Pour la première fois sous la Ve République, le rite présidentiel lors de ce premier tour ne s’est pas déroulé selon la seule prise de la dispute politique commune des Français.
D’une part, la campagne s’est déroulée dans un contexte psycho-politique contraint par des crises extérieures, pandémie de Covid-19 et guerre en Ukraine, après un quinquennat marqué par des tensions intérieures, dont la jacquerie des Gilets jaunes, générant peurs, réflexes défensifs et de conservation. D’autre part, sur le moyen terme, si l’efficacité démocratique de la présidentielle s’érode par le contournement de la souveraineté nationale, condition de la souveraineté populaire, près de trois Français sur quatre, un peu moins qu’en 2017, se sont quand même mobilisés. Comme d’habitude, les catégories populaires et les jeunes moins insérés ont été les plus abstentionnistes, mais la participation ne s’est pas effondrée, preuve que symboliquement, ce rite politique de catharsis et d’élaboration d’un contrat politique demeure car c’est ce qui nous relie.
Dans une France apeurée, le rite présidentiel aura été sous contrainte.
Il en résulte un paysage politique balkanisé et instable. Trois familles politiques recomposées, dirigées par des leaders charismatiques : néolibérales avec Emmanuel Macron, sociétales autour de Jean-Luc Mélenchon et nationales chez Marine le Pen, se dégagent.
Cela conduit à un second tour entre Emmanuel Macron et Marine le Pen plus ouvert qu’en 2017, obligeant à de nécessaires cohérences et arbitrages entre vision politique pour la France, et situation ici et maintenant des Français. Cette situation impose également de sortir des postures de pures dénonciations anti-Le Pen ou anti-Macron pour se centrer sur la résolution de notre dépression morale, de nos régressions politiques et du déclin économique afin de convaincre des électeurs majoritairement rétifs, pour des raisons différentes, au Président candidat et à la dirigeante du Rassemblement national.
Gagner par défaut ou sous l’effet de la peur cette élection, conduirait à un faible consentement aux politiques du futur Président, dans la mesure où la campagne n’aura pas aligné le paysage politique sur les équilibres sociologiques du pays et l’Etat sur la nation empêchant ainsi la France, à partir de son Imaginaire, de peser ultérieurement sur les procédures néolibérales bruxelloises et l’ordo-libéralisme allemand.
Une présidentielle sous contraintes et marquée par la peur
Une présidentielle est un rite qui vise à réactiver l’Imaginaire français au travers d’une dispute politique commune dont les candidats sont les acteurs. Il s’agit ainsi de dénaturaliser, par la passion politique, nos diversités d’origines, territoriales, de statuts et classes sociales par ce processus présidentiel qui vise à construire un avenir commun au travers d’un contrat nouant gouvernants et gouvernés. La souveraineté nationale est donc la condition de la souveraineté populaire. Leur contournement par les procédures de l’Union européenne et le néolibéralisme affaiblissent l’efficacité démocratique et la République. Mais le rite présidentiel liant gouvernants et gouvernés demeure.
Cette symbolique explique la pérennité de ce rite électoral au fondement de nos institutions, nonobstant les politiques menées par le sommet de l’Etat et le Président de la République, et son bilan qui conduit deux tiers des Français en début de campagne à ne pas souhaiter sa reconduction.
La singularité de notre exception politique est que le rite présidentiel recèle ses étapes et passages obligés. Le moment du déploiement de la dispute est celui du premier tour qui comporte des séquences : préparation des présidentiables à la conversation avec le pays, mise à égalité des candidats, capacité à repérer l’enjeu latent du pays au travers du lien direct avec lui, exposition des projets en cohérence avec l’incarnation des candidats puis, ultimement, dégagement d’un programme.
La campagne de second tour est celle de la construction du commun.
Ce commun devra encastrer la dispute déployée lors de la campagne. La figure du futur président, au travers de sa double dimension spirituelle et temporelle, devra préserver la fonction de sa personne pour tenir un mandat. Telle est la logique de notre monarchie républicaine ou prime l’incarnation a fortiori quand l’avenir et le monde semblent se dérober dans le moment néolibéral actuel.
Le rite de cette présidentielle est, dès le départ, contrarié. Quand débute la campagne, le pays semble épuisé par la pandémie. Pour y faire face collectivement, les Français consentent un important recul des libertés individuelles. Le reflux de la vague pandémique, et le « quoi qu’il en coûte », qui a momentanément évité le pire économiquement et socialement, auront effacé, pour partie, le spectacle désolant de l’incurie de l’Etat, de ses manquements, dissimulations voire mensonges initiaux.
