A l’écart des grandes migrations estivales, sur les terres austères du Forez et du Livradois, se tient chaque année, à la fin du mois d’août, le festival de musique de La Chaise Dieu créé en 1966 par György Cziffra.
On connaît l’exceptionnel patrimoine religieux que la région recèle, notamment, mais pas seulement, de style roman. Le festival se love en grande partie, depuis les origines, dans ces écrins architecturaux de la Haute Loire et du Puy de Dôme, à commencer bien sûr par l’imposante abbatiale Saint Robert de la Chaise Dieu qui demeure son « lieu identitaire », aux côtés d’autres sites à la spiritualité tout aussi prégnante, tels la basilique Saint-Julien de Brioude, la cathédrale Notre-Dame du Puy-en-Velay ou, à Ambert, l’église Saint-Jean.
Après le cinquantième anniversaire fêté avec faste l’année dernière, l’édition 2017 s’est inscrite pleinement dans la tradition d’excellence instaurée dès les origines, en proposant une programmation exigeante et accessible, en mesure de satisfaire tant les mélomanes initiés venus de toute la France et de l’étranger que de jeunes publics en phase de découverte. Beaucoup de genres musicaux sont représentés : la musique ancienne à l’occasion du 250e anniversaire de la mort de Telemann, la musique sacrée avec le Stabat Mater de Haydn, la Passion selon Saint Jean de J. S. Bach, la musique romantique du 19e siècle avec la huitième de Beethoven ou la symphonie du Nouveau Monde de Dvorak, occasion d’un hommage à La Fayette, mais aussi des récitals de piano, de guitare et de la musique du 20e siècle. Difficile de faire des choix même si cette saison recelait quelques perles rares. Citons le Miserere d’Allegri, rarement donné, authentique joyau de polyphonie sacrée, chanté en la collégiale Saint-Georges de Saint-Paulien par The Tallis Scholars sous la direction de Peter Phillips ; on sait que cette pièce mythique, trésor jalousement gardé, réservé aux papes et aux cardinaux dans la chapelle Sixtine pendant la Semaine sainte, fut retranscrite de mémoire, après une seule audition, en 1770, par un Mozart tout juste âgé de quatorze ans. Mention doit également être faite de la magistrale interprétation du Requiem de Verdi par l’Orchestre et le Chœur Giuseppe Verdi de Milan, sous la direction de Daniel Kawka même si l’œuvre, époustouflante, affronte depuis sa création le reproche d’être « un opéra en robe d’ecclésiastique » selon les mots du chef d’orchestre Hans von Bülow.
Le Festival était cette année placé sous la protection de deux femmes, saintes comme il se doit, pour une manifestation tournée depuis ses origines vers la musique sacrée ; Sainte Cécile s’est vue dédiée, le dimanche de clôture, la Messe solennelle que lui a écrite Charles Gounod ; mais c’est du concert d’ouverture dont nous souhaitions parler, placé par la grâce d’Antonio Caldara et de son splendide oratorio, sous le patronage de Marie-Madeleine.

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En 1514 Titien peint un tableau intitulé « l’amour sacré et l’amour profane » ; installé aujourd’hui dans la villa Borghèse à Rome, sa beauté n’a d’égale que la fascination qu’il a toujours exercée sur ceux qui en ont en tenté l’exégèse ; comment représenter la femme, question ontologique au cœur de la théologie chrétienne dont Marie-Madeleine, personnage ô combien composite, est en quelque sorte la personnification. Entre la prostituée qui oint Jésus lors du repas chez Simon, la Marie de Béthanie, sœur de Marthe et de Lazare, et la disciple qui, convertie au pied de la Croix, s’entend dire à l’ouverture du Tombeau « noli me tangere », le choix ne manque pas de contradictions. L’hagiographie se chargera, au moins jusqu’à une date récente, de simplifier pour l’édification des masses, en éliminant, cela va sans dire, le profane au profit du sacré.
