A l’occasion de la 9e édition des Rencontres Recherche et Création organisées par l’ANR et le Festival d’Avignon, du 11 au 12 juillet, la Revue Politique et Parlementaire a interviewé Arnaud Orain, Professeur, histoire de l’économie, Institut d’études européennes, Université de Paris 8.
RPP – Pouvez-vous nous présenter la nature de vos travaux et vos sujets de recherche ?
Arnaud Orain – J’ai fait un premier et un second cycles d’économie et un doctorat d’histoire de la pensée économique. Depuis une quinzaine d’années, je travaille sur l’économie politique de l’Ancien Régime à la fois comme historien des idées, autrement dit du point de vue de l’histoire intellectuelle de l’économie, et comme historien économique, c’est-à-dire des faits économiques. J’essaye de marier les deux. Au début de ma carrière, j’ai beaucoup travaillé sur les philosophes économistes du XVIIIe siècle, en particulier dans la tradition française, comme l’Abbé de Condillac, les physiocrates, mais aussi les anti-physiocrates tels que l’Abbé Galiani, un célèbre diplomate, ami de Diderot et des philosophes, et des personnes qui gravitaient dans le Cercle de Jacques Vincent de Gournay, un ancien négociant de Cadix devenu un administrateur de haut rang et personnage important des Lumières économiques françaises.
Tout cela m’a amené à travailler au carrefour de l’histoire intellectuelle, de l’histoire économique et de l’histoire culturelle.
Dans La politique du merveilleux 1, mon dernier ouvrage qui traite du système de John Law, du système de Lass comme on l’appelait sous la régence de Philippe d’Orléans, j’ai tenté de croiser ces trois approches : l’histoire des idées économiques d’un côté, l’histoire économique elle-même – les événements comme la colonisation de la Louisiane et les fantasmes qu’elle a suscités, la création de la Compagnie des Indes et la spéculation autour des actions de cette compagnie – et l’histoire culturelle, c’est-à-dire la querelle des Anciens et des Modernes, la propagande et la contre-propagande littéraire et visuelle. Mon parcours est donc à la croisée de l’histoire économique, de l’histoire intellectuelle et de l’histoire culturelle.
RPP – Peut-on dire que vous travaillez sur l’invention de l’économie politique et son utilisation par le politique ?
Arnaud Orain – Effectivement, on peut dire cela. Avant les années 1750-1760, on parle de science du commerce, de commerce politique, d’ars mercatoria, l’art des marchands, ou encore de physique économique. La science de l’économie politique apparaît vraiment dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Mon travail consiste à montrer comment naît cette nouvelle discipline, comment elle se dégage de la philosophie et de la science politique à la Montesquieu, et essayer de comprendre comment le pouvoir va s’en emparer et comment les économistes vont tenter d’infiltrer le pouvoir et de subvertir les institutions colbertistes, par exemple. Il consiste aussi à dévoiler les savoirs économiques antérieurs dont je parlais au début, science du commerce et physique économique en particulier, savoirs qui ne sont pas vraiment les « précurseurs » de l’économie politique, mais d’autres possibles, d’autres chemins qui ont été assez brutalement abandonnés au début du XIXe siècle.
RPP – L’Angleterre joue un rôle important dans cette invention. Comment le transfert intellectuel se fait-il entre les deux pays ?
Arnaud Orain – Le Royaume de France connaît un sursaut intellectuel lorsqu’il comprend que l’Angleterre, pays trois fois moins peuplé que lui, commence à le surpasser à la fois sur mer mais aussi sur terre et vis-à-vis de sa puissance commerciale. Après la guerre de succession d’Autriche en 1748, un certain nombre d’intellectuels à la suite de Montesquieu et de De l’esprit des lois prennent conscience qu’il y a certainement une meilleure gestion des affaires économiques et des affaires politiques en Angleterre qui lui permet de rivaliser avec la France, voire même de la devancer alors qu’elle est plus petite.
Ce sursaut intellectuel va conduire dans les années 1750 à une réflexion intense sur les conditions de la puissance et sur ce qu’il convient de faire.
Faut-il libéraliser le commerce ? Faut-il libéraliser le marché, celui des grains en particulier, ce que l’Angleterre a commencé à faire au début du XVIIIe siècle ? Faut-il renforcer la Marine royale et la Marine marchande pour pouvoir commercer avec les colonies, l’Empire espagnol, Cadix bien sûr, et rivaliser avec les thalassocraties modernes comme la Hollande et l’Angleterre ? Cette prise de conscience va amener, d’un point de vue économique, un effort théorique très important à la suite de Montesquieu dans le Cercle de Jacques Vincent de Gournay en particulier, puis chez les physiocrates.
