Célébrant le 65ème anniversaire de la Vème République devant le Conseil constitutionnel, le Chef de l’Etat a annoncé une révision de la Constitution portant notamment sur la participation des citoyens aux politiques publiques. Il s’est dit favorable à un élargissement de l’article 11 de la Constitution, afin d’ouvrir le référendum à « des domaines importants pour la nation qui y échappent ». Il entend également simplifier la mise en œuvre du référendum d’initiative partagée (RIP), « aujourd’hui excessivement contrainte ». Parallèlement à ces promesses de renouveau référendaire, il célèbre les formes d’« association directe des citoyens aux choix de la Nation » (grands débats et conventions citoyennes) promues à son initiative depuis la crise des Gilets jaunes. Dans l’état du pays, les perspectives tracées ne serviraient cependant pas notre vie démocratique.
En effet, qu’il s’agisse de relancer le référendum ou d’ « associer les citoyens aux grands choix de la Nation », les voies imaginées pour introduire dans notre vie politique des formes de démocratie directe sont illusoires ou dangereuses, surtout lorsqu’elles se présentent comme des alternatives à la démocratie représentative.
La relance du référendum
La Constitution connaît deux types de référendums nationaux, mais ils sont aujourd’hui peu pratiqués. D’où l’idée d’en élargir le champ et de promouvoir la démocratie participative. Mais ces projets soulèvent d’épineuses questions pratiques et de principe.
La Constitution connaît deux types de référendums nationaux, mais ils sont aujourd’hui peu pratiqués
La révision constitutionnelle de l’article 89 présuppose, avant la convocation du peuple souverain, un texte voté dans les mêmes termes par les deux assemblées.
Quant à lui, le« référendum législatif » de l’article 11 procède du Président de la République, mais peut aussi résulter, après contrôle préalable du Conseil constitutionnel, de l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement, soutenus par un dixième des électeurs (RIP).
Le référendum législatif, tel que le prévoit actuellement la Constitution, ne peut porter sur n’importe quel sujet. L’article 11 circonscrit strictement le domaine éligible à la consultation populaire. Le projet de loi soumis au référendum doit porter « sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions. ». N’entrent dans le champ de l’article 11 de la Constitution ni les réformes pénales, ni les réformes fiscales, ni les questions migratoires, ni les débats de société ou de bioéthique. Le Conseil constitutionnel a par exemple jugé que l’imposition de bénéfices exceptionnels n’entrait pas dans ce champ. Un référendum sur les retraites serait bien, quant à lui, relatif à « la politique économique et sociale de la Nation », mais cela ne suffirait pas à le rendre constitutionnellement possible. Il faudrait qu’il s’agisse d’une véritable réforme. Ainsi, la proposition de RIP examinée par le Conseil constitutionnel le 14 avril 2023, qui se bornait à cristalliser à 62 ans l’âge légal de départ à la retraite, n’a pas été considérée comme une « réforme » par le Conseil constitutionnel.
Voilà sans doute pourquoi le référendum est, aujourd’hui, un thème de débat plutôt qu’une pratique : on en parle beaucoup, on en fait peu.
Le dernier, qui portait sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe, remonte à 2005. Il a laissé un goût amer puisque les pouvoirs publics français ne tinrent pas compte de la volonté populaire.
D’où l’idée de modifier l’article 11 de la Constitution pour en élargir le champ et promouvoir la démocratie participative
Deux types de modifications de l’article 11 de la Constitution, relatif au « référendum législatif », sont couramment évoquées : étendre son champ, notamment aux « questions de société » ; favoriser les initiatives citoyennes, soit en assouplissant les conditions de déclenchement du référendum d’initiative partagée entre parlementaires et citoyens (RIP), soit en instituant un référendum d’initiative populaire (RIC). Il est également question, s’agissant du RIP, de rendre possible une pétition citoyenne précédant le ralliement d’un nombre suffisant de parlementaires. Tous ces élargissements pourraient se cumuler.
