Pour la Revue Politique et Parlementaire, Emmanuel DUPUY, Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). Enseignant en géopolitique au sein de l’Université Catholique de Lille, l’Institut Supérieur de Gestion (ISG) et l’EDC – Paris Business School analyse la récente attaque de l’Iran sur Israël.
Après l’attaque de 185 drones armés Shahed 136 et 238, 36 missiles de croisières notamment Shahab et 110 missiles balistiques, dont des Khaybar et roquettes, depuis l’Iran, le Sud-Liban – via le Hezbollah -, le Yémen – par le truchement des milices houthies – et, qui constitue l’attaque la plus spectaculaire menée par l’Iran, et surtout, la première ayant visé le territoire israélien; les principaux belligérants, notamment, les Etats-Unis, appellent, instamment, à la désescalade militaire et à éviter une déstabilisation régionale.
Paradoxe d’une attaque d’une ampleur inédite, visant à saturer les capacités de défense anti-aériennes israéliennes, qui a pourtant a été empêchée, via la redoutable efficacité multi-couches du système anti-aérien israélien (système sol-air Dôme de fer, système de défense aérienne basse couche anti-drone, laser Iron Beam – Light Blade, système anti-missile balistique haute couche et longue portée Arrow 3 & 4) – et ce, à la hauteur exceptionnelle de 99% des tirs iraniens interceptés. Il est plus vraisemblable, néanmoins, que le taux d’interception soit davantage autour de 95-85%, eu égard aux 5 à 15 missiles balistiques iraniens ayant atteint leurs cibles.
Certes, l’Iran a, avant tout, visé la base militaire israélienne située dans le désert du Neguev, d’où est partie la frappe du 1er avril ayant tué 16 membres des Gardiens de la Révolution. Par ailleurs, l’autre cible était le plateau du Golan, occupé et annexé par Israël (contrevenant à la Résolution 497 du Conseil de sécurité du 17 décembre 1981), donc juridiquement pas l’État israélien, et, donc ne ciblant pas prioritairement les villes israéliennes.
Même si l’Iran semble avoir, volontairement, minoré son attaque, voire informé, par le biais, du premier ministre irakien, Mohamed al-Soudani, présent à Washington, au moment de l’attaque, quant à la mise en scène « chorégraphiée » de sa réplique militaire, il n’en demeure pas moins que Téhéran visait, avant toute chose, à lancer un avertissement clair, tant à Washington qu’à Tel-Aviv.
L’on se perd, désormais, en conjectures quant à la nature et l’ampleur de la riposte israélienne.
Plusieurs scenarii sont sur la table du Cabinet de guerre israélien et du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, avec ou non, l’assentiment américain.
Washington a été prompt, en effet, à rappeler sa ferme volonté à ne pas participer « directement » à une riposte militaire.
S’agira-t-il de frappes balistiques menées par Tsahal, et notamment, ses forces aériennes, contre des cibles des Gardiens de la Révolution (IRCG) ou des centres décisionnaires, sur le territoire iranien lui-même ? Ce qui constituerait, indubitablement, la ligne rouge qu’attend, du reste, le régime des Mollahs, pour se draper dans la fausse narration de la défense de son territoire et de sa population et se sauver, ainsi, de la mauvaise passe économique et sociétale auquel il fait face sur le plan intérieur, depuis la révolte née de la mort de Mahsa Amini, en septembre 2022.
Toute frappe contre des cibles, fussent-elles militaires, en Iran, nourrirait, indiscutablement, une narration victimaire biaisée, dont les Mollahs joueraient.
S’agira-t-il de frappes, plus « chirurgicales », en Syrie, voire au Liban, sur le modèle des frappes ciblées contre plusieurs dirigeants du Hezbollah, du Hamas et de la Force Al Qods des Pasdarans, qu’Israël a lancé, à de multiples occasions, depuis l’attaque menée par le Hamas, le 7 octobre dernier. Israël n’a, en effet, pas hésité, à frapper l’IRCG à de multiples occasions, à l’instar de la dernière frappe, le 1er avril dernier, ayant visé l’annexe du consulat iranien de Damas et qui a permis l’élimination du puissant général Reza Zahedi, commandant de la force Al Qods en Syrie et au Liban ?
S’agira-t-il, sinon, de mener des actions asymétriques hybrides – ce que l’on a coutume de désigner comme se situant « sous le seuil de la guerre » – notamment contre les implantations et centrales nucléaires iraniennes, notamment celles abritant les quelques 1000 centrifugeuses – dont Téhéran s’est doté abusivement, eu égard aux termes du Plan d’ActionGlobal Commun (PAGC-JCPOA) signé en juillet 2015. Il en irait ainsi de même avec les centres de recherche ayant contribué à fortement accélérer et « militariser » l’enrichissement de l’uranium appauvri, permettant d’affirmer – qu’avec plus de 20 kg d’uranium enrichi à 60% et 120 kg à 20% – l’Iran est à quelques mois, seulement, de se doter de la capacité nucléaire militaire, c’est-à-dire, à hauteur de 90%, seuil qui enclencherait inévitablement une réponse israélienne.
Verra-t-on ainsi l’accélération des éliminations ciblées des savants nucléaires iraniens que Tel-Aviv n’a pas hésité à mettre en œuvre, depuis une quinzaine d’années ? Constaterons-nous, par ailleurs, un regain d’activisme des cyber-attaques menées depuis Israël contre l’establishment scientifique iranien, notamment les principaux réacteurs nucléaires iraniens (Natanz, Bushehr, Arak, Fordow…) ?