Concernant les transferts intellectuels, ils vont se faire par des traductions d’auteurs anglais et espagnols comme David Hume, Josiah Child, Josiah Tucker, Don Jeronimo de Uztariz. Dans les années 1750, les idées franchissent ainsi la Manche et les Pyrénées et on va assister à une reconfiguration de ces idées via le Cercle de Vincent de Gournay. Enfin, c’est le choc en 1776 avec la publication de Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations de Adam Smith, qui va très vite être traduit en français et donner lieu à des discussions très approfondies.
RPP – Nous sommes à une quinzaine d’années avant la Révolution française ?
Arnaud Orain – Oui, et la Révolution française voit le triomphe des idées physiocrates, c’est-à-dire la mise en place de la propriété privée telle qu’on la connaît, consacrée par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la suppression des corporations de métier avec les lois Le Chapelier et d’Allarde, la libéralisation du commerce des grains également. Lorsque l’impôt sur la terre est voté par la Constituante, Pierre-Samuel Dupont, célèbre physiocrate, dira que c’est l’aboutissement d’un combat mené depuis 25 ans. La Convention jacobine va un peu suspendre ces mesures mais pas tant que cela, car la majorité des Jacobins sont finalement tout à fait favorables à la propriété privée.
RPP – Cela veut-il dire que la naissance de l’économie politique, dans ce contexte culturel anglo-français, se construit autour d’une conception libérale de l’économie ?
Arnaud Orain – Tout à fait. Avec la physiocratie apparaît, dans les années 1760-1770, l’idée selon laquelle on a un ordre naturel, c’est-à-dire un équilibre des forces économiques qui, si on respecte deux lois naturelles, vont tout mettre à l’équilibre : les prix, les marchandises, etc. Ces deux lois naturelles sont le respect absolu de la propriété privée et la liberté illimitée du commerce. A partir d’elles, tout doit normalement se mettre à l’équilibre. Evidemment, des voix discordantes se font entendre, comme celles de l’Abbé de Mably, moraliste et philosophe renommé, l’Abbé Galiani, célèbre diplomate, François Véron de Forbonnais, ancien membre du cercle de Gournay et négociant.
Pour eux, il n’existe pas de loi naturelle en économie, le souverain économique peut faire ce qu’il veut, l’Etat peut intervenir dans l’économie, il n’y a pas de loi, ni de mécanisme spontané.
RPP – Le colbertisme a-t-il donné lieu à une réflexion sur le rôle de l’Etat dans l’économie ?
Arnaud Orain – Oui, il y a eu une importante réflexion et c’est là toute la difficulté de comprendre ce qui se passe en France en un siècle, entre le début du XVIIIe siècle et la Révolution française. Au début du XVIIIe siècle, le colbertisme est évidemment la règle. On a des institutions qui pilotent le commerce, avec en particulier le Conseil et Bureau du commerce, une instance mi-partite entre des conseillers d’Etat et des maîtres des requêtes d’un côté, et des grands marchands négociants de l’autre. Mais ce sont surtout les conseillers d’Etat qui administrent le commerce. Nous avons des compagnies à monopole, des compagnies privilégiées, des manufactures royales, la très puissante Compagnie des Indes et à côté un commerce fortement contraint par la puissance publique. La police contrôle les marchands, les marchés, les prix du grain. Nous ne sommes donc absolument pas dans un univers de marché libre. Parallèlement se trouvent des groupes de marchands et de négociants internationaux sur toute la façade atlantique, qui vivent dans un univers de marché relativement libre, disons moins contraint.
La contestation du modèle colbertiste, la volonté de le réformer et d’aller vers une ouverture beaucoup plus grande à la concurrence viennent en partie de ces négociants.
Puis, dans les années 1760 arrive la physiocratie, qui n’a rien à voir avec le grand commerce privé et libre. A partir d’une philosophie, qui est celle de l’ordre naturel, elle va proposer une liberté du commerce, mais sur des bases métaphysiques au sens strict du terme. Et c’est cela qui finalement va venir petit à petit s’imposer sous la Révolution française. Avant cette période, les institutions colbertistes ont certes été subverties par les libéraux mais elles n’ont pas été mises à bas.
RPP – Est-ce à partir du modèle que les sciences de la nature mettent à jour que ces premiers économistes construisent finalement leurs réflexions et leur approche de la réalité et de leur objet ?
Arnaud Orain – Nous avons en histoire naturelle un modèle qui est celui de l’œconomie de la nature, et en médecine et en chirurgie ce qu’on appelle l’œconomie animale. L’œconomie animale c’est le micro, l’œconomie de la nature c’est le macro, et les deux sont des systèmes auto-régulés à fort parfum théologique. L’œconomie de la nature, c’est l’équilibre général des espèces dans un climat, dans un milieu donné ou sur le globe terrestre. C’est ce qu’on retrouve en particulier chez le grand savant suédois Carl von Linné.
L’œconomie animale, c’est l’organisation homéostatique du corps des animaux, le fait que ces corps soient en équilibre comme le grand équilibre de l’œconomie de la nature.
François Quesnay, le père de la physiocratie, médecin et chirurgien, va faire des transpositions de l’œconomie de la nature, cet équilibre général des espèces vers l’équilibre général des marchandises et des prix. Donc nous avons bien un modèle de l’histoire naturelle extrêmement fort par sa transposition vers l’économie. Mais l’œconomie de la nature elle-même perdure comme base d’une autre approche, celle de la physique économique, un savoir qui mêle histoire naturelle et physique ancienne et qui pendant un temps concurrence l’économie politique.
RPP – Cela veut-il dire qu’il y a, au moment de la Régence, une sorte de mise en récit, un storytelling pour reprendre une formule actuelle, qui s’opère ?
Arnaud Orain – C’est exactement cela. Longtemps on a cru que sous la Régence de Philippe d’Orléans, un aventurier écossais, John Law, avait dû fuir l’Angleterre pour avoir tué un rival à Londres, qu’il avait vécu une vie d’errance et de joueurs dans différentes capitales européennes et qu’une fois arrivé en France, il avait simplement mis en place une réforme du système monétaire et que tout cela s’était terminé dans une faillite. Mais c’est beaucoup plus large que cela. On est sur un projet à deux étages qui commence en 1717 : la création d’une banque d’abord privée puis publique d’un côté, la Banque Royale, et la création d’une compagnie à monopole de l’autre, la Compagnie des Indes. Ces deux étages vont fusionner dans les années 1719-1720 afin que la Compagnie des Indes absorbe quasiment toutes les fonctions régaliennes de l’Etat. Elle aspire toutes les compagnies de commerce du Royaume et devient une espèce de Léviathan économique.
Elle contrôle alors la monnaie, la banque, l’intégralité du commerce extérieur, une partie du commerce intérieur. Cela devient un proto-dirigisme d’Etat. Le système de Lass promeut un changement de régime et pour essayer d’imposer ce changement, il faut un storytelling, il faut complètement modifier les valeurs et les représentations de la monarchie française. Il faut passer de la monarchie de Louis XIV, roi de guerre sur son cheval triomphant, au modèle d’une monarchie commerçante pacifique, pacifique également avec ses voisins c’est-à-dire cartelliser le commerce finalement avec l’Angleterre, la Hollande, etc.
Cette monarchie, organisée par une espèce de conglomérat qui s’appelle la Compagnie des Indes, se substitue en fait à l’Etat.
Mais cela demande de mobiliser toute une partie de l’élite intellectuelle et cette frange, c’est le clan des Modernes réunis autour d’Antoine Houdar de La Motte, Charles Dufresny, poètes et dramaturges, Jean-François Melon, futur économiste et secrétaire particulier de John Law, Jean Terrasson surtout, mathématicien, philosophe et romancier. Pour ce faire on va utiliser le périodique le plus diffusé du XVIIIe siècle : Le Nouveau Mercure. Des lettres, des poésies, des chansons, des almanachs, des gravures vont être publiés. Toute cette propagande va promouvoir la Louisiane et ses richesses fabuleuses pour la Compagnie des Indes et pour la France. Il faut attirer les colons parce qu’on ne les prend pas uniquement dans les prisons, comme on peut le lire ou le voir parfois, la plupart sont des « volontaires » lorrains ou suisses car il ne faut pas dépeupler le Royaume mais il faut quand même des catholiques qui parlent un peu le français. Les théâtres officiels jouent également un rôle en montant des pièces. Il y a donc toute une palette de personnes qui sont mobilisées pour promouvoir la Compagnie des Indes, le Régent Philippe d’Orléans et son génial ministre John Law, ce qu’on appelle le « système ».