Pour sa part, le Chef de l’Etat se prononce en faveur de l’extension du référendum législatif aux seules questions de société, ainsi que pour l’assouplissement du RIP (abaissement du nombre minimal de signatures parlementaires du cinquième au dixième de l’effectif ; abaissement du nombre minimal de soutiens citoyens d’un dixième du corps électoral à un million d’électeurs ; possibilité d’une initiative citoyenne originelle à laquelle se rallieraient des parlementaires).
Ces modifications figuraient déjà dans le projet de loi constitutionnelle de mai 2019. Elles sont possibles par la voie d’une révision constitutionnelle d’initiative gouvernementale, approuvée dans les mêmes termes par les deux assemblées et réunissant les trois cinquièmes des suffrages exprimés au Congrès. Elles peuvent aboutir, car (au moins officiellement) elles trouvent grâce aux yeux de la plupart des partis politiques et des groupes parlementaires.
Ces modifications de l’article 11 n’en soulèvent pas moins d’épineuses questions pratiques et de principe
Elles se heurtent en effet à une dizaine d’objections :
1) Tout d’abord, le référendum législatif consiste à légiférer autrement que par la voie parlementaire, c’est-à-dire, qu’on le veuille ou non, à mettre le Parlement à l’écart. Mais ne faut-il pas plutôt respecter et revaloriser son rôle ?
2) En deuxième lieu, il faut bien comprendre que les deux procédures référendaires (articles 11 et 89) ne sont pas également pertinentes au regard des canons démocratiques et des critères de bonne gouvernance.
Le recours au référendum constitutionnel (article 89) se justifie à un quadruple titre : par sa finalité (recueillir le consentement du peuple à une modification de sa charte fondamentale) ; par sa portée (opérant au niveau le plus élevé de la hiérarchie des normes, un référendum constitutionnel lève par construction les obstacles juridiques auxquels pourraient se heurter les mesures qu’il comporte) ; par les garanties que présente l’élaboration du texte soumis au scrutin (approbation dans les mêmes termes par les deux assemblées) ; par l’accord qu’il suppose entre Parlement et citoyens, c’est-à-dire entre démocratie représentative et suffrage populaire.
Aucune de ces caractéristiques ne se retrouve en revanche dans les différentes formes de référendums législatifs, surtout s’ils prennent la forme d’un RIP (initiative partagée entre des parlementaires et des citoyens) ou d’un RIC (initiative citoyenne). La collision entre démocratie représentative et démocratie directe serait d’autant plus à craindre qu’on ouvrirait largement les vannes de l’article 11, tant sur le fond que sur la procédure.
3) Autre problème, dont peu sont conscients, mais qui devrait tempérer les ardeurs : le « référendum législatif » de l’article 11, même assoupli, ne peut consister à soumettre au peuple une question du type : « Pensez-vous que l’âge légal de départ à la retraite ne doit pas excéder 62 ans ? » ou « Etes-vous partisan de quotas migratoires ? ». Cela, c’est un sondage d’opinion. Ce qui est soumis au peuple en vertu de l’article 11, afin de donner une portée normative précise au suffrage populaire, c’est un projet de loi complet. Complet, avec tous les problèmes de lisibilité et de compréhension que cela comporte. Et tous les problèmes de rédaction défectueuse et d’insécurité juridique qu’y ajouteraient les propositions de loi référendaire d’initiative partagée ou « citoyenne ».
4) Si, comme on a toutes raisons de le penser, la crise de la démocratie contemporaine tient à un déficit de l’action publique, les élargissements de l’article 11 envisagés n’y apporteraient que partiellement remède, lorsqu’ils ne seraient pas carrément contreproductifs. En cas d’initiative référendaire présidentielle, on pourrait peut-être attendre de l’appel au peuple un renforcement du « pouvoir de faire ». Mais, en cas de RIP ou de RIC, le but poursuivi par les parlementaires (d’opposition) et/ou par les groupements de citoyens mobilisés autour de l’initiative référendaire serait, dans la majorité des cas, de faire obstacle à la politique gouvernementale. C’est le « pouvoir d’empêcher » qui s’en trouverait accru.