Pourrait-on voir, ainsi, in fine, Tel-Aviv cibler certains responsables des « proxys » soutenus par Téhéran, alors que l’Iran cherche à accélérer son soutien, militaire, balistique et financier à ses « proxys » traditionnels, que Téhéran qualifie « d’axe de la résistance », soit près de 200 000 hommes, que sont le Hezbollah libanais, le Hamas et Djihad Islamique gazaouï, les milices chiites irakiennes Kataeb Hezbollah et Hachd al Chaabi ?
Verra-t-on ainsi, certains au sein du Cabinet de guerre, à l’instar de l’ancien chef d’état-major israélien, Gadi Eisenkot, ré-insister sur l’élimination, plusieurs fois, envisagée, du Secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah ? Israël n’a pas hésité à procéder ainsi, ciblant plusieurs chefs du Hamas, dans la bande de Gaza ; encore récemment visant trois fils du chef de la branche politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh. Les frappes du 2 janvier dernier, à Beyrouth- Sud, ayant éliminé, Saleh al-Arouri, chef adjoint du bureau politique du Hamas, tendrait à prouver que le Mossad aurait la capacité de le faire, à Doha, voire à Téhéran.
Ce serait, cependant, un pas supplémentaire, vers une déflagration régionale, dans une région aux équilibres stratégiques volatiles.
Inversement à l’appel à une réponse militaire, qui se fait certes insistant en Israël, depuis plusieurs heures, c’est sur le terrain diplomatique, à Washington ; au Caire – au sein de la Ligue arabe ; à Riyad – au sein du Conseil de Coopération du Golfe – CCG ; au Conseil de sécurité de l’ONU ; ou encore, via la réunion virtuelle du G7, que tout va se jouer, dans les prochains heures et jours.
Car, l’attaque massive ayant ciblé Israël fait émerger un nouvel ordre régional au Moyen-Orient.
Mise en pointillé, depuis la signature des Accords de Camp David, de septembre 1978, de ceux de Wadi Araba, en octobre 1994 et les derniers – Accords d’Abraham, d’octobre-décembre 2020 – la normalisation de jure et la coopération militaire de facto avec la Jordanie, l’Egypte, les Emirats Arabes Unis et dans une moindre mesure, Bahreïn (sans oublier le Maroc et le Soudan, également signataires), qui, en fermant leur espaces aériens et en interceptant des drones iraniens, est apparue nettement plus clairement, dans la nuit du samedi 13 à dimanche 14 avril.
Certes, l’Arabie Saoudite semble avoir été plus timorée que les EAU quant au soutien ouvertement affirmé vis-à-vis d’Israël face à l’attaque iranienne. Il n’en demeure pas moins, que Mohamed Bin Salman, à Riyad, tout comme Mohamed Ben Zayed, à Abou Dhabi savent très bien que leur intérêt convergent est de réduire et ralentir la capacité nucléaire, balistique, gazière et pétrolière du voisin septentrional du Golfe Persique.
Dès lors, un « front » israélo-arabo-occidental a ainsi tenu fermement face à l’attaque iranienne, qui elle ne recevait, tout au mieux, que les appels à la modération de ses alliés traditionnels, partenaires, parfois contraints, russes, chinois et turcs…
L’on peut ainsi s’interroger si le but recherché par les Iraniens a réellement été atteint ?
En effet, le dessein prioritaire de l’Iran, vise, surtout, à renforcer la crédibilité de sa dissuasion conventionnelle, à défaut de disposer d’un telle capacité que lui conférerait la dotation de l’arme nucléaire.
Téhéran cherche, ainsi, à « sanctuariser » les avancées de son programme nucléaire, à garantir et renforcer son statut de puissance régionale et veille, dès lors, minutieusement, à garder l’ascendant sur la gouvernance politique en Syrie, en Irak, au Liban et dans une moindre mesure au Yémen.
Celle-ci semble quelque peu écornée, en tenant compte du fait que l’immense majorité de ses missiles balistiques a été pris à défaut. C’est bien la crédibilité balistique de l’Iran qui a été mise en échec. Sans missiles réellement en capacité de « percer » les lignes de défense anti-aériennes israéliennes – et jordaniennes – la « prouesse » ayant constitué à coordonner une salve de plus de 350 effecteurs, pendant plusieurs heures, sur 1500 km de distance, semble réviser à la baisse, l’efficacité des vecteurs éventuels de la capacité nucléaire militaire crainte par Tel-Aviv et les chancelleries occidentales. Le risque que l’Iran accélère, dès lors, son programme nucléaire demeure, cependant, très préoccupant !
Dans le même élan, le Premier ministre israélien, dans une bien fragile situation domestique, se retrouve, à l’abri, temporairement, de toutes critiques émanant, tant de l’opposition politique israélienne que des deux camps politiques américains – qui plus est en campagne jusqu’au 5 novembre prochain – bénéficiant d’un soutien inespéré de ceux qui, en Europe, notamment, n’avaient pas hésité à interroger la capacité de Benyamin Netanyahou, à vouloir et pouvoir sortir du conflit à Gaza.
Reste aussi, une question implicite, qui risque de résonner, durablement, bien que peu apparente jusqu’à présent : celle du « deux poids deux mesures » entre la rapidité, l’efficacité et la fluidité de la coopération entre les forces armées israéliennes, américaines, britanniques et françaises, bien sûr, et la pusillanimité des Américains et des Européens à avoir et vouloir agir ainsi pour sanctuariser l’espace aérien ukrainien !
Car, après tout, les drones et missiles qui ont visé Israël depuis l’Iran, étaient sensiblement les mêmes que ceux que la Russie utilise pour viser quasi quotidiennement l’Ukraine..
Emmanuel DUPUY,
Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE),
Enseignant en géopolitique au sein de l’Université Catholique de Lille, l’Institut Supérieur de Gestion (ISG) et l’EDC – Paris Business School.