Le calendrier de la campagne a été raccourci par le Président-candidat de sorte que les inquiétudes et peurs sanitaires, économiques, financières, écologiques, migratoires ou géopolitiques génèrent l’évidence d’une reconduction du Président de la République, afin de ne pas rajouter de l’instabilité politique à ce tableau déjà angoissant pour les français. Cette situation et conviction présidentielle ont guidé la stratégie de premier tour d’Emmanuel Macron de ne jamais descendre dans l’arène, et esquiver la question de la construction de l’avenir. Quand fut annoncée une émission prometteuse « Où va la France ? », ce fut plutôt à la place : « que ressent Emmanuel Macron ? »
Le candidat et Président sortant a eu comme stratégie de substituer à la question « comment construire un avenir meilleur ? » – qui l’aurait confronté à son bilan et pour laquelle Marine Le Pen est davantage créditée – « comment et qui pour réagir au mieux aux crises ? », lui permettant de capitaliser sur son avantage, incontestable, de se mettre en scène et de dire ce qu’il a retenu des épreuves communes que « nous » avons eu à traverser. Or, après le quinquennat Macron et la jacquerie des Gilets jaunes, soutenue par deux Français sur trois, sous les inquiétudes et peurs immédiates, la question latente du pays demeure ; celle de la maîtrise de son destin et de la remise de l’Etat au service de la nation.
Dans l’esquive de la question de la France, Eric Zemmour va débouler de façon fracassante et inédite dans notre histoire politique, dans la pré-campagne en imposant à sa façon la thématique du devenir de la France, de son déclin et de sa disparition dont il fera récit au travers d’une explication identitaire et civilisationnelle : celle du « grand remplacement » redouté par deux Français sur trois, la même proportion estimant que « l’on ne se sent plus en France comme chez soi ». Un temps, il sera même qualifié pour le second tour dans les intentions de vote, menaçant le lent travail de mutation idéologico-politique du RN, conduit à bas bruit par Marine Le Pen, afin de passer d’un parti d’extrême droite antirépublicain, le FN paternel, à une orientation souveraine et gaullienne. Pour Eric Zemmour, notre malheur procède de son éloignement du passé, d’une vision unifiée et mythique dont il fait récit, permettant ainsi de la dénaturaliser, défataliser. Pour Marine Le Pen, notre déclin vient d’une panne politique de souveraineté et d’avenir.
La guerre en Ukraine menée par Poutine va être le troisième temps de cette étrange campagne.
La dynamique et des ralliements de transfuges de la Droite et du RN vers Eric Zemmour vont le conforter et l’enclaver définitivement dans son approche identitaire et civilisationnelle. Cette dernière ne résistera pas aux justifications de Poutine dans la guerre contre l’Ukraine et à sa critique de l’Occident considéré comme décadent. Eric Zemmour devra alors ramer que le vrai danger civilisationnel venait du Sud, rendant son propos moins appropriable encore pour un large public. Cette position inconfortable le conduira à un déni et retard de réaction appropriée à la guerre menée par Vladimir Poutine, et même à refuser l’accueil des réfugiés ukrainiens.
Parallèlement, les inquiétudes sur le pouvoir d’achat générées par cette guerre et les sanctions économiques contre la Russie vont nettement devenir la priorité immédiate des Français – devant la protection sociale et la sécurité – alors qu’elle n’était qu’en troisième position en 2012 et 2017. Cela va permettre à Marine Le Pen de renforcer son emprise sur les classes populaires et moyennes inférieures avec la souplesse, par rapport à Zemmour, que lui permet le diagnostic de la résolution des problèmes de la France par le retour de la politique et souveraineté nationale. La guerre et la présidence française de l’Union européenne vont permettre au Président-candidat Emmanuel Macron de déployer sa stature internationale, et sa capacité à se mettre en mouvement dans les crises que semble convoquer la nouvelle période.
La campagne est jugée inintéressante par plus de trois Français sur quatre. Une majorité d’électeurs estime que Marine Le Pen, puis Jean-Luc Mélenchon et Eric Zemmour l’ont bien menée ; un Français sur cinq seulement émet ce même jugement à l’égard du Président candidat Emmanuel Macron, qui pâtira de son refus de débattre avec les autres présidentiables.