5) Le seuil du dixième des parlementaires (soit 93 députés et sénateurs, moins encore si leur nombre était réduit comme le voulaient les projets de loi organique de 2018) serait vite atteint. Quant au million de soutiens citoyens, recueillis sur une plateforme numérique pendant une période de neuf mois (durée fixée par le II de l’article 4 de la loi organique n° 2013-1114 du 6 décembre 2013 portant application de l’article 11 de la Constitution, qu’il conviendrait de réduire pour tenir compte du fait que désormais le nombre de signatures à recueillir est près de cinq fois inférieur), l’expérience récente des pétitions et cagnottes sur internet montre qu’il est fort accessible, surtout si le sujet est mobilisateur et porteur d’enjeux passionnels. De plus, comme l’illustre l’exemple californien, les lobbies peuvent exercer une forte emprise sur les consultations référendaires.
En facilitant de la sorte le déclenchement des RIP, la France se préparerait bien légèrement (et sans aucune espèce d’étude d’impact) à ébranler une démocratie représentative déjà grandement chahutée par l’air du temps. On risquerait d’assister à une multiplication d’initiatives référendaires, y compris simultanées, perturbant la vie politique du seul fait de leur déclenchement. Dans l’affaire des Aéroports de Paris, en 2019, le seul dépôt d’une proposition de loi référendaire remettant en cause la loi de privatisation fraîchement votée avait fait échouer celle-ci, bien avant la clôture du recueil de signatures.
6) Les minorités agissantes en tireraient plus de profit qu’un collège électoral qui, comme le montrent les exemples référendaires étrangers, est souvent désinformé et manipulé et qui, faute de condition de participation minimale (comme il en existe à l’étranger), pourrait ne représenter qu’une fraction de la Nation.
On verrait notamment des minorités militantes porter, sous diverses motivations apparemment vertueuses, des propositions référendaires dont la visée réelle serait de déstabiliser et de déconstruire.
Le danger est évident s’agissant de questions de société complexes et clivantes, par nature liées à de délicats équilibres anthropologiques.
7) Qu’entendre d’ailleurs par « questions de société » ? Elles couvrent sans doute des sujets comme la filiation, la fin de vie, l’interruption volontaire de grossesse ou le changement de genre, mais englobent-elles les questions migratoires ou la nationalité ? Par l’extension de l’article 11 aux « questions de société », Emmanuel Macron entend, écrit-il lors de son adresse aux dirigeants des partis politiques d’octobre 2023, permettre un référendum sur l’immigration. Mais cette extension semble escamotée lors de la seconde rencontre des partis politiques à Saint-Denis le 17 novembre suivant. La suppression des vaccinations obligatoires est-elle une question de société ? Faudra-t-il attendre que se décante toute une subtile jurisprudence constitutionnelle pour repérer les contours des questions de société ? On se souvient de la perplexité du Conseil économique, social et environnemental quant à la recevabilité, au regard de ses missions, de la pétition relative au « mariage pour tous ».
Certes, les travaux parlementaires (base d’interprétation des textes) peuvent par avance dessiner les contours de la notion. Mais, c’est à la condition d’être explicites et convergents. Or ils peuvent manquer de clarté, d’unanimité ou de cohérence, d’autant que nombre d’accords se scellent dans l’ambiguïté. Pour lever toute équivoque, l’article 11 devrait se référer à « tout projet de loi » (sans restriction thématique) ou – pour préserver une prérogative essentielle du Parlement – « tout projet de loi portant sur une question autre que budgétaire ou fiscale ». Cela ouvrirait toutefois considérablement le champ du référendum législatif, amplifiant les risques ici signalés.
8) Conformément aux exemples étrangers, un taux de participation minimal doit être institué pour valider un référendum d’initiative partagée ou d’initiative populaire.
