La guerre du régime poutinien contre l’Ukraine est une manifestation particulièrement flagrante d’une nouvelle phase de l’histoire du monde. L’histoire des cinq derniers siècles a été marquée par l’expansion des Européens et leur domination progressive de l’ensemble du monde.
Ils ont conquis, après l’avoir découvert, le continent américain et détruit les civilisations qu’il portait. Espagnols et Portugais au sud, Anglais et Français au nord ont conduit un ethnocide des peuples d’origine et pratiqué une colonisation de domination puis de peuplement, par vagues successives de migrants originaires de toute l’Europe, sur l’ensemble de ce continent.
Ils ont conquis et se sont partagé le continent africain et organisé, à partir de ce territoire, la traite des esclaves vers le continent américain. Ils ont dominé le monde arabo-islamique et une grande partie de l’Asie.
Au début du XXe siècle, les empires coloniaux anglais, français, espagnols, portugais et, dans une moindre mesure, néerlandais, italien et allemand, se partageaient une grande partie du monde, avec le relais de pays devenus indépendants mais massivement peuplés par des individus d’origine européenne notamment sur l’ensemble du continent américain et dans le Pacifique.
Cette domination, née d’une avance permanente en matière scientifique, technique et économique, s’est poursuivie au long du XXe siècle, en dépit de deux guerres suicidaires générées par les antagonismes de puissance entre les différents pays européens qui ont réussi à transformer ces conflits nationalistes en guerres mondiales.
Le XVIe siècle fut le siècle espagnol, celui d’un Charles Quint, souverain d’un empire sur lequel « le soleil ne se couche jamais ». Le XVIIIe siècle, entre Louis XIV, la Révolution et Napoléon, fut le siècle français. Le XIXe siècle fut le siècle de l’empire britannique. Le XXe siècle, le siècle d’un pays neuf, les Etats-Unis d’Amérique, peuplé des migrants européens et des descendants d’esclaves africains. Sortis vainqueurs des deux guerres mondiales, en 1918 et en 1945, les Etats-Unis sont devenus la puissance dominante au sein de l’occident et la puissance impériale jusqu’au début du XXIe siècle.
Cette domination de l’Occident – l’Europe et les pays issus de ses colonies de peuplement – a évidemment généré chez tous les peuples dominés et exploités et dans tous les pays infériorisés, une volonté de résistance et de revanche au nom même des valeurs de liberté, de droits humains et de démocratie développées et mises en lumière par les puissances coloniales dominatrices.
Dès le XVIIIe siècle, les empires coloniaux ont commencé à évoluer, avec des guerres d’indépendance, plus ou moins douloureuses, depuis celle créant les Etats-Unis dans les années 1770 jusqu’à celle libérant l’Angola et le Mozambique de la domination portugaise dans les années 1970.
Le mouvement de résistance et de libération de la domination des pays européens s’est, en effet, progressivement développé, d’abord avec les guerres de décolonisation qui ont entraîné la création de nombreux nouveaux pays indépendants, puis avec l’autonomisation économique, notamment après les chocs pétroliers des années 70 du XXe siècle et, enfin, avec, aujourd’hui, la montée en puissance de la Chine et des pays émergents.
La Russie, en sa forme communiste d’Union soviétique, n’est pas parvenue à être une solution alternative malgré l’empire acquis en 1945, la force de son idéologie et le réseau des révolutions marxistes développé à travers le monde, de l’Amérique latine à l’Afrique et à l’Asie. Son effondrement en 1989-1991, a marqué une nouvelle victoire de l’Occident et de son modèle libéral.
Certains ont pu envisager, à cet instant, la « fin de l’histoire » dans le cadre d’un système libéral, sous la haute direction de la puissance impériale américaine, dans un monde globalisé.
Mais cette période n’a duré que bien peu de temps. Très vite sont apparues de nouvelles forces contestant cette domination réaffirmée, perçue comme une nouvelle manifestation de l’impérialisme occidental.
Le monde arabo-islamique, fondamentalement hostile aux valeurs de liberté individuelle et donc de sécularisation de la société, la Russie poutinienne qui a refusé de se fondre dans un bloc occidental duquel elle participe pourtant mais qu’elle se refuse à intégrer, et la Chine qui a profité, grâce aux choix de Deng Xiao Ping, de quarante ans de mondialisation économique pour reconstituer sa puissance scientifique, technique et économique perdue depuis le XVIIIe siècle, ont rapidement manifesté leur volonté d’opposition.
Ces trois ensembles sont unis dans une volonté farouche de revanche sur la domination occidentale qui les a humiliés voire asservis pendant des siècles. Ils rejettent à la fois les puissances – autrefois dominatrices et coloniales – et le système de valeurs qu’elles portent, au nom de leurs cultures propres et de leurs modèles spécifiques de développement. Il est clair pour eux qu’un système porté par les pays occidentaux honnis ne peut être un modèle !
Ils se retrouvent dans la dénonciation d’un système libéral qu’ils présentent comme générateur d’inégalités, destructeur de l’environnement, porteur d’un individualisme forcené conduisant à ce qu’ils estiment être de la licence, notamment en matière sexuelle, et incapable de défendre des valeurs collectives, historiques, culturelles, religieuses, susceptibles de fonder une identité.
C’est cet affrontement, latent depuis quelques décennies, qui est maintenant ouvertement engagé, avec la brutalité de l’invasion de l’Ukraine par les troupes poutiniennes.
On mesure bien, à cette occasion, combien tous les anciens pays dominés par l’Occident brûlent de se ranger derrière la Russie, soutenue par la Chine, pour prendre leur revanche sur les pays européens et la domination américaine.