Alors que les deux tiers des électeurs d’Emmanuel Macron, de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour avaient fait leur choix depuis plusieurs mois, Jean-Luc Mélenchon a convaincu la moitié de son électorat dans les toutes dernières semaines.
Cette faible prise du pays sur le déroulement de la présidentielle, marquée par les inquiétudes, a généré d’une part une prévalence plus forte des grands médias comme support de décision de vote, hormis Internet pour les électorats Jadot et Mélenchon, et un fort effet de vote utile pénalisant les candidats à faible dimension présidentiable. Ce vote utile qui a bénéficié à Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, a entraîné la quasi disparition, au plan national, des partis de gouvernement PS et LR et a confirmé la faiblesse de l’écologie politique, nonobstant la réalité et la perception du péril que représentent le réchauffement climatique et l’extinction de la biodiversité.
Trois familles politiques recomposées : néolibérale avec Emmanuel Macron, sociétale avec Jean-Luc Mélenchon et nationale avec Marine Le Pen
La nouvelle carte électorale que dessine ce scrutin présidentiel de 1er tour n’est qu’une esquisse. Elle est la photographie d’un stade de la décomposition-recomposition de notre système politique qui ne peut se stabiliser tant la confrontation entre l’Imaginaire français et le néolibéralisme, la République française et l’Union européenne, la nation et le sommet de l’Etat le fait turbuler, empêchant toute coïncidence stable entre situations sociales, idéologie et représentation politique. C’est en France la marque des périodes bonapartistes, en réponse aux instabilités stato-nationales et pannes d’avenir politique, que de générer différents avatars de césarismes, souvent qualifiés à tort en France de populismes à travers les figures de Macron, Mélenchon et Le Pen, dont la vocation est, par leurs incarnations, de faire synthèse entre des forces centrifuges par un lien symbolique vertical et direct avec les Français, permettant de les tenir ensemble par l’image, le verbe et l’action.
Ces périodes bonapartistes sont celles du retour de la prévalence du retour du commun sur celles de la dispute sociale qui structure l’axe Gauche/Droite. Dans ces moments, la symbolique politique préempte la question sociale. Au premier tour, Gauche et Droite de gouvernement vont momentanément disparaître, corps et biens au plan national avec les scores d’Hidalgo et Pécresse.
De ce moment bonapartiste et paysage instable ; trois familles émergent de ce premier tour avec à leurs têtes des César.
Emmanuel Macron agrège un électorat que l’on pourrait qualifier de néolibéral en ce qu’il est préservé des effets du cours des choses, pense et souhaite le demeurer. Il est relativement confiant pour lui dans le cours actuel de la mondialisation. C’est un électorat qui vit de ses rentes, retraites et confortables revenus et pour qui la question des impôts est un enjeu important. Générationnellement, il a connu la croissance et le progrès économique, social et sociétal, a adhéré à l’idée d’un dépassement des nations et se sent à l’aise dans la mondialisation. Ainsi après le « pouvoir d’achat », sa seconde motivation de vote est « la place de la France dans le monde » et en cinquième position, « la construction européenne », alors qu’elles sont en bas de tableau pour l’ensemble des Français. Mais son sujet n’est plus tant de s’adapter pour construire l’avenir que de préserver le présent. Il est d’autant plus favorable aux réformes structurelles qu’il en est exonéré pour des raisons objectives.
C’est un électorat essentiellement constitué de « boomers », dont deux tiers sont âgés de plus de 50 ans, et qui a vieilli en cinq ans ; il est constitué pour moitié de retraités et de diplômés du supérieur ; le tiers des cadres supérieurs et professions intellectuelles votent pour lui. Quatre électeurs sur dix ont un niveau de revenu individuel au sein du foyer supérieur à 1 900 euros nets par mois ; cet électorat est aux deux tiers urbain. Cette famille néolibérale se situe pour un tiers à Gauche et s’est « droitisée » en cours de mandat, représentant dorénavant deux tiers de cet électorat. Cet électorat sait gré au Président-candidat de porter la voix de la France à l’extérieur et assurer l’ordre à l’intérieur, et de savoir répondre aux crises – en témoigne chez eux l’importance de la question de la pandémie et de la guerre en Ukraine dans les motivations de vote.