Il serait inadmissible que, sur une question importante pour l’avenir de la Nation, les règles soient fixées sans que ni la majorité des parlementaires, ni la majorité des citoyens n’en aient ainsi décidé.
Or aucun des projets actuellement agités, pas plus celui du Chef de l’Etat que les autres, n’en fait mention !
9) Du point de vue de l’intérêt général, le référendum est rédhibitoire lorsque les effets de la mesure soumise à l’approbation populaire sont difficiles à cerner à long terme ou faute de maturation de la question par l’opinion publique. Il présente en effet, en pareil cas, le danger de conduire, pour des raisons circonstancielles, à des décisions aux conséquences irréversiblement dommageables pour la collectivité et que celle-ci regrettera ultérieurement.
Les sondages ne révèlent-ils pas que les Britanniques sont maintenant majoritairement hostiles au Brexit ? Denys de Béchillon (L’Express du 5 octobre 2023) se demande ce qu’il serait advenu si l’on avait organisé un référendum quelques semaines après la catastrophe de Fukushima, pour décider d’un arrêt de la production d’électricité nucléaire : « Selon toute probabilité, le résultat aurait été favorable. Or, comme nous le voyons depuis notre prise de conscience collective de ces derniers mois, nous nous en serions mordu les doigts ». De même, s’il avait été organisé cette année, un référendum sur les retraites aurait vraisemblablement conduit au rejet de la réforme, cristallisé l’âge de départ à 62 ans, compromis la pérennité du régime de répartition et imposé, à terme, des mesures plus drastiques encore pour la société : majoration des cotisations (et donc du coût du travail et donc pertes de compétitivité et hausse du chômage), déséquilibre aggravé des finances publiques (devant être combattu par une pression fiscale accrue ou/et par la baisse des pensions).
Ce péril serait d’autant plus grand qu’on instaurerait un long délai de « viduité » interdisant au Parlement de corriger une loi référendaire (le Président de la République envisage cinq ans).
10) Enfin, la possibilité d’une initiative citoyenne précédant la collecte de signatures parlementaires est, à elle seule, lourdement problématique.
La rédaction actuelle de l’article 11 (troisième alinéa) subordonne le RIP à une chronologie précise : initiative parlementaire, puis examen par le Conseil constitutionnel, donnant ou non son feu vert à la proposition de loi référendaire (PPL), puis (si le feu vert a été donné) recueil des soutiens de citoyens, puis examen par chaque assemblée, puis (à défaut de cet examen) référendum. Cette chronologie serait bouleversée en cas d’initiative citoyenne originelle, à laquelle se rallierait une centaine de parlementaires, comme entend le permettre le Chef de l’Etat. Il s’agirait d’un petit RIC, car, si l’Elysée écarte le RIC intégralement citoyen et sans appui parlementaire dont rêvaient les Gilets jaunes, il souhaite « en même temps » signifier qu’il tient compte des aspirations à la démocratie directe exprimées sur les ronds-points en 2018.
On se perd en conjectures sur ce qui peut se passer lorsque la procédure est déclenchée par des citoyens et non par des parlementaires :
- Qui dépose la PPL ? Selon quelles modalités ? Le terme « proposition de loi » n’exclut-il pas que le texte initial soit déposé par des non parlementaires ?
- Quand et par qui serait saisi le Conseil constitutionnel pour vérifier que le RIP remplit les conditions de forme et de fond fixées par la Constitution (et la loi organique d’application) ?
- Accepte-t-on que l’opération (lourde) de recueil et de vérification du million de soutiens précède l’examen de la PPL par le Conseil constitutionnel, alors que celle-ci pourrait porter sur un objet étranger à ceux listés par le nouveau premier alinéa de l’article 11, ou être inconstitutionnelle sur le fond ou présenter un caractère fantaisiste ? Peut-on placer le Conseil constitutionnel dans la situation psychologiquement inconfortable d’avoir à statuer sur la constitutionnalité d’une PPL ayant recueilli un million de soutiens citoyens ou davantage ?