RPP – Vous montrez bien comment se construit un imaginaire autour d’un projet politique. Ce que l’on comprend aussi, c’est une transformation de la relation au politique et au pouvoir qui s’effectue. On passe d’un pouvoir politique dont la force repose sur la puissance des armes, avec Louis XIV le roi guerrier, à l’idée que le commerce est le processus d’adoucissement des civilisations, comme l’écrit Montesquieu dans De l’esprit des lois. C’est donc une transformation de la représentation du politique et de son rôle.
Arnaud Orain – Absolument. Les valeurs de la monarchie française doivent être modifiées, il ne s’agit plus de conquérir par la guerre, et en particulier par la guerre terrestre, mais d’amener la puissance par le commerce, ce qu’on appellera ensuite le « doux commerce ». Jean-François Melon, après avoir été secrétaire particulier de John Law puis du Régent, va écrire un Essai politique sur le commerce en 1734 et un conte oriental, Mahmoud le Gasnévide en 1729. Il va expliquer que maintenant, la bonne méthode pour le Royaume est de s’enrichir par la paix, par le commerce et donc la dépense de luxe. Melon est un grand promoteur du luxe. Voltaire dans Le Mondain fait lui aussi l’apologie de cette dépense de luxe. Tous sont très proches de Madame de Verrue, une ancienne comtesse mariée à un très riche aristocrate italien dont elle est séparée, une aventurière incroyable qui faisait vivre des centaines d’artisans de luxe dans le Paris de la Régence.
Mais plus généralement l’idée du Système est, dans le rapport aux politiques, de détruire les corps intermédiaires de la monarchie française.
On n’a plus besoin de Parlements, on a plus besoin de toute cette classe du milieu, comme les appelle le chancelier d’Aguesseau. Il faut des nouveaux riches, car les nouveaux riches dépensent beaucoup.
RPP – C’est d’ailleurs la grande bataille de Louis XV.
Arnaud Orain – C’est effectivement la grande bataille qui commence à ce moment-là : la monarchie doit-elle centraliser et piloter la société française d’en haut sous le système de Lass avec la Compagnie des Indes, ou bien doit-elle rester une monarchie avec des corps intermédiaires, et que fait-on de ceux-ci ? Louis XV va passer son règne à se battre contre ces corps intermédiaires, mais le système de Lass a voulu les éradiquer.
RPP – Cette bataille menée par Louis XV aboutira, mais Louis XVI rétablira les Parlements.
Arnaud Orain – Elle aboutira difficilement. Louis XIV a suspendu certains droits des Parlements, en a même fait exiler, la Régence et Louis XV les rétablissent mais le roi ne va cesser de se battre contre les parlementaires qui lui adressent régulièrement des remontrances. Il est obligé de faire des lits de justice pour imposer un certain nombre de ses édits. Il y a en permanence des contestations parlementaires jusqu’en 1770, où a lieu une sorte de « coup d’Etat » avec le Duc d’Aiguillon, le chancelier Maupeou et l’Abbé Terray. Maupeau va faire taire pendant quelques temps les plus agités des parlementaires en les exilant, et nommer des magistrats croupions. Lorsqu’il monte sur le trône en 1774, Louis XVI rétablit les Parlements dans tous leurs pouvoirs. Ce qui est incroyable est que Louis XV et Louis XVI n’ont cessé de se battre avec leurs Parlements mais en 1789, ces derniers sont laminés en quelques semaines. L’Assemblée constituante va s’y substituer comme si de rien n’était, et on va très vite complètement les oublier.
RPP – Cette grande bataille politique disparaît finalement avec le déclenchement de la Révolution française.
Arnaud Orain – Oui, parce que la contestation a laissé des traces surtout dans la formation de l’opinion publique, et là on revient à l’économie politique.
RPP – C’est un phénomène qui vient des élites. Ce qui est très intéressant est qu’en même temps que l’économie politique s’invente et devient une arme politique dans l’exercice du pouvoir, on a une invention de ce qui ne s’appelle pas encore la communication en l’occurrence, mais qui relève d’une certaine manière d’une forme de propagande qui vient appuyer ce mouvement-là également.
Arnaud Orain – Sous la Régence, on une propagande extrêmement forte avec une alliance objective entre l’esthétique des Modernes, les projets de John Law et de Philippe d’Orléans et un certain nombre de pratiques des grands aristocrates et de la dépense de luxe. On a donc une entente objective entre ces trois mouvements qui va donner lieu à une propagande intense en faveur des nouvelles valeurs et des nouveaux systèmes : la dépense de luxe, la façon dont on va piloter l’économie par le haut.
