Statues déboulonnées, film déprogrammé, livres menacés de censure, un nouvel ordre moral semble s’imposer dans les standards artistiques. Réaction de Jean-Jacques Beineix, réalisateur du film culte « 37°2 le matin ».
Revue Politique et Parlementaire – Il existe aujourd’hui une tendance à relire les grandes œuvres artistiques et à jauger les artistes au regard de critères non artistiques, mais politiques, voire moraux. Que vous inspire ce phénomène ?
Jean-Jacques Beineix – Horreur et colère, car le phénomène est aveugle, et, bien souvent, réfractaire à toute nuance, imperméable au discernement et à l’analyse critique. Nous entrons dans l’ère du ridicule, cela m’attriste beaucoup, en tant qu’artiste, mais pas seulement, en effet, nous avons tous énormément à perdre dans cette folie à rebours. Ce que l’on pouvait encore appeler hier tendance, en quelques semaines, est devenu vague de fond.
Il n’y a pas de point dans le monde où l’on ne déboulonne une statue, n’envoie un jet de peinture, une giclée d’infamie, pour stigmatiser un passé que l’on réprouve.
L’art, qui matérialise l’identité même des peuples, devient l’une des premières cibles, mais ne nous leurrons pas, cela ne s’arrêtera pas là. Les brigades de zélateurs opèrent un tri, distribuent des brevets de moralité et demandent des têtes, selon des critères qui leur appartiennent et font fi de l’histoire. Une justice expéditive déboulonne, met à bas ce qui semble inconvenant. Et même s’ils ont leur logique, ce sont des actes du plus pur arbitraire.
J’ai eu l’occasion de m’émouvoir ailleurs de ce phénomène qui échappe désormais à tout contrôle.
Je pensais qu’il ne fallait pas céder à cette mode destructrice pour la bonne raison qu’elle ouvrait la boîte de Pandore et ne respectait pas les fondements de la justice.
Nous avons mis le bras dans une machine qui ne va pas s’arrêter.
Depuis plusieurs semaines, on peut constater que le mal s’étend comme un feu de brousse. Après cette statue, pourquoi pas celle-là et celle-ci, et comme un virus qui saute d’une espèce à l’autre, tel livre et tel film, ou encore quoi ?
Toute une société ?
Il n’est pas interdit de revoir le passé à l’aune du présent, bien au contraire, mais avec rigueur et discernement, pour l’expliquer, le comprendre, le mettre en perspective. Les œuvres sont des lieux de débats, pourvu qu’on les regarde avec un véritable esprit critique. Qu’on en contextualise l’existence ou qu’on cherche à en expliquer la genèse. Qu’on s’érige en censeur et bientôt en taliban…, non, je m’y refuse. Pourquoi ne pas détruire le Colisée à Rome sous prétexte qu’on y pratiquait des jeux barbares ? Ce mouvement ne connaîtra pas de fin, car il se nourrit d’amalgames peu rigoureux et dresse les communautés les unes contre les autres.
Par ailleurs, on importe d’Amérique une vision qui n’a aucun rapport avec notre mode de vie, notre histoire. Il y a une forme d’hérésie dans cette démarche.
RPP – Le cinéma paraît plus touché que d’autres formes d’expression par ce mouvement. Pourquoi selon vous ?
Jean-Jacques Beineix – C’est assez logique, mais qu’on se rassure, toujours dans cette même logique, tous les autres arts seront vite atteints, s’ils ne le sont déjà.