- Aujourd’hui, l’initiative première du RIP est parlementaire et fait l’objet d’un filtrage constitutionnel qui porte non seulement sur la vérification du nombre et de l’authenticité des signatures, mais également sur l’objet et le contenu de la proposition de loi référendaire. Comment une procédure présentant au moins le même niveau de garanties n’existerait-elle pas pour les propositions d’initiative citoyenne, auxquelles viennent se rallier ultérieurement des parlementaires ? Il convient de faire barrage en temps utile, c’est-à-dire précocement, aux initiatives absurdes auxquelles le recueil des signatures donnerait un vain retentissement. Or une constatation tardive (après recueil des soutiens) de l’irrecevabilité d’une initiative référendaire serait d’autant plus probable que l’éligibilité de nombre de sujets est incertaine dans la rédaction actuelle de l’article 11 et le demeurerait en ajoutant à la liste des sujets éligibles la notion vague de « réformes relatives aux questions de société ».
- Si donc le contrôle se fait avant l’achèvement du recueil des soutiens d’électeurs, comment est initialement déclenchée l’initiative citoyenne ? Par un petit nombre de promoteurs ? A quel niveau fixer ce nombre, sans trop encombrer le Conseil constitutionnel, pour interdire aux initiatives aberrantes de se prolonger ?
Certes, quelle que soit leur importance, ces éléments de procédure et de forme pourraient être réglés par la loi organique. Encore faut-il que la délégation donnée par le constituant à la loi organique le permette.
En tout état de cause, une prolifération d’initiatives citoyennes pourrait résulter assez rapidement de l’abaissement des seuils « parlementaires » et « citoyens », de l’antériorité de l’initiative citoyenne et de l’extension de l’objet du référendum.
Cet accroissement apporterait un surcroît de perturbations à la vie politique nationale et à l’activité parlementaire.
Il pourrait aussi affecter le fonctionnement du Conseil constitutionnel. L’article 45-4 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 ne lui confie-t-il pas le soin de veiller à la régularité des opérations de recueil des soutiens citoyens à un RIP ?
Est symptomatique à cet égard le cas de la Suisse. Malgré leur profonde culture civique et leur ancienne pratique des votations (qui auraient dû les conduire à un usage assagi des référendums d’initiative populaire), nos voisins helvètes vivent au rythme de scrutins portant souvent sur des mesures impraticables ou sur des sujets incongrus. Lorsqu’elles sont ratifiées par le peuple, mais impossibles à concrétiser, ces votations génèrent des frustrations. Lorsqu’elles sont effectivement mises en œuvre, toutes malvenues qu’elles sont, elles hypothèquent les politiques publiques du pays, ou placent ce dernier en porte-à-faux de ses engagements internationaux ou gonflent sa constitution de sujets parasites. Si la tranquille Suisse est en vérité assez peu sage en matière de référendums d’initiative citoyenne, qu’en serait-il (avec un RIP proche d’un RIC) de la patrie des Gilets jaunes ?
« Associer les citoyens aux grands choix de la Nation »
Des « conventions citoyennes », faisant appel à des personnes tirées au sort ? On peut sans doute en tenir pour documenter un débat public. Si les choses sont correctement organisées, si l’échantillon est suffisamment représentatif, si les débats sont éclairés par des experts et non orientés par des militants, c’est toujours mieux qu’un sondage.
Mais comment prétendre (comme le Chef d’Etat l’avait imprudemment suggéré pour la Convention Climat) imposer leurs conclusions aux pouvoirs publics institutionnels, autrement mieux armés et plus légitimes pour traiter de questions complexes ?
