Françoise Thibaut, professeur des universités, membre correspondant de l’Institut de France, nous invite en ces temps troubles, à chercher refuge et réconfort en lisant. Elle nous suggère quelques ouvrages.
En ces temps de disette culturelle, il est bon de se tourner vers les livres (puisque le stationnement bref ou illimité dans les librairies n’est plus de mise) de sa bibliothèque : sagement alignés ou stockés en désordre, il y a ceux un peu jaunis qu’on a lus il y a longtemps, mais dont on ne souvient peu ou mal, ceux gardés parce qu’on les aime tant, parfois même ceux qu’on n’a pas lus vraiment, comme échoués sur une rivière paisible « au cas où ».
Et puis un livre « relu », surtout lorsque le temps a été long, dévoile soudain des aspects cachés, nouveaux, autrefois incompris, ou bien l’opinion a changé, simplement parce qu’on n’est plus le même. Parfois la déception est cuisante, mais le plus souvent c’est enchanteur de redécouvrir des merveilles d’écriture, des descriptions, des dialogues, des tumultes, des mystères ou des rêveries qui restituent en quelque sorte la personne que l’on a été et qui retrouve un vieux copain.
Les temps sont troubles, un ennemi invisible nous assiège : cherchons refuge et réconfort en relisant. Tout d’abord le saisissant La peste à Londres au temps de Shakespeare de Franck Percy Wilson : Londres – principal port de commerce d’Europe et ville la plus peuplée – connut au XVIIe siècle trois grandes épidémies de peste (plague) en 1603, puis 1625, et surtout en 1665, la plus grave qui dura un an et se termina par le grand incendie de 1666 . On ne sait trop comment et qui mit le feu, mais ce fut un remède radical. A chaque fois, des milliers de morts dans cette ville grouillante, sale et surpeuplée. Les Autorités comprirent très vite que la contamination se faisait depuis les bateaux – marchands ou corsaires – rentrant de leurs expéditions. Mais le lien avec certains rats porteurs d’une certaine puce, n’était pas établi. Le Lord Maire toutefois, ordonna de consigner et enregistrer, maison par maison, rue par rue le déploiement de l’épidémie et la liste des morts. Par ailleurs des mesures drastiques de confinements, isolement et restrictions de toutes activités furent imposées à une population plutôt indisciplinée, notamment celle des théâtres. Shakespeare et sa troupe subirent de plein fouet ces prescriptions.
Tel est l’objet de cet ouvrage passionnant, retraçant l’aventure humaine, la trajectoire du mal, et aussi les dérisoires moyens de protection. Finalement seuls les plus costauds survivaient (on pense à la déclaration de Johnson le 15 mars). La quasi totalité de ces registres mortifères est désormais à la Bibliothèque historique de l’Université de Harvard.
Beaucoup plus rigolo, mais tout autant instructif, décrivant avec beaucoup de précision le règne tourmenté de Charles II Stuart, libertin, grand amateur de femmes (mais auquel on doit le vote de l’Habeas Corpus), Ambre (For ever Amber en V.O.) de Kathleen Winsor. Il parait en 1944 au grand scandale des Etats les plus puritains des Etats-Unis où il fut interdit, tout comme en Australie en raison de la description de nombreux adultères, d’enfants bâtards, d’étreintes torrides, de courtisanes peu farouches et d’un luxe indécent. Il s’inspire beaucoup de la vie de Nell Gwyn, maitresse officielle du roi pendant plusieurs années. Jeune femme flamboyante issue d’un milieu modeste, elle commença à Londres en vendant des oranges aux spectateurs des théâtres, puis devint brièvement actrice avant d’être présentée au roi auquel elle donna un fils qu’il titra duc de Saint Albans dont la descendance reste à ce jour fort riche. Obsédée par sa propre beauté (on était « vieille » à 30 ans), par l’argent et un Lord voyageur qui passerait sans doute un très mauvais quart d’heure avec les enragées féministes de notre époque, Ambre gravit les échelons de la société à vive allure, dans cet ouvrage entre roman historique et récit sentimental, concurrent direct d’Autant en emporte le vent (Gone with the wind en V.O.)
Fort bien écrit et documenté avec sérieux, malgré une héroïne souvent nunuche, dans sa Quatrième partie (p.477 à 646 , en tout près de 900 pages) le livre décrit la Grande peste bubonique de 1665, ses effets physiques, sociaux, économiques et moraux, ainsi que l’insouciance de la Cour et la pauvreté des petites gens.
Il y aura encore quelques attaques pesteuses, et il faudra attendre jusqu’en 1894 pour que l’immense pasteurien Alexandre Yersin, à Hong Kong, soit le premier médecin à sauver des pestiféré (Peste et choléra, Patrick Deville, au Seuil, 2012, 220 pages).
Retrouver aussi, avec jubilation le fringant Hussard sur le toit de Jean Giono, confronté à l’effroyable épidémie de choléra qui dévasta la Provence dans les années 1830 ; une fois de plus, il fallut attendre les pasteuriens pour en être libéré.
La Chine toujours, et ses mystérieux virus. Attila peut être en apporta à Paris ? Un beau livre, à la fois rêveur et cruel, du célèbre James Graham Ballard La vie et rien d’autre (2009, Denoël, 320 pages), bien connu pour ses livres d’anticipation et son implacable critique de la modernité.
Il raconte là, dans la première partie (130 pages), son enfance privilégiée dans les concessions de la fascinante Shanghaï des années 30, son luxe inoui, l’invasion japonaise de 1942, le camp d’internement de Lunghua (L’Empire du soleil en est la version romancée), mais aussi la ville « chinoise » dans sa pauvreté, les épidémies de peste, typhoïde variole, choléra, typhus, paludisme, qui remplissent les rues de cadavres, laissent tout le monde indifférent, même si les pauvres sans sépultures flottent en nombre, ornés de fleurs en papier sur la rivière Huangpoo. Il parle aussi de la reddition de Singapour, qui fut en février 42, selon lui (et aussi Churchill), le premier acte de l’effondrement de l’Empire britannique. Beaucoup de pages très belles, tendres et dubitatives, sur l’aveuglement des Occidentaux. La seconde partie, tout aussi intéressante, très anglaise, raconte la drôle de vie de ce drôle d’homme, oxfordien, médecin, aviateur, écrivain, et tellement d’autres choses… Il y révèle : « La bible des Chinois se limite à une seule petite phrase : gagner de l’argent » (p.281).
Ah ! Lire !… Encore et toujours….
Françoise Thibaut
Professeur des universités
Membre correspondant de l’Institut de France