Contrairement à ce qu’espéraient les Occidentaux, Vladimir Poutine n’est pas isolé. Les prises de position des dirigeants des partis de gauche d’Amérique latine et d’Afrique sont particulièrement révélatrices à cet égard. Ils sont plus hostiles à « l’impérialisme yankee », à l’ordre mondial qu’il a établi depuis 1945 et à la prééminence des anciennes puissances coloniales qu’à la dictature poutinienne.
C’est donc bien une guerre contre les pays occidentaux et le système de valeurs qu’ils portent qui est engagée.
Et les idéologues de Chine, de Russie ou des pays arabo-islamiques ne font pas mystère de leur volonté d’affrontement et de leur objectif de destruction du système libéral. On voit ainsi se reconstruire à vive allure, une coupure mondiale entre deux blocs opposés, le bloc libéral et le bloc totalitaire. Et cette coupure vient disloquer toutes les interdépendances qui s’étaient construites au long des dernières décennies, générant des conséquences dans tous les domaines dont on mesure encore mal l’ampleur.
L’affrontement qui se met ainsi en place à visage découvert est un affrontement global qui va être amené à durer. Il est global parce que d’échelle mondiale, aucun pays ne va rester à l’écart. Il est global parce qu’il concerne tous les domaines. Il est scientifique, technique, économique, militaire, politique et idéologique. Il se déploie sous toutes les formes de la conflictualité et désormais jusque dans l’espace avec une volonté affichée de militarisation spatiale accélérée. Il est de longue durée parce qu’il n’y aura pas rapidement de vainqueur décisif.
Dans ce contexte historique d’affrontement séculaire aujourd’hui renouvelé comment défendre les valeurs de liberté et de démocratie et leur dimension universelle ?
L’Occident ne peut que soutenir tous les mouvements qui, partout dans le monde, demandent la liberté et la démocratie, quels que soient les pays dans lesquels ils se trouvent, qu’il s’agisse de la Chine, du Venezuela, de l’Algérie, de la Birmanie, de l’Ukraine ou de quelque autre pays du monde. Il s’agit de défendre les principes et les valeurs qui fondent le système socio-politique libéral par-delà toutes les barrières nationalistes et idéologiques qui sont affichées pour s’opposer à leur développement. Les intérêts nationaux, les souverainetés nationales, ne peuvent l’emporter sur la communauté des valeurs. C’est bien le cœur du débat concernant le sujet de Taiwan. Personne ne conteste que l’île fasse historiquement partie de la Chine mais peut-on supporter qu’elle soit soumise, contre la volonté de sa population, au régime despotique du parti communiste chinois ?
Le sujet est donc bien un sujet de valeurs et de système et non un sujet d’affrontement de puissances comme des idéologues de tout poil voudraient le faire croire.
Serions-nous en conflit avec la Russie et avec la Chine si ces pays étaient régis par un système libéral et démocratique ? Ou, en d’autres termes, des pays régis par un système démocratique peuvent-ils se faire la guerre ?
En 1914, les belligérants étaient, en majorité, des pays qui avaient développé une forte dimension démocratique. Ils n’ont pourtant pas hésité à engager un conflit dévastateur en raison de leur compétition de puissances, notamment en termes d’ambitions impériales. Et, aujourd’hui encore, les concurrences en tous domaines et notamment en matière économique, sont permanentes derrière le discours du libre-échange et du doux commerce.
Il est clair que, pour dépasser les compétitions d’intérêts nationaux, on ne peut que faire référence à un intérêt supérieur de l’humanité. Sinon, il peut y avoir conflits d’intérêts entre puissances même partageant les mêmes valeurs de liberté et de démocratie !
C’est donc bien une approche globale de l’humanité et de ses intérêts qu’il convient de mettre en œuvre, par-delà les logiques traditionnelles de puissance, tant du côté des pays occidentaux que du côté des pays anti-occidentaux.
On ne peut dépasser la cacophonie de l’expression des intérêts nationaux qu’en acceptant une dose de supra-nationalité.
Mais comment réussir à mettre en œuvre de manière démocratique, cet objectif de défense de l’intérêt général de l’espèce humaine ?
L’aggravation de la crise climatique et ses conséquences pouvant entraîner un enchainement catastrophique permettront-elles d’engager une politique commune ou, au contraire, seront-elles l’occasion d’accentuer la confrontation entre modèles antagonistes ?
Pour l’instant c’est la logique de l’affrontement qui est mise en œuvre. Nous voyons une grande puissance se permettre de ravager impunément un pays voisin en empêchant toute riposte sur son propre territoire par la menace permanente d’une escalade y compris nucléaire !
Face à cette stratégie asymétrique du fort contre le faible, les pays occidentaux doivent résister fermement en défendant sans hésitation les valeurs fondamentales d’un système pacifique, libéral et démocratique à l’échelle planétaire. C’est ce système qui répond le mieux aux souhaits des populations lorsqu’elles peuvent librement s’exprimer, hors des propagandes identitaires et bellicistes.
L’Europe doit afficher clairement cette orientation, au sein du bloc des pays de démocratie libérale et le dire fermement aux pays régis de manière totalitaire.
Il faut espérer que, tant en Europe qu’en Amérique du nord et dans les autres pays démocratiques, les populations soutiendront sans hésitation cette défense des valeurs libérales et de l’universalisme face à la pression des discours identitaires et en acceptant les conséquences douloureuses de l’affrontement qui va en découler.
Jean-François Cervel