Souvenons-nous : le 10 octobre 2020, le Chef de l’Etat planche devant les membres de la Convention citoyenne pour le climat, instance mise en place, après la crise des Gilets jaunes, pour penser une transition énergétique socialement soutenable. « Si on veut ensemble réussir cette aventure démocratique inédite, j’ai besoin que vous sachiez prendre des options fortes », leur dit-il. Interrogé sur ce qu’il ferait des propositions de la Convention climat, notamment sur sa promesse de les soumettre « sans filtre » au Parlement ou à référendum, Emmanuel Macron promet aux membres de la Convention de les associer à l’application de leurs mesures. Il y en aura 150, dont deux de niveau constitutionnel. Peu prospéreront.
L’échec de la convention climat, comme les résultats en demi-teinte obtenus par les Etats généraux de la bio-éthique (2018) et par la convention citoyenne sur la fin de vie (2023), pourtant mieux organisés, n’empêchent pas le Président de la République de vouloir transformer l’essai. En grand cette fois : le 8 septembre 2022 est installé à son de trompe le Conseil national de la refondation. Le CNR se fait la main sur les questions de logement, mais, aux dires des professionnels qui se sont fortement impliqués dans ces travaux, sans faire bouger les lignes…
C’est que la méthode comporte des vices de conception.
Tout d’abord, elle est doublement désobligeante à l’égard du Parlement, comme à l’égard des instances de concertation et administrations existantes.
D’abord parce qu’elle suppose implicitement que des membres de la « société civile », des activistes et des « citoyens tirés au sort », réunis dans une enceinte de circonstance, seront plus capables d’élaborer des solutions d’intérêt national que les institutions de la République. Ensuite, parce que la prédilection présidentielle pour les « débats citoyens » alimente une défiance du public pour les institutions que le gardien de ces dernières devrait avoir à cœur de combattre plutôt que d’entretenir.
Une question de confiance est en effet posée à la démocratie représentative par ces initiatives : qui doit exprimer la volonté générale dans la démocratie 2.0 ? Emmanuel Macron apporte une mauvaise réponse – aggravant ainsi la crise de confiance qu’il prétend combattre – en suggérant que c’est tout le monde, sauf celui qui, à cette fin, a été élu au suffrage universel ou nommé à un emploi faisant l’objet d’une sélection et d’une formation appropriées. A l’élu et au haut-fonctionnaire, suspects de déconnexion avec le pays réel, d’arrogance, voire d’improbité, sont substitués l’expert (mu par ses marottes), le lobbyiste, le militant, ainsi que – apparu en majesté lors de la Convention citoyenne pour le climat – le citoyen tiré au sort. Ces représentants new look de la nation seraient-ils plus avisés et plus désintéressés que ceux qui ont consacré leur existence à la chose publique, acquis l’expérience de la délibération collégiale, connu la difficulté des arbitrages entre intérêts conflictuels et mérité la confiance de la collectivité dans les urnes ou par leurs états de service ?
La méthode comporte en outre un effet pervers qui tient à l’implication de l’Exécutif (à commencer par celle du Chef de l’Etat) dans la tenue de ces débats, comme aux espoirs qu’il proclame placer dans leurs conclusions.
Cette onction officielle oblige moralement l’Exécutif sur les suites à donner (action des autorités publiques, intervention de lois et de décrets). Mais, de la part de l’Exécutif, s’engager sur les suites est impossible et c’est heureux. D’abord parce que ce serait préempter la compétence parlementaire. Ensuite, parce que, même en opérant un tri, les conclusions des conventions citoyennes sont rarement exploitables. Parfois, les réponses collectées auprès du public ou des citoyens tirés au sort ne vont pas dans le sens désiré par le gouvernement (ainsi lors du débat sur la bioéthique). Assez généralement, les « propositions » qui se dégagent des délibérations (souvent confuses ou équivoques) se déroulant dans ces grand-messes sont contradictoires, lacunaires ou chimériques. On l’a vu avec la Convention citoyenne sur le climat dont le rapport final faisait l’impasse sur le prix du carbone et le nucléaire, sujets pourtant cruciaux, alors qu’elle proposait une révision constitutionnelle aussi contreproductive que déstabilisatrice. Cette impossibilité politique et pratique de traduire les vœux exprimés par le « débat citoyen » en actes de la puissance publique génère évidemment des frustrations dans les milieux impliqués. Elle accroît aussi le scepticisme d’un public qui perçoit (sans se tromper) ces grands débats comme des opérations de communication.
