner une nouvelle vie. Camillo Boito et Gustavo Giovannoni ouvrent la voie à une conservation plus équilibrée et modérée.
Les Etats ont pour rôle de mettre en place des législations pouvant répondre aux perspectives d’évolution des villes historiques. En France, la ville-musée fait l’objet d’une législation ancienne dont les prémisses remontent à la fin du XIXème siècle. Depuis 2016, le législateur a regroupé tous les zonages de protection existants sous l’appellation de “Site Patrimonial Remarquable” (SPR). Par ailleurs, le Plan de Valorisation de l’Architecture et du Patrimoine (PVAP) est également créé à cette occasion et s’articule avec le Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur dans le cadre de la planification urbaine.
II- Le patrimoine urbain : objet et enjeu de compétitions
Si l’on peut interroger le caractère immuable de la ville-musée, on peut par corrélation se poser la question de son dynamisme. Les villes, et leurs multiples centralités, tendent vers une effervescence et une attractivité toute particulière. Dans ce contexte, le patrimoine et la richesse des villes-musées sont donc un sérieux atout pour la compétition.
Au-delà de sa mise en valeur et de sa protection, le patrimoine est aussi célébré lors d’évènements dédiés à l’image des Journées Européennes du Patrimoine qui se déroulent chaque année en septembre.
Certains, comme Régis Neyret, considèrent en revanche que « La mémoire s’arrête aux commémorations et aux anniversaires, l’événementiel remplace la permanence et la culture se concentre dans des « journées » qui lui sont spécialement réservées ».
La mise en concurrence peut également se faire entre individus ou catégories sociales : « Quand l’ultralibéralisme n’avait pas encore envahi la planète, les monuments faisaient la délectation d’une minorité cultivée (…). En cette fin de XXème siècle, le goût et le désir de patrimoine sont devenus des phénomènes populaires incontournables, marqués à la fois par la peur du changement et par le désir de valorisation d’un héritage » énonce Neyret.
Malgré une popularisation du goût du patrimoine, certains facteurs démontrent une inégalité entre groupes sociaux. C’est le cas par exemple pour certains évènements indirectement destinés à quelques privilégiés, comme le festival de musique classique de Bayreuth.
De la même manière, on observe aussi une compétition entre les classes pour l’accès à la centralité urbaine. Certains espaces publics relevant du patrimoine sont de plus en plus privatisés, tels que les passages couverts parisiens, ou encore le passage Pommeraye à Nantes.
Benoît Peeters, co-auteur de la bande dessinée Revoir Paris dans laquelle il fait dialoguer sa vision futuriste de la Ville Lumière, décrit dans un article de La Libre, une perception tronquée de celle-ci : « On a parfois une image monolithique de l’architecture du centre de Paris. Comme si tout Paris ressemblait à Saint-Germain-des-Prés, à Montmartre ou au Marais. Si on se balade dans le XXème arrondissement ou des parties du XVème arrondissement, on voit que cette imagerie idéale n’est pas exclusive. Ce sont des frontières symboliques ». Il y a effectivement un biais dans la manière de percevoir certaines grandes villes-musées. Celui-ci est d’ailleurs renforcé par le cinéma, dans des films et séries « carte postale », comme Le destin d’Amélie Poulain ou plus récemment Emily in Paris. Ainsi les médias font rayonner vers le monde entier, une image artificielle ou plutôt partielle des villes-musées.
Ces stratégies économiques et politiques développées par les villes, mais aussi les stratégies d’appropriation du patrimoine par certaines catégories d’habitants, entraînent des conséquences sociogéographiques et relatives à la planification urbaine.
III. La ville musée : modèle d’urbanité élitiste et ségrégation sociale
Si le patrimoine est une valeur ajoutée, à qui est-il destiné ? La muséification et l’irruption du patrimoine comme outil d’une compétition aux intérêts économiques a eu pour conséquence l’augmentation des prix dans les secteurs concernés. Cette augmentation des prix du coût de la vie se fait à de multiples échelles. Ainsi, une telle augmentation des prix induit la gentrification d’une partie de la population. Cependant, cette augmentation ne fait que renforcer un mouvement global déjà en cours, et n’en est donc pas l’unique cause.
L’ouvrage Gentrifications définit bien ce processus : « La gentrification (…) s’effectue en partie sous le sceau d’un certain modèle d’urbanité inspiré par la ville ancienne européenne et à travers la concurrence entre différents acteurs et groupes sociaux inégalement dotés pour son appropriation et sa transformation ».
L’historicité et l’identité locale sont donc bien investies par une partie de la population et sont des facteurs qui peuvent motiver des choix résidentiels. De plus, l’espace rêvé des acteurs de la gentrification est décrit par les auteurs du livre du même nom, comme animé, dense mais surtout « il présente un paysage hétéroclite, il abrite des habitants et des usagers aux profils variés (…). La ville rêvée n’est ainsi pas neuve, moderne, elle ne rompt pas avec son passé mais le montre et le valorise comme un gage d’authenticité, d’unicité et d’appropriabilité ».
L’affirmation de cette possibilité d’appropriation, et la coprésence de profils variés paraît néanmoins difficilement compatible avec le processus même de gentrification. On peut dire d’une certaine manière que la ville-musée paraît entretenue, valorisée mais aussi parfois appropriée par une certaine élite. C’est le cas du quartier du Marais dans le 3ème arrondissement de Paris.
Alors que jusque dans les années 1970, il s’agissait d’un quartier insalubre et délaissé, son avenir est bouleversé lorsqu’il devient secteur sauvegardé, régi par un PSMV. Le quartier correspond totalement aux questions de protection de la ville-musée puisque tout l’enjeu sera d’y conserver le tissu historique ancien comme l’hôtel de Soubise, d’y favoriser la réhabilitation, mais aussi la protection par le biais d’une piétonisation précoce.
Le quartier juif, autrefois isolé, est progressivement réapproprié par la communauté LGBT. Le prix du foncier augmente, l’artisanat et la vie grouillante sont ségrégés au profit de portes bourgeoisement fermées. En se “parisianisant”, le quartier a commencé à attirer de riches étrangers cherchant un résidence secondaire dans ce quartier, augmentant l’effet Airbnb. Le processus de gentrification permet donc d’expliquer comment cette compétition se traduit spatialement.
Conclusion
Tandis que les villes contemporaines se servent d’institutions culturelles comme moteur de développement, dans le contexte d’un effet Bilbao, les villes-musées mettent en avant leur patrimoine. Faisant l’objet de nombreuses législations, toute initiative la concernant est largement encadrée. Le patrimoine et l’imaginaire historique qui y correspond constituent en partie l’identité locale, celle-ci est investie et entretenue par le législateur et aussi par les habitants.
Le patrimoine de la ville-musée, du fait de cet investissement et dans le contexte d’un monde libéral et capitaliste, fait l’objet de compétitions avec d’autres villes mais c’est aussi le cas entre ses habitants.
La capitalisation du patrimoine a donc entraîné des conséquences parfois préoccupantes : ségrégations socio-culturelles multiples, tourisme de masse, dégradation des territoires, problématiques liées aux mobilités, déclin démographique, etc.
Ainsi, les villes-musées ont-elles réussi à composer avec leur patrimoine ? Celui-ci n’est-il pas réduit à un rouage de la compétition ? L’accès au patrimoine est-il facilité dans la ville-musée ou celle-ci participe-t-elle à renforcer le sentiment d’élitisme perçu par certains ?
Alexis GINGREAU,
Chargé de mission « aménagement du territoire » au sein du think tank Ecologie responsable