Jean-Luc Mélenchon, par son talent de tribun, est celui dont l’électorat est le plus hétérogène socialement et idéologiquement. On pourrait qualifier cette famille de « sociétale » car il regroupe ceux qui veulent avoir leur place dans la Société ; du jeune diplômé qui galère pour obtenir un « vrai travail », au sans-diplôme ubérisé qui revendique sa liberté, du bobo au communautariste, voire aux musulmans et même islamistes dont certains ont appelé à voter pour lui. Si ses électeurs ont en commun de vouloir se faire une place dans la société, c’est qu’ils ils vivent la précarité sociale, des discriminations sexuelles, ethniques ou relégations territoriales. Par un verbe poétique, comme les notions d’insoumis ou de « France métissée » différente de la tradition républicaine, Mélenchon peut agréger des individus précarisés ou séparés dans un vis-à-vis avec les « élites » et la classe dirigeante. Ces agrégations dynamiques autour du César Mélenchon, en surplomb de dynamiques à la base et localement fort diverses, expliquent ses scores impressionnants dans des départements délaissés comme en Seine-Saint-Denis où clientélisme, communautarisme et séparatisme prospèrent, mais également dans des territoires « bobo » où des jeunes et moins jeunes à relatif capital culturel ne sont pas intégrés professionnellement.
La dynamique Mélenchon a permis de rallier, dans la dernière ligne droite, des électeurs de Gauche plus traditionnels devenus orphelins et des écologistes votant non pas tant pour lui que contre Marine Le Pen, espérant qu’il soit qualifié au second tour.
Il lui manquera 420 883 voix. 91 % de son électorat se situe à gauche et 8 % à droite. 41 % des sympathisants socialistes ont voté Mélenchon contre 22 % Macron. 31 % des écologistes ont voté Mélenchon contre 31% Jadot et 16% Macron. La lutte contre la précarité, la santé, le pouvoir d’achat, l’éducation, la protection de l’environnement, le logement, la lutte contre le chômage et la défense des services publics sont les priorités de cet électorat sociétal avec des niveaux sensiblement supérieurs à la moyenne, un électorat sociétal aussi plus féminin que la moyenne. Il est, avec celui de Jadot, le plus jeune, un tiers ayant moins de 35 ans. En moyenne il est assez diplômé, près de la moitié ayant le bac ou un diplôme du supérieur, mais cela est très variable en fonction des territoires.
Les électeurs Mélenchon sont dans le même temps les moins fortuné, 43 % vivant avec moins de 1 300 euros nets. 21% des professions intellectuelles supérieures et cadres ont voté Mélenchon et 26 % des catégories populaires. Si les thèmes sociaux traditionnels sont les plus mis en avant, a contrario, la lutte contre l’immigration clandestine est deux fois moins importante que pour la moyenne du corps électoral, la lutte contre le terrorisme étant de 22 points en moins, et la sécurité et la lutte contre la délinquance de 20 en moins.
Cet électorat sociétal est le plus communautariste religieusement, avec 69 % des musulmans qui votent Mélenchon. A titre de comparaison, seuls 29 % des catholiques votent Macron, 27 % Le Pen et 10 % Zemmour.
Le vote Marine Le Pen est national, et social pourrait-on rajouter, en ce que cet électorat est le plus homogène ; actif, salarié et populaire, veut mettre la question sociale à l’abri de la question nationale pour stabiliser les rapports sociaux dégradés par le néolibéralisme, qui profite au capital au détriment du travail. L’ouverture des frontières et l’immigration clandestine sont vécues comme un levier et facteur de remise en cause de notre modèle social et souveraineté politique. La nation et ses frontières sont pour cette famille politique ce qui protège au mieux le monde du travail et le salariat. La sécurité et la lutte contre la délinquance, le pouvoir d’achat, la lutte contre l’immigration clandestine sont le trio de tête pour 8 sur 10 de ses électeurs, suivi de la lutte contre le terrorisme pour les ¾ d’ entre eux. Cet électorat national est, après celui de Mélenchon, le plus jeune mais le moins diplômé et, après celui de Jadot, le plus féminisé.
Marine Le Pen arrive en tête chez les classes moyennes inférieures et populaires, ouvriers et employés dont un tiers vote pour elle dès le premier tour.