Le cinéma est l’art populaire par excellence. Il s’adresse au plus grand nombre, à toutes les couches de la société, au grand public comme aux élites cinéphiles. Dès lors qu’un art atteint un tel statut d’universalité, il s’expose à tous les vents, et tous les avis, fussent-ils de tempête. Sur ce grand forum populaire que sont les multisalles, les diffusions télévisuelles, les DVD, les films traitent de tous les sujets, des plus confidentiels aux plus généraux, des plus beaux aux plus scabreux. Dans une époque qui demande des comptes à l’Histoire, il est naturel que le cinéma soit au premier rang pour affronter les effets de la contestation. Hélas, la contestation prend souvent les choses au premier degré. Sans mémoire, sans connaissance de l’histoire, sans mise à distance, sans nuance, les contestataires réduisent une œuvre à la mesure d’un seul point de vue, à l’exception de tous les autres. Le racisme, par exemple, question incontestablement prégnante dans une société multiculturelle, multiethnique. La fureur qui consiste à diaboliser telle ou telle œuvre s’empare d’une foule de zélateurs qui s’aveugle en imposant une lecture monolithique qui ne tient compte ni de chronologie, ni de l’évolution des mœurs, ni de l’époque où les œuvres ont été créées. Cette lecture partiale n’est pas acceptable pour un esprit rigoureux.
Il y a fort à parier que les exemples de remise en lecture des œuvres se multiplieront pour une foultitude de raisons plus impérieuses les unes que les autres aux yeux des iconoclastes. Ces derniers, le plus souvent sans grande culture, avec une connaissance de l’histoire réduite et manichéenne, n’établissent qu’une relation réductrice entre l’œuvre et son sens large.
Il faut faire disparaître l’œuvre au lieu d’essayer de la comprendre. C’est d’un simplisme affligeant.
RPP – En retirant de son catalogue « Gone with the wind », la plateforme HBO a-t-elle, comme le Rex en déprogrammant la projection du film de Flemming, cédé à la pression ou est-ce une politique délibérée ?
Jean-Jacques Beineix – Oui, mais c’est un repli stratégique. Les majors plus qu’aucune structure de distribution de films sont sujettes à l’emprise des groupes de pression. Les colosses ont des pieds d’argile. Dans le cas de « Gone with the wind », on touche à l’un des films phares du répertoire, un classique, il traite de la guerre de Sécession, de l’esclavage et de la passion amoureuse. On ne peut rien séparer. La question raciale empoisonne la vie américaine. HBO a cédé à la pression. Warner a établi un coupe-feu devant l’incendie. Le film est déjà réapparu sur la chaine, précédé d’un avertissement. C’est un précédent. Il faudra attendre la réaction des militants de la cause antiraciste. Accepteront-ils le compromis ?
Des dizaines, des centaines de films peuvent ainsi, à chaque instant, se voir convoqués devant n’importe quel tribunal populaire sous le prétexte qu’ils déplaisent à une minorité agissante, à une ligue de vertu. Dès lors qu’une œuvre contredirait la morale de certains, les convictions, la vision politique, elle est susceptible d’être mise à bas. On se trouve devant des tribunaux populaires qui répugnent au débat contradictoire.
La boîte de Pandore a été ouverte, personne ne va la refermer avant longtemps. Au contraire, il en sortira de plus en plus de chimères hurlantes. Nous serons tous perdants. Car la liberté de création sera lourdement affectée.
Les œuvres sont des bornes qui éclairent notre passé, nous renseignent sur le chemin parcouru, elles sont nécessaires à l’élaboration d’un continuum, à l’expression de notre identité.
Le Rex qui n’a pas l’avantage de l’immatérialité est une cible, temple du cinéma resplendissant de l’âge d’or du 7e art, il devient un symbole à abattre. La projection du film risquant d’entraîner des troubles à l’ordre public, les managers du Rex ont préféré renoncer à la projection. Les organisateurs du Rex auront-ils le courage de reprogrammer le film avec l’avertissement concédé par HBO ?
Mais cela réglera-t-il la tendance à taguer les œuvres, plutôt que de les comprendre dans leur entièreté ?
Cela me désole, car ce mouvement, frappé, pour beaucoup, au coin de l’intolérance et du sectarisme, n’opère aucun tri, n’accepte aucune relativité et condamne en réduisant une création à son plus petit dénominateur commun. Combien de têtes sont tombées pour des raisons similaires ! C’est le propre d’un absolutisme en maraude.
