Le 25 janvier 2024, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision sur la loi immigration, censurant 35 des 86 articles du texte, dont 32 comme « cavaliers législatifs » n’ayant pas de lien, même indirect, avec les dispositions initiales du texte.
Le Conseil a ainsi considéré que les dispositions ajoutées et adoptées au Parlement n’avaient pas leur place dans un texte sur l’immigration. Il semblait pourtant que les dispositions visant à durcir les conditions du regroupement familial auraient pu, sans nécessité un grand effort d’imagination, être rattachées au chapitre du projet de loi sur la maîtrise des voies d’accès au séjour.
De la même façon, le juge constitutionnel a considéré que les dispositions relatives à la maitrise d’un niveau de langue minimal pour bénéficier du regroupement familial n’avaient pas de lien avec le texte initial, dont le chapitre 1er s’intitulait pourtant « Mieux intégrer par la langue ».
De même, comment comprendre la censure des articles sur le droit de la nationalité quand en 2018, dans sa décision sur la loi pour une immigration maitrisée, le Conseil constitutionnel a validé sans ciller l’ensemble des mesures introduites sur le code de la nationalité, quand bien même elles n’étaient pas présentes dans le texte initial ?
Concrètement, la conséquence de cette décision est une quasi-impossibilité pour les députés et sénateurs d’enrichir un texte proposé par le gouvernement et conduit à nous s’interroger sur le pouvoir dont dispose encore le Parlement. D’un point de vue démocratique, il est très inquiétant que le Conseil ait pu rejeter la quasi-totalité des ajouts parlementaires sur un enjeu aussi fondamental que notre politique migratoire sur le fondement d’un vice de procédure sans même juger au fond de la conformité avec la Constitution. Il est encore plus inquiétant que rappeler cette évidence vous condamne aux pires accusations « d’illibéralisme ».
La décision du Conseil constitutionnel du 25 janvier 2024 n’est pas un coup d’Etat. Elle est le fruit de l’expansion progressive et constante du pouvoir des juges au fil des décennies et qui trouve sa source en 1971 avec la censure par le Conseil constitutionnel de la loi Marcellin sur la liberté d’association, que l’ancien président du Conseil constitutionnel Robert Badinter a lui-même qualifié de « véritable coup d’État juridique[1] ».
Illustration du caractère souvent très politique des décisions du Conseil, Alain Poher rapporte dans ses Mémoires sa discussion avec le président du Conseil constitutionnel d’alors, Gaston Palewski, qui affirmait vouloir à travers cette décision « faire comprendre à Pompidou qu’il n’est pas de Gaulle, lui donner une leçon, le rappeler à l’ordre ».
Initialement prévu pour être le garant de la répartition des compétences entre le législatif et l’exécutif, le Conseil a soudainement étendu de lui-même sa mission à celle de garant des droits fondamentaux et décidé d’appliquer, non seulement la Constitution de 1958 elle-même mais également la Déclaration de 1789 et le préambule de 1946 qui établissent les droits et les libertés garantis en France. Cette constitutionnalisation du préambule de la constitution, qui était un texte philosophique et moral mais certainement pas juridique, a fini par conduire à la transformation de la fraternité et du principe de précaution en principes juridiques. Ainsi, en consacrant l’usage de ce « bloc constitutionnel », le Conseil constitutionnel s’est arrogé un rôle nouveau de protecteur des droits et des libertés et une capacité à agir comme une sorte de cour suprême. Cette évolution est absolument contraire à l’esprit de la Constitution de 1958, le général de Gaulle estimant qu’en France « la cour suprême, c’est le peuple »[2].
La limitation progressive de l’initiative parlementaire s’inscrit sur le temps long. Dans sa version originelle, la Constitution de 1958 ne comprenait aucune disposition traitant spécifiquement de la recevabilité liée à l’objet des amendements.
Ce n’est que progressivement, par sa jurisprudence, que le Conseil constitutionnel a consacré l’exigence d’un « lien » entre un amendement et le projet de loi en discussion, qui a été établie pour la première fois dans une décision du Conseil constitutionnel du 13 décembre 1985, inventant ainsi la jurisprudence sur les cavaliers législatifs qui s’est progressivement durcie.