Compositeur prolixe, auteur de plus de trois mille œuvres (opéras, messes, cantates, symphonies) auxquelles il faut ajouter une bonne trentaine d’oratorios, Antonio Caldara n’était pas homme à s’embarrasser de ce genre de considérations. Né à Venise en 1670 et mort à Vienne en 1736, il fut chanteur, violoncelliste virtuose à la basilique Saint-Marc et, surtout, bien que largement oublié aujourd’hui, considéré comme le plus grand compositeur italien de musique baroque de son époque. On sait qu’il rencontra Scarlatti et Haendel et qu’il influença de son vivant Jean-Sébastien Bach et Telemann et, indirectement, Joseph Haydn et Mozart. Sic transit gloria mundi.
Sa « Maddalena ai piedi di Cristo », écrite aux alentours de 1700, est un oratorio d’une facture aboutie, proche de certaines des plus belles pièces de Haendel telle « Il trionfo del tempo e del disinganno », créée à Rome en 1707 et qu’il nous fut donné d’entendre à Aix en Provence en 2016 en version opératique. Mais l’oratorio dont les origines ne passionnent plus guère aujourd’hui est un genre à part, né dans des conditions particulières. Nous sommes à la Contre-Réforme. Face à la vague luthérienne qui progresse en Europe, l’heure est pour l’Eglise catholique au rassemblement des ouailles par la reconquête des cœurs. On bâtit, pour le faste, les églises baroques et, pour la contrition, les « Sacri Monti » lombards et piémontais. Le concile de Trente est passé par là. Genre naissant, l’opéra prend peu à peu son essor mais il lui est interdit de tirer argument d’un sujet sacré. L’ordre des Oratoriens, fondé en 1575 par Philippe Néri, imaginera la solution ; en se réunissant, en dehors des offices, dans la partie de l’église nommée oratoire pour y chanter les Laudes, on finira par utiliser cette polyphonie affranchie de la contrainte liturgique, pour créer une forme nouvelle, à base d’arias et de récitatifs, qui permettra de traiter de sujets issus de la Bible ou de la vie des saints de façon aussi séduisante, pense-t-on, qu’il eut été possible de le faire à l’opéra. Si la théâtralité ne peut qu’y perdre au plan visuel, l’expression des affects demeure, préservée par l’exaltation ou la suavité de l’écriture musicale et vocale, elles-mêmes sublimées par l’éloquence de l’interprétation.

A La Chaise Dieu, « Le Banquet Céleste », formation d’une vingtaine de musiciens, constituée et dirigée par Damien Guillon nous a, si l’on ose dire, régalés pour le concert d’ouverture. Dans une abbatiale Saint-Robert dont le cadre, si ce n’est l’acoustique, se prêtent à merveille à ce type d’œuvre, le public a, plus de deux heures durant, écouté ce chef d’œuvre d’une étonnante beauté. L’argument est d’une simplicité biblique : Marie-Madeleine exprime son repentir et demande son pardon à Jésus ; tiraillée en première partie entre les séductions de l’amour terrestre et les consolations de l’amour céleste, elle voit surgir, en deuxième partie, le Pharisien qui la condamne sans appel tandis que l’amour et la miséricorde du Christ finiront par triompher. Damien Guillon, contre-ténor, dirige l’orchestre et chante avec autant de maestria le rôle de l’amour céleste ; le ténor belge Reinoud Van Mechelen incarne un Christ tout en bienveillante humanité tandis que Riccardo Novaro, baryton, se glisse vocalement avec naturel dans le rôle du méchant Pharisien. Nous en voudra-t-on cependant si l’on écrit que les femmes furent particulièrement éblouissantes, à commencer bien sûr par Emmanuelle de Negri, soprano, dans le rôle de Marie-Madeleine ; il en fut de même pour Maïlys de Villoutreys, soprano également, dans celui de Marthe et de Benedetta Mazzucato, contralto, dont la sensualité tentatrice, dans le rôle de l’amour terrestre, s’exprime de façon fascinante dès les deux arias initiaux « Dormi o Cara » et « Deh, librate amoretti ». Que les amateurs de musique baroque vénitienne qui n’ont pu faire le déplacement en Auvergne ne désespèrent pas pour autant ; l’oratorio sera rejoué à Rennes à l’automne et fera l’objet d’un enregistrement.
Alain Meininger