La France vient de perdre un de ses penseurs majeurs, et comme souvent, elle ne s’en aperçoit pas. Le grand érudit Pierre Legendre (1930-2023), historien du droit et psychanalyste, fut directeur d’études de la section des Sciences religieuses à l’École pratique des Hautes Études et professeur des Facultés de droit. Auteur inclassable, hors champ médiatique et académique, à contre-courant des sentiers battus des « sciences humaines, sociales ou politiques », Legendre nous lègue une œuvre monumentale dont une quarantaine d’ouvrages traduits en plusieurs langues et trois films. Il a construit son oeuvre durant une cinquantaine d’années en réaction à la pensée positiviste de l’Occident gestionnaire. Un labeur de longue durée et de grande portée. Homme de livres et de manuscrits, mais aussi de riches conversations, créateur « de petites écoles », pédagogue bienveillant, Legendre ne dissocia jamais les textes des images, les concepts de leur généalogie, la rationalité de la poésie.
L’anthropologie dogmatique
Depuis « l’ailleurs africain » qu’il fréquenta, il a retourné le regard anthropologique sur ce que l’Occident ne veut pas voir de lui-même. Pierre Legendre a ainsi fondé un nouveau champ de recherche qu’il a nommé l’« Anthropologie dogmatique » dont l’objet est de dévoiler les fondements du système institutionnel occidental et sa généalogie, notamment son creuset médiéval des XIIe-XIIIe siècles. Il a choisi le mot suspect de « dogme », qui dit-il, « sent le soufre », car il permet d’éclairer le fonctionnement symbolique de toute société. Dans son sens étymologique, dogma dit, « ce qui parait, qui apparaît, qui semble se faire voir, jusque dans la feinte ».
Il s’agit de mettre en scène l’invisible et l’indicible, le mythe fondateur d’une société : Dieu, la Nation, la République, la Patrie ou le Progrès, etc.
Cette Référence, objet de croyance qui fascine et répond à la question « pourquoi vivre ? », permet au troupeau humain de faire société.
De la société comme texte
Derrière l’amas de textes constitutifs de la société, Legendre invite à déceler dans les coulisses, le « creuset délirant mythologique » des institutions. Son maître-concept d’institution, lien qui sépare, rend compte de l’articulation entre deux formes opposées de la « rationalité », celle de la Loi et celle de la Foi.
Instituer, c’est fixer un grand récit inaugural et fondateur de la légitimité et le disséminer à travers des textes, des images, des esthétiques, des personnages et d’autres théâtralisations de la fiction fondatrice.
L’institution donne l’illusion que toute la société tient solidement alors qu’elle est accrochée au fragile clou d’une Référence, noyau irrationnel qui sert de butoir ultime pour légitimer les rites, les pratiques et les normes. Legendre livre les clefs pour le décryptage sans concession de toutes les institutions qui « fabriquent l’homme occidental », titre de son premier film, qui sera suivi de deux autres sur les institutions majeures de l’Occident : l’Etat, mis en scène à travers « l’ENA, miroir d’une Nation » et la grande entreprise dans « Dominium Mundi, l’Empire du management ».
Le déterminisme symbolique
Un film qui mijotait sur « la religion » n’a pas pu être réalisé, mais son scénario fut rédigé (Les Hauteurs de l’Eden, éd. Ars Dogmatica, 2021).
Pour se défaire du mot « usé » de religion, Legendre emprunta au théoricien poète, Paul Valéry, le terme de « fiduciaire », du latin fides/foi, afin de donner à voir que « La structure fiduciaire qu’exige tout l’édifice de la civilisation est œuvre de l’esprit » (in« La politique de l’esprit. Notre souverain bien »).
Ainsi Pierre Legendre a-t-il défendu le « déterminisme symbolique » pour offrir un contrepoison à son démantèlement contemporain qui ouvre à la perte de sens et, in fine, à la violence. Quand le symbolique se retire du politique, celui-ci se dissout dans la technicité et la fonctionnalité, c’est-à-dire dans le simple « comment faire ? », « utile, efficace », etc.
Si la désymbolisation opère, le troupeau humain est enfermé dans son enclos, l’Etat devient un fantôme et le délitement social s’impose.
Alors apparaît le danger réel de la « dé-civilisation », avec l’élimination de la « dé-raison » au profit de l’exaltation de l’unique rationalité de la « techno-science-économie ». Pour prévenir du naufrage, Legendre nous laisse une critique radicale de la vision scientiste, positiviste et managériale du monde. A bon lecteur, salut !
Pierre Musso, co-directeur avec Katrin, Becker, de l’ouvrage collectif Introductions à l’oeuvre de Pierre Legendre, éd. Manucius, 2023.