À l’occasion de la sortie de Terre Natale, le nouvel ouvrage de l’académicien et historien de l’art Jean Clair, c’est en historien des idées que Jean-Louis Clément livre son analyse pour la Revue Politique et Parlementaire.
« Un livre dont la lecture ne donne pas envie d’écrire aussitôt quelques mots, quelques lignes, quelques pages, est un livre inutile. » (p. 274) J’ai accepté cette invitation à la critique en ayant claire conscience que ma connaissance des arts en général et de l’art contemporain en particulier est faible. C’est donc en historien des idées qui fonde la Cité que j’analyserai cet ouvrage qui a attiré mon attention par le bandeau qui orne sa couverture : une photographie du transept en ruine de la cathédrale Notre-Dame de Paris ravagée par les flammes. Le dramatique incendie du 15 avril 2019 est interprété comme l’agonie de la Modernité (p. 405). La métaphore est aussi facile qu’ancienne. En khâgne-Chartes, au