En réponse, le constituant a souhaité assouplir cette jurisprudence trop sévère avec la réforme constitutionnelle de 2008, afin de redonner une liberté d’amendement aux parlementaires en première lecture. C’est ce que Jean-Luc Warsmann, président de la commission des lois de l’Assemblée et rapporteur de la réforme constitutionnelle, exprimait très clairement durant l’examen du texte : « Nous voulons remettre en cause la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, ces dernières années, a restreint notre liberté d’amendement en première lecture[3]. »
Cette réforme est ainsi venue compléter la rédaction de l’article 45 en y ajoutant que : « tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis. » L’expression « un lien même indirect » établissait très clairement la volonté de redonner des marges de manœuvre au législateur.
Cependant, 15 ans après, force est de constater que la révision de 2008 n’a pas eu les effets escomptés sur la jurisprudence du Conseil, ni même d’ailleurs sur le renforcement du rôle du Parlement. Au contraire, nous faisons face à une situation rare où le Conseil constitutionnel viole la lettre de la Constitution ainsi que l’intention du constituant. En effet, pour lui désormais, le lien même indirect ne s’apprécie pas par rapport « au texte », comme le dit le Constitution, mais avec « un article du texte ».
Cette interprétation rigoriste qui est faite de l’article 45 conduit à un taux d’adoption des amendements parlementaires toujours plus bas (tombé à 11 %[4] entre 2017 et 2022, contre 25 % durant la législature 2012-2017) à mettre en parallèle avec les 84 % de taux de succès des amendements du Gouvernement. De même, l’irrecevabilité législative des amendements, c’est-à-dire leur rejet avant même d’avoir été examinés, est montée à 23,2 % des amendements depuis 2022, soit presque 50 % de plus que lors de la législature précédente. Enfin, l’interprétation de l’article 45 conduit les députés et sénateurs à s’autocensurer d’eux-mêmes, par crainte des filets du Conseil constitutionnel, limitant ainsi la portée la loi. Nous voilà de retour sous Charles X, lorsque le parlement devait demander l’autorisation au Roi pour pouvoir amender la loi avant que celui-ci choisisse de s’en affranchir complétement en nommant un gouvernement ne la représentait pas. On connait la suite.
Ainsi, la loi votée par le pouvoir législatif n’a désormais plus de valeur absolue mais est réduite à une proposition contestable, à charge ensuite aux juges de prescrire le contenu des politiques publiques. C’est ce passage « d’un Etat de droit à un Gouvernement des juges » que décrit très justement l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel Jean-Eric Schoettl dans son ouvrage du même nom et qui rappelle la définition que Georges Clémenceau donnait de la démocratie : « le pouvoir pour les poux de manger les lions. »
Cette situation « d’impuissance organisée » contribue à désespérer les citoyens de leur Etat, à les détourner un peu plus de leurs représentants, pantins absurdes car dépouillés de leur pouvoir, et à renforcer en définitive le vote en faveur des extrêmes qui apparaissent comme les seuls capables de renverser la table.
CEDH, Conseil constitutionnel… Force est de constater que l’extension sans fin du pouvoir du juge se fait toujours et systématiquement au détriment du législateur élu. Face à cette impasse démocratique, quel intérêt ont encore les oppositions à jouer le jeu de la démocratie parlementaire et à amender et voter les textes présentés par le Gouvernement ?
Si l’on gouverne dans les prétoires, pourquoi se rendre dans l’isoloir ?
La loi immigration ainsi amputée ne résoudra aucun des problèmes auxquels l’immigration nous conduit à faire face. Alors que trois Français sur quatre réclament un renforcement drastique de la maîtrise de nos frontières, il est urgent de redonner la parole au peuple en organisant un référendum sur ce sujet.
Comme l’écrivait Jean Giraudoux : « Le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juge la réalité. » Plus prosaïquement, convenons qu’à défaut de faire rentrer le fleuve du gouvernement des juges dans son lit, il est urgent de redonner toute sa place au législateur, en faisant en sorte que la politique conduite dépende en premier lieu du résultat des élections !
Plus encore, pour restaurer l’ordre républicain, il est temps de remettre à l’endroit notre édifice juridique. La France a vécu deux siècles en République sans Conseil constitutionnel, même pour faire respecter les domaines de la loi et du règlement. On l’imagine mal en revanche vivre sans Parlement.
Olivier Marleix,
Député d’Eure-et-Loir
Président du groupe Les Républicains
[1] Cahiers du Conseil constitutionnel n°25, août 2009.
[2] Conférence de presse du 1er octobre 1948
[3] Séance publique du 9 juillet 2008 à l’Assemblée nationale
[4] Etude du think tank Génération Libre « Déprésidentialiser la Cinquième République »