Nos sociétés sont abîmées par l’inquiétude : un présent en dérive, un avenir incertain. Échapperons-nous à la fatalité qui ravage les esprits, celle d’un futur annonciateur de catastrophes destructrices de l’humanité ? En dépit des abîmes actuels : économique, politique, environnemental, social, éducatif, intellectuel et moral, l’espoir de voir poindre des « sociétés de changement » existe, le « meilleur est encore possible ». Michel Fize, ancien directeur du CNRS, nous en donne les clefs à travers une réflexion constructive dotée d’une dimension historique, enrichie de pensées de sociologues, philosophes, historiens, écrivains qui ont réfléchi sur le monde et ont tenté de lui donner un sens.
C‘est en sociologue avisé qu’il décrypte nos sociétés « déglinguées », prenant principalement la société française comme référence. Son analyse met l’accent sur le dévoiement de trois grands principes : l’individualisme personnel poussé à son paroxysme, conduisant au désordre public et moral, le libéralisme économique à outrance qui fracture les groupes sociaux, accroit leurs inégalités et le « démocratisme » politique, « avatar des principes démocratiques » qui a conduit, au moins dans la société française, à l’émergence de ce que certains ont nommé la « démocrature » et que l’auteur appelle la « dictature constitutionnelle ».
Les rappels historiques éclairent le cheminement de la pensée de Michel Fize. Son réquisitoire se penche en premier sur l’abîme économique, puisque « l’économie domine tout aujourd’hui, la politique, les habitudes sociales, les mœurs individuels – tout sauf la finance qui la tient à sa merci ». La société meurtrie par des crises économiques et financières à répétition finit par se fragmenter, se dissocier à tous points de vues, socialement, géographiquement. Regrettant un certain « capitalisme moral » (à l’instar de celui adopté par Ford), il fait le procès d’un capitalisme totalement soumis à l’emprise de « l’argent-roi » et de la mondialisation galopante, entrainant précarisation et paupérisation, aggravant la fracture entre les riches et les pauvres. « Plus qu’immoral, le capitalisme est proprement amoral » souligne Michel Fize, « avec lui l’ouvrier ne peut même plus vendre sa force de travail, l’entreprise est tout au service des actionnaires, et de la rentabilité économico-financière ». L’abîme se creuse, les indices du délitement social et moral résident en effet dans le développement anarchique d’un individualisme agressif alimentant un relâchement des liens de solidarité, un conflit permanent des rapports sociaux. À ceci s’ajoute la « crise de légitimité institutionnelle, entretenue par une crise de confiance en la classe politique avec la multiplication des corruptions, compromissions, abus de confiance, détournements de fonds publics, de nombre d’hommes politiques qui ont des démêlés avec la justice suivis ou non de condamnation ». L’instabilité de nos sociétés est amplifiée par l’abîme scolaire : « nous ne sommes plus au temps des crises scolaires mais au temps de la faillite du système tout entier » (cf. Michel Fize, L’école à la ramasse. L’Éducation nationale en faillite, L’Archipel, 2019). Par ailleurs, la société de consommation à outrance participe à la catastrophe écologique. L’abîme moral complète cette image lugubre, l’individualisme qui se transforme en « souverainisme personnel » ignore les contraintes, ouvrant ainsi la voie à toutes les violences. « Il n’y a plus de société protectrice, chacun commet ses propres violences et subit pareillement celles des autres. Il n’y a plus en effet de limites entre pouvoir, vouloir, avoir, il y a cet énorme “vide de pensées” », dénonce M. Fize. Cet abîme intellectuel constitue pour l’auteur l’occasion de décocher une critique acerbe des « nouveaux philosophes » surgis dans l’après-68.
« Le système planétaire est condamné à la mort ou à la transformation » dit Édgar Morin. En effet, un nouveau monde est possible affirme Michel Fize, il n’y a pas de fatalité, la société de changement existe. L’Histoire n’est jamais finie, insiste-t-il, le progrès est cyclique et la progressivité est une forme de spirale, alliant la tradition et la modernité, « une spirale qui accepte la régressivité » laquelle néanmoins ne devrait pas paralyser nos esprits ni entacher notre volonté d’agir pour un avenir meilleur. « Il suffit de le vouloir et de recourir à d’autres modes de pensée […] La politique doit quitter le terrain de l’urgence, son terrain préférentiel, ne pas rester non plus sur le terrain émotionnel et réfléchir calmement aux grands dossiers ». Quelle société voulons-nous ? Quelle économie ? Quel environnement et quelle écologie ? Quelle école ? Quelle système politique ? La tâche est certes immense, il suffit de poser les bonnes questions martèle M.Fize.
L’auteur se prononce pour un individualisme contrôlé : Ce n’est pas tant l’individualisme qui est en question que sa caricature (comme le démocratisme est la caricature de la démocratie). « L’individualisme bien compris, vaut mieux que le collectivisme, il n’est pas repli sur soi, ni égoïsme mais conscience de soi comme acteur social, comme être pleinement responsable de sa relation à l’autre en ce sens le souci d’individualisation ne fait pas obstacle au processus de socialisation » précise-t-il. « Nous devons passer d’un “individualisme de la marchandise” à un “individualisme de la liberté” qui retisse le lien social avec les autres, et fasse que nous soyons à nouveau ensemble, et pas simplement côte à côte » affirme-t-il.
Il préconise une « démocratie réinventée » pour redevenir le régime du pluralisme d’expressions. Elle ne saurait rester le monopole d’un parti ou d’un homme. Il faut selon lui « admettre qu’il n’y a pas de démocratie que “représentative”, de société qu’ “UN-dividualiste” et conflictuelle, de vie politique que partisane ». Il convient de développer par conséquent la démocratie sociale en commençant par le dialogue social, citant Jean Jaurès « la démocratie va de bas en haut et pas l’inverse » et promouvoir la décentralisation réelle du pouvoir, citant Servan Schreiber dans Le réveil de la France « Il faudra désormais partager le pouvoir si l’on veut préserver les chances d’une cohérence sociale ».
« On ne gouverne pas contre un peuple », dit une vielle loi de science politique, nul ne saurait l’oublier souligne Michel Fize. « En juin, assurément sur fond de crise sociale et internationale, le plus dur risque de commencer pour l’ancien-nouveau président ».
Katia Salamé-Hardy
De l’abîme à l’espoir – Les années folles du mondialisme (1945-2020)
Michel Fize
Éditions Mimésis, 2021
269 p. – 22 €