En termes de revenu mensuel par personne, cet électorat représente le quart des moins de 1 900 euros, mais il est dépassé par Mélenchon chez les moins de 900 euros. Cet électorat est le plus soudé. Il est celui qui met le plus en avant, pour expliquer son vote, la personnalité de Marine Le Pen et le fait qu’elle aille à l’Elysée, mais également le plus en avant son projet. En revanche, son étiquette n’a motivé qu’un tiers seulement de l’électorat comme celui de Macron, les autres électorats le mettant plus en avant. Cette famille nationale est la plus friande des débats télévisés contradictoires entre les candidats. Ils recueillent l’agrément des deux tiers de ses membres, contre la moitié de l’ensemble des votants, comme si par procuration, ils appréciaient de voir leur championne les défendre ainsi.
Ces familles néolibérale de la rente, sociétale du précariat et nationale de la condition ouvrière, vont servir de socles et terres de conquêtes avec les abstentionnistes aux candidats Macron et Le Pen, pour convaincre dans l’entre-deux-tours, selon une alternative décisive pour eux et la France pour le nouveau quinquennat.
Entre-deux-tours : opposition front républicain/référendum anti-Macron ou résolution de notre dépression, de notre déclin et de nos divisions ?
On le sait depuis un certain temps, le phénomène d’individuation et la crise du système politique font que les consignes de vote n’ont que peu de poids. Même les abstentionnistes de premier tour nous disent dans les sondages, le jour du vote, qu’ils ne boudent pas les urnes par désintérêt ou désarroi mais par insatisfaction ou mécontentement politique des choix proposés, et interrogations sur le fait de savoir si les politiques pèsent encore sur le cours des choses. Quant aux électeurs de premier tour, ils n’ont pas voté par suivisme partisan ou politique, mais selon leurs intérêts, représentations et évaluations des candidats pour ces dernières variables.
Néanmoins l’électorat Mélenchon semble être un enjeu déterminant. Les questions politiques l’inciteraient à voter Macron face à Marine Le Pen, dépeinte alors comme d’extrême droite et anti-démocratique, alors que les questions sociales l’amèneraient à voter Marine Le Pen face à un Emmanuel Macron vu comme le Président des riches et arrogant, voire brutal lors des mouvements sociaux. La tentation serait alors grande, on le voit dès maintenant chez les militants, entourages, commentateurs et journalistes, de construire un récit à partir d’une d’alternative simple : « front républicain » ou « référendum anti-Macron ».
Un entre-deux-tours ramené à un affrontement Macron/Le Pen serait oublier qu’en France, du fait de notre Imaginaire, notre rapport à la politique est absolu et non relatif comme dans les pays anglo-saxons. Les choix électoraux ne se font pas, comme sur un marché de biens et services, à partir de qui « lave plus blanc » ou représente un moindre mal. Se comparer ou attaquer l’autre, chez nous, signifie que le candidat n’existe pas par lui-même, que son projet n’est pas suffisamment solide pour faire l’économie d’attaquer l’Autre. Le citoyen a besoin d’avoir la preuve dans l’entre-deux-tours que le présidentiable est en capacité, non de dénoncer mais de résoudre, non de se positionner mais de dépasser les contradictions d’un pays dont la dépression nationale, le pessimisme, la défiance, la peur de l’avenir et de la globalisation procèdent du fait que l’Etat se retourne contre la nation.
Le premier tour est le moment de la dispute, le second tour celui du commun qui doit l’encastrer.
Emmanuel Macron et Marine Le Pen ont quelques jours pour faire la démonstration qu’il, elle, est en capacité de faire face aux crises et de déployer, mettre en œuvre, de façon cohérente, une vision de la France, un projet et enfin un contrat qu’il ou elle incarnera et garantira en France et au sein de l’Union européenne.
De la qualité de l’entre-deux-tours dépendra également, au travers de son spectacle en cohérence avec ce que nous sommes et de la centralité de la politique, le consentement pour les cinq ans à venir au nouveau Président de la République et à son action pour faire face aux immenses enjeux qui nous attendent collectivement et personnellement. Sinon la République continuera à se déliter ; ce sera l’accentuation des passions tristes, de notre déclin économique, des reculs sociaux, des communautarismes, séparatismes, forces centrifuges et affrontements, avec ses risques autoritaires et de recul des libertés.
Stéphane Rozès1
Président de Cap, enseignant à Sciences-po, Paris
- Les données d’opinion d’analyse du vote proviennent des travaux des Instituts de sondage Ipsos, Ifop, Harris et OpinionWay. ↩