Etrange obstination de la présidence française à singer une utopique démocratie directe.
Elle n’est pas partagée par les dirigeants étrangers. En France même, comme on le constate avec le Conseil national de la Refondation, elle suscite une perplexité générale et un engouement confidentiel. Ces exercices se sont révélés stériles dans le passé récent. Ne faut-il pas en tirer le seul enseignement qu’ils aient valablement délivré : démontrer, en la mimant, les impasses de la démocratie directe ?
A entendre certains, le citoyen tiré au sort représenterait la pureté démocratique originelle de l’Agora, le retour à une virginité civique aujourd’hui souillée par les compromissions et les démissions des professionnels de la politique. Les citoyens tirés au sort seraient les authentiques représentants du peuple souverain. Ils seraient plus avisés et plus désintéressés que ceux qui ont consacré leur existence à la chose publique, acquis l’expérience de la délibération collégiale, approfondi des dossiers ardus, connu la difficulté des arbitrages entre principes et intérêts conflictuels et accessoirement (pardonnez du peu) gagné la confiance des électeurs. Tout est contestable dans ce présupposé du populisme chic, qui, depuis les «gilets jaunes», semble devenir une antienne médiatique.
De façon plus générale, constitue un détournement des mots de la République l’utilisation de l’adjectif « citoyen » qui accompagne la montée en puissance de ce rêve post moderne de démocratie « horizontale » visant à contrôler, voire à remplacer le Représentant. Qu’il s’agisse de l’activisme de terrain, avec occupation territoriale (zones à défendre), de la mobilisation des réseaux sociaux ou de l’appel à des comités de « personnes motivées » sur les agoras électroniques, cette pseudo-démocratie informelle, émotionnelle, médiatique et souvent brutale, est une régression. Elle est confisquée par les militants de tout poil qui évincent par la force tout autre concours. Elle interdit toute prise de décision rationnelle et authentiquement collégiale. Elle remplace la délibération par le brouhaha et l’action par la gesticulation. Elle mène à l’impuissance et à l’anomie. Nous avons connu cela avec les comités de salut public de la période révolutionnaire et, depuis 1968, avec les assemblées générales étudiantes.
Pour combler le déficit démocratique, les pouvoirs publics doivent suivre une tout autre voie : ils doivent réapprendre à servir efficacement le peuple. Pour cela, ils doivent simplifier et non compliquer l’action publique.
Retrouver le sens de l’intérêt général et de la Nation, assumer la nécessité de l’autorité, s’émanciper de tutelles qui font de lui un Gulliver entravé : tout cela importe bien davantage à l’Etat que de trouver des « trucs » pour complaire à une demande très minoritaire de participation.
Dans leur grande majorité, nos compatriotes n’aspirent pas à être perpétuellement consultés : ils n’en ont ni le temps, ni l’appétence. Ce qu’ils attendent d’abord des pouvoirs publics c’est que des décisions soient prises et que des actes suivent, qui rencontrent leurs préoccupations.
Pour restaurer le pacte républicain, il nous faut retrouver une transcendance, un surplomb. Comment se contenter, pour redonner de la chair et de la vigueur à notre vie démocratique, des nouveaux horizons « démocratiques » que célèbre l’actuelle doxa libérale libertaire ? Aucune des médications à la mode ne suffirait : ni ce devoir de transparence tous azimuts qui sacrifie l’action politique à la pose morale ; ni ce tissu de relations purement contractuelles, parcouru par une logique économiste ou consumériste, que deviendrait le corps social ; ni ce réseau numérique interconnectant des subjectivités individuelles se voulant émancipées, prescriptrices et justicières, mais engoncées dans leur égocentrisme, leurs préjugés et leur complotisme.
Jean-Eric Schoettl
Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel