La postérité au-delà des siècles est une autre affaire mais à échéance humaine le risque de se tromper est faible. Un grand de la littérature européenne vient de disparaître. On se demande où le jury Nobel avait la tête à moins qu’il ne regardât sciemment ailleurs. Faut-il y voir la marque d’une époque aux obsessions intolérantes ? DansLe Figaro du 13 juillet 2023, Alain Finkielkraut souligne que, comme pour Philippe Roth – ami de Kundera, qui lui non plus n’aura jamais eu le Nobel – la vision des femmes dans les romans de l’auteur de L’Insoutenable Légèreté de l’être a toujours suscité l’hostilité des néo-féministes radicales et autres wokistes. Explication pertinente ou non, l’absence de couronnement d’un romancier d’une telle acuité, dont l’œuvre passe au scalpel d’une irrévérence distanciée quelques décennies décisives de notre époque, ne peut être le résultat d’une regrettable et coupable distraction. Action par omission, elle révèle beaucoup en creux et recèle en elle-même quelques leçons. Cela tombe bien, l’œuvre de Milan Kundera aussi.
Un « Occident kidnappé, la tragédie de l’Europe centrale »[1]
La littérature est souvent intriquée à la géopolitique. Pur produit d’une Mittel-Europa géographique, historique et dont il pense qu’elle doit sa survie à la culture, Kundera a été définitivement influencé par ce qu’il appelle lui-même « Le grand roman d’Europe centrale ». Kafka (Le Procès), Gombrowicz (Ferdydurke), Robert Musil (L’Homme sans qualités), Hermann Broch (Les Somnanbules) accompagnèrent sa jeunesse. Ce qui n’empêche pas sa fréquentation des grands classiques de la littérature mondiale (Goethe, James Joyce, Tolstoï ) et française (Rabelais, Flaubert et surtout Diderot), « se disant attaché à rien sauf à l’héritage sacré de Cervantès ». Il fut, en plein cœur de cet « Occident kidnappé », fils de cette petite nation – par la taille – tour à tour malmenée et façonnée par l’histoire qu’est la Tchéquie – Tchécoslovaquie jusqu’en 1993 – que la France n’a pas toujours bien traitée. Nos aînés peuvent encore parler avec nostalgie du brave soldat Svejk, de leur découverte dans les ciné-clubs des années 60 des Amours d’une blonde, avant que Milos Forman ne file vers une autre vie Outre-Atlantique.
Pour Kundera, la France où il s’installe en 1975, devint sa deuxième terre natale, Paris « sa deuxième ville natale », le français sa seconde langue maternelle.
Il vouait à la France une admiration sans conditions au point de refuser – même s’il y eut d’autres raisons – l’offre du président Vaclav Havel de revenir à Prague pour y occuper le poste de ministre de la Culture. Subsiste pourtant un grand malentendu. Dès le rideau de fer tombé, obsédée par l’agressivité communiste, l’Europe occidentale a « oublié » l’Europe centrale, cette moitié d’elle-même, dès lors vue « comme une partie de l’Union soviétique, alors que c’est le ferment le plus abouti de la culture européenne mondiale »[2]. En rappelant dans Un Occident kidnappé que « l’Europe n’est pas un ensemble géographique, encore moins un système de valeurs abstraites, mais une réalité culturelle », « la voix personnelle et angoissée de Milan Kundera a retenti dans tous les pays de l’Est »[3]. Leçon toujours d’actualité.
Romancier et non écrivain
La nuance n’est pas que coquetterie de style ou de vocabulaire. Elle inclut une vision du monde, une conception de la littérature et surtout de la place de la littérature dans l’approche du monde. Ni réactionnaire ni moderniste, sans doute exilé de son temps, Kundera fut un romancier en recherche, pétri de phénoménologie du sensible, et non un romancier contre, en lutte ou en conflit. Les explications par les théories en « ismes » et la littérature engagée n’étaient pas son affaire. Sa poétique du roman, articulée autour de l’érotisme et du libertinage, hantée par l’insignifiance, en fait une forme totale, englobante. On peut tout mettre dans un roman. Les personnages, qu’on a la liberté d’inventer, peuvent s’y livrer à des digressions philosophico-politiques, artistiques et même théâtrales. Exemple souvent cité, Goethe et Hemingway dialoguent dans son livre L’immortalité, publié en 1990. Position qu’on aurait tort de ne considérer que comme une tocade.
Elle présuppose qu’en incitant à franchir le miroir, en s’adressant à la sensibilité et à l’imagination plus qu’à la raison raisonnante, le roman permet d’appréhender l’âme des choses.
Cette dichotomie implique qu’il y ait œuvre et œuvre…. La correspondance privée, les inédits, les brouillons, les articles de journaux, les essais inachevés et reniés ne sont pas l’œuvre. Les biographies n’apportent rien. On flirte avec le Contre-Sainte Beuve de Proust. Détestation des journalistes et refus obstiné des interviews. « Toutes les réponses sont dans mes livres ». Et « les livres ont leur propre destin ». Tous des romans mais seuls ceux qu’il aura retenus pour être son œuvre. En 2011, l’édition définitive de l’Œuvre dans « La Pléiade » est à cet égard parlante.