J’ai trouvé dans les Archives nationales, et c’est l’un des bonheurs du chercheur, un mémoire de la communauté négociante de Marseille qui nous explique que le système de Lass est un système proto-dirigiste, presque proto-socialiste.
C’est absolument stupéfiant, on croirait lire un texte de von Hayek ou von Mises des années 1930. Ces grands négociants marseillais écrivent qu’avec un monopole d’Etat, il n’y aura plus d’innovation parce qu’il n’y aura plus d’entrepreneurs, que les gens ne vont plus rien faire, que ce sera la gabegie d’argent public et que par conséquent on n’aura plus que des fainéants. C’est incroyable.
RPP – C’est très intéressant parce que ce sont déjà les prémices de la critique libérale.
Arnaud Orain – Oui, il y a trois siècles, la communauté négociante de Marseille avait déjà identifié les problèmes qu’une économie dirigée pouvait poser. Pour revenir à votre question sur la propagande et la communication, on va assister dans les années 1750 avec le Cercle de Gournay, puis avec les physiocrates, dans les années 1760, 1770, 1780, à un investissement de la sphère publique avec des publications tous azimuts.
RPP – Est-ce que cela a été théorisé et y a-t-il des éléments sur cette nécessité de procéder déjà à des politiques de diffusion de ce type ?
Arnaud Orain – Absolument, Vincent de Gournay et François Véron Duverger de Forbonnais théorisent l’idée qu’il faut qu’il y ait une fermentation, c’est leur terme, des idées économiques dans le public. Et pour cela il ne faut surtout pas lui donner du prêt à penser. Pour Gournay et Forbonnais, il faut traduire des auteurs étrangers et mettre des notes contradictoires pour montrer que différentes opinions sont possibles. Ils font également du collage de textes, par exemple en mettant un texte favorable à la prohibition des « toiles peintes » les fameuses indiennes qui sont partiellement interdites dans le Royaume parce qu’il y a des lois somptuaires qui empêchent leur production, un texte favorable à leur liberté, et un texte mitigé et ils ne concluent pas, c’est au public de se faire une opinion.
En fait, ils conscientisent l’idée de la fermentation des idées pour créer une opinion publique.
RPP – S’agit-il d’un élément de construction de l’espace public ?
Arnaud Orain – C’est exactement cela. C’est l’idée qu’il faut créer contre le colbertisme, c’est-à-dire les bureaux qui pilotent l’économie, et contre une petite caste élitaire de philosophes-économistes qui construisent finalement une démarche intellectuelle elle aussi très fermée, très dogmatique, un espace public dans lequel on peut discuter et arriver finalement à des consensus.
RPP – Certes il s’agit de propagande, mais on est dans quelque chose qui se rapproche, d’une certaine manière, de la fabrique du consentement telle que Edward Bernays la théorise au XXe siècle.
Arnaud Orain – Je dirais qu’il y a trois moments. Au moment du système de Lass, on peut véritablement parler de propagande. Il y a un troisième moment qui est celui des physiocrates dans les années 1770. Au départ, les physiocrates veulent atteindre directement Louis XV via Madame de Pompadour parce que François Quesnay est le médecin de cette dernière. En 1764, avec la mort de Madame de Pompadour, ils n’ont plus accès au monarque. Ils passent donc à une deuxième stratégie qui est la publication tous azimuts. Ce troisième moment est plutôt propagandiste parce que les physiocrates ont une idée claire de ce qu’il faut faire. Il y a un ordre naturel et des lois naturelles qu’il ne s’agit pas de discuter, il faut par conséquent éduquer le public. Puis, il y a un moment intermédiaire qui est celui du Cercle de Gournay dans les années 1750, début 1760. Là c’est vraiment de l’agir communicationnel, c’est la création de l’espace public au sens où on l’entend aujourd’hui.
Je crois qu’il y a donc trois moments, deux plutôt propagandistes et celui du milieu qui est beaucoup plus dialogique, plus polyphonique.
RPP – C’est-à-dire qu’il y a en fait le premier et le troisième moments qui sont très proches de la façon dont les relations publiques sont pensées par quelqu’un comme Bernays au XXe siècle, dans leur dimension propagandiste, et le deuxième moment qui est davantage conforme à la manière dont Habermas conçoit l’espace public ?
Arnaud Orain – C’est tout à fait ça.
RPP – Cela veut dire qu’il y a un lien entre la réflexion économique, la transformation des pratiques économiques et une mise en récit de type propagandiste qui commence à s’élaborer professionnellement d’une certaine façon.