C’est un paradoxe absolu, qui, pour une cause noble, prend le chemin de la censure et de l’exclusion. Je crains qu’il ne dresse les communautés les unes contre les autres, et n’agisse comme un détonateur. Un dialogue éclairé, volontariste, pourrait éviter une logique d’affrontement irréversible.
« Autant en emporte le vent » ne traite pas de l’esclavage, pas plus qu’il n’en fait l’apologie. Le film peint une fresque dramatique et romantique, une histoire d’amour passionnée dans une société qui pratique l’esclavage, sur fond d’une guerre civile motivée par son abolition. Personne ne songerait à dire que ce film prône l’esclavage.
Cette vision réductrice et partisane, même si elle peut parfaitement s’expliquer, nous laisse entrevoir un avenir sombre. Notre société n’a rien à gagner si elle ne se fonde que sur la destruction, la destitution. L’esclavage, sous toutes ces formes, est une abomination. Y compris et surtout celles, modernes, qui sévissent dans de nombreux pays dont on ne s’occupe guère et que les mêmes antiracistes laissent se perpétrer dans l’ombre.
RPP – Ce nouvel ordre moral qui semble s’imposer dans les standards artistiques ne va-t-il pas mécaniquement entraîner l’émergence d’une nouvelle contre-culture avec cet « académisme sociétal » ?
Jean-Jacques Beineix – Il y a de grands risques que cela fasse école. L’art devient le catalyseur d’enjeux extérieurs, ou étrangers à son empreinte naturelle, à son universalité. Les amateurs d’art disparaissent au profit d’une contestation maniaque qui privilégie, au jugement artistique, des visions partisanes et réductrices.
C’est consternant, pour un homme des Lumières, un humaniste, un universaliste de voir naître cette fureur qui n’est pas sans rappeler des moments tragiques de l’histoire.
Si nous n’y prenons garde, tout un héritage sera dénaturé, une identité perdue, sans pour autant que nous puissions effacer ce qui a existé. C’est dans le présent qu’il est nécessaire de faire advenir une nouvelle harmonie au cœur de la civilisation, dans les rapports ethniques, comme dans la société multiculturelle. Tous ceux qui ont voulu faire table rase du passé ont obéi à des chimères et sont passés à côté du plus important : le temps présent.
Cette croisade de purification, quel qu’en soit le motif, n’aura que de mauvais retentissements. Aucun artistique digne de ce nom ne se laissera dicter son inspiration, et si d’aventure une sorte d’académisme négationniste voyait le jour, il serait à son tour balayé. Nous en serions tous perdants.
RPP – Vos films seraient-ils encore possibles aujourd’hui ?
Jean-Jacques Beineix – Certainement pas de la même manière, certainement pas dans la liberté avec laquelle ils ont été créés. Et, de fait, ils ne se tourneraient pas aujourd’hui comme hier ou, plus certainement, ne se tourneraient pas du tout. Ce temps est révolu. Mes films avaient un fort caractère symbolique et poétique. Ils étaient inclassables, dans leur style, comme dans leur thématique. J’en étais le maître d’œuvre. Cette fenêtre de liberté s’est refermée. L’industrie a pris le pas sur l’artistique, la standardisation, les normes se sont faites maîtresses d’œuvre.
Dernier avatar, les luttes partisanes, ethniques, religieuses, ou claniques, les groupes de pression demandent des comptes à l’Art.
Nous ne sommes plus très éloignés d’une conception hygiéniste de l’art.
On pourra désormais interpeler n’importe quelle création, films, livres, statues, pour son rapport avec une tendance jugée répréhensible, un milieu qui déplaît à une minorité agissante. On déboulonne, on cause après. Cela rappelle de mauvais souvenirs.
La tolérance et l’ouverture d’esprit sont indispensables à notre monde complexe, sauvons les œuvres qui tiennent encore debout et regardons-les avec attention, elles restent les garantes de notre identité, elles nous apprennent à savoir qui nous sommes.
Jean-Jacques Beineix
Réalisateur, dialoguiste, scénariste, producteur et écrivain
Propos recueillis par Arnaud Benedetti