La relation amoureuse, épreuve de vérité
Depuis La Plaisanterie (1968), l’amour et l’érotisme sont au cœur de ses romans. Mais aimer sans être dupe de soi et de l’autre est un défi. « J’ai autour de moi beaucoup d’amis, de personnes qui se posent des questions sur l’amour, les difficultés d’être dans une relation amoureuse… Et je crois que Kundera est celui qui a le mieux répondu à ces questions, qui les a précisées en permettant d’y voir plus clair » déclarait récemment Mohamed Mbougar Sarr[4]. En 1968, le désir charnel est au centre des relations entre Tomas et Sabina dans L’insoutenable légèreté de l’être, publié en 1984. Occasion de convoquer Nietzsche, de revisiter le Parménide et de se livrer à des comparaisons entre gravité ridicule du soviétisme et insupportable légèreté de l’Occident au regard de la lourdeur de la destinée humaine. Mais le cœur du sujet reste la quête d’identité et la révélation que permet – ou non – la relation amoureuse, qu’elle soit libertine ou romantique. Authenticité contre lucidité. L’auteur s’y montre profondément pessimiste sur les rapports amoureux. Un malentendu séparera toujours les deux sexes, mais la solution n’est pas dans l’annulation ou la déconstruction de l’autre. L’intuition nietzschéenne selon laquelle « l’amour est une longue conversation », pouvant mener à la réconciliation, emporte à ce moment sa conviction. Que l’amitié érotique puisse engendrer des merveilles – ou des désastres – nous ramène à une atmosphère très XVIIIe siècle et à son admiration pour Diderot et Jacques le fataliste ; Mme de la Pommeraye n’est pas loin. Les livres de la maturité révèleront une véritable inflexion. Publié en 1998, L’identité est un roman d’amour, en hommage à l’amour authentique, seul, finalement, en mesure de nous protéger de la primitivité et de l’inhospitalité du monde qui nous entoure.
Contre tous les totalitarismes
Années 60, la guerre froide sévit, le risque d’affrontement nucléaire angoisse. En 1974, après la publication de l’Archipel du Goulag, Soljenitsyne, vedettisé, s’exile à l’Ouest. La lutte contre le communisme s’enorgueillit d’un trophée qui justifie ses thèses. Mais le 15 juillet 1975, devant le Sénat américain, puis en 1978 à Harvard, désenchantement. L’auteur de La Roue rouge livre son diagnostic : déclin du courage et impasse du matérialisme, l’Occident est malade. L’écrivain s’y révèle réactionnaire, partisan d’un retour à une Russie traditionnelle. En 1993, à l’occasion de l’inauguration du Mémorial de la Vendée, il rappelle que la terreur révolutionnaire de 1793 fut le prototype des totalitarismes du XXe siècle. Bis repetita ou presque, les clercs de l’Occident sont incorrigibles. En 1975, l’exil en France de Kundera est une ode à l’unicité philologique européenne, pas un quitus à l’irréprochabilité et la supériorité du capitalisme occidental. Le plus précieux de nos biens, la civilisation, dont l’Europe centrale est depuis toujours un dépositaire essentiel, est ciblé par les délires du modernisme. Pour n’être plus les mêmes que celles identifiées par Soljenitsyne, les menaces n’en sont pas moins léthales.
La liberté d’expression chancèle ; pour Kundera, les idées – même fausses – se combattent mais ne se censurent pas.
Lui demandait-on s’il était un dissident que Kundera répondait « Non je suis romancier ». Façon de dire que même la littérature est en danger. Moins métaphysique que le prophète russe, il avait parfaitement identifié les risques de ce pseudo-progressisme de la modernité, de cette lourdeur pontifiante d’une époque « d’autant plus drôle qu’elle a perdu tout sens de l’humour ». Bavardage médiatique incessant, vulgarité marchande, disparition de la nuance, de la lenteur, du silence, de la contemplation et du sacré, vacuité intellectuelle, sociologisme jargonnant, ignorance du passé et affaissement du langage ; tout conspire à fabriquer l’individu sans culture et sans mémoire disponible pour toutes les falsifications. « Les fascistes de demain s’appelleront eux-mêmes antifascistes » prête-t-on à Churchill d’avoir prédit. D’origine contrôlée ou pas, l’aphorisme a le mérite de rappeler à notre époque sans repères que s’auto-labelliser antifasciste n’a de sens que si l’on est aussi anti-totalitaire.
Alain Meininger
Photo : hamdi bendali/Shutterstock.com
[1] Le Débat n°27, novembre 1983
[2] Pierre Nora, Le figaro Vox, 13/07/2023, interview par Eugénie Bastié
[3] ibidem
[4] Prix Goncourt 2021 pour La plus secrète mémoire des hommes. France Inter jeudi 13 juillet 2023.