Arnaud Orain – La naissance de l’économie politique, ou du moins de réflexion sur les savoirs économiques, s’accompagne immédiatement d’une volonté de transformation à la fois sociale et de l’espace public. Pour avoir une transformation sociale, il faut passer par une transformation de l’espace public, c’est-à-dire en partie une modification des valeurs du public et de son appréhension des questions économiques et cela se fait par le récit, notamment ludique.
Au début du XVIIIe siècle, de nombreux contes projettent dans un ailleurs, en général oriental, des innovations économiques : le papier-monnaie, la façon dont on peut libéraliser le commerce, la dépense de luxe. On veut faire rêver les lecteurs.
Ensuite, il y a des textes où l’on joue avec le lectorat. C’est le cas de Chinki, histoire cochinchinoise, qui peut servir à d’autres pays, un conte économique de l’Abbé Coyer sur les corporations qui a connu un immense succès. Certains ouvrages présentent des traductions extrêmement libres et utilisent la prosopopée, c’est-à-dire qu’ils font parler les personnages, afin de susciter la réflexion. Les physiocrates, notamment Pierre-Samuel Dupont ou l’Abbé Galiani, publient de petites pièces de théâtre dialoguées.
RPP – Cela veut dire qu’ils utilisent ce que l’on appellerait aujourd’hui le divertissement, ce qu’on appellera au début du XXe siècle l’industrie culturelle avec notamment l’Ecole de Francfort, pour d’une certaine façon, là aussi, construire un récit qui s’assigne le fait de répondre à leurs objectifs, c’est-à-dire leurs objectifs de diffusion.
Arnaud Orain – Tout à fait, et ce qui est frappant est qu’à partir du moment où naît l’Ecole classique, sous la Révolution et après la Révolution, ce genre de forme littéraire va progressivement disparaître. Une fois que l’économie politique va réellement se transformer en science, à partir du moment où Jean-Baptiste Say et David Ricardo vont vouloir rapprocher l’économie des sciences dures, c’est-à-dire qu’ils vont commencer à modéliser l’économie, à trouver des lois, etc., les formes narratives qu’on a connues au XVIIIe siècle vont progressivement disparaître de l’économie politique. On aura de la séduction plastique au XIXe siècle avec les modèles mathématiques qui ont une beauté formelle, qui ont une rhétorique propre, par exemple de très belles courbes chez les néoclassiques de la fin du XIXe siècle qui sont penser comme étant des artefacts aussi séduisants, mais cette rhétorique bascule vers les mathématiques.
La propagande littéraire des formes beaucoup plus légères suit la grande séparation entre science et Belles-Lettres, qui a lieu à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, dans toutes les sciences. En astronomie, par exemple, il y a des contes au XVIIIe siècle qui racontent des histoires très sérieuses.
RPP – D’une certaine manière, Micromégas est un conte astronomique.
Arnaud Orain – Oui et il y a les contes de la lune de Kepler au XVIIe siècle qui portent sur des sujets très sérieux. Et donc au début du XIXe siècle, nous avons les Belles-Lettres d’un côté et la science de l’autre, c’est pareil pour l’économie.
RPP – C’est la division du travail ?
Arnaud Orain – Tout à fait, c’est Durkheim. Ce sont les spécialisations et la division des sciences et des lettres qui commencent.
RPP – Qu’est-ce qui vous intéresse dans les Rencontres Recherche et Création d’Avignon ?
Arnaud Orain – La rencontre entre le monde de la création, le monde de la recherche et celui de la science est pour moi essentielle. Nous avons séparé les chercheurs, les artistes et la création pendant très longtemps. Or, si on veut produire de la connaissance nouvelle, il est important de marier histoire intellectuelle, histoire culturelle, création, et histoire économique. Les sciences historiques ne doivent pas oublier les questions artistiques et les questions culturelles, ce sont des dimensions capitales. Voilà pourquoi j’ai tout de suite accepté de participer à ces rencontres. Avec mon ouvrage, La politique du merveilleux, j’ai constaté combien il était productif de s’intéresser à la littérature et à l’art pour comprendre l’économie, ce n’est pas seulement illustratif ou annexe, mais réellement fondamental.
Arnaud Orain
Professeur, histoire de l’économie
Institut d’études européennes, Université de Paris 8
(Propos recueillis par Arnaud Benedetti)
- Arnaud Orain, La politique du merveilleux – Une autre histoire du Système de Law (1695-1795), Fayard, 2018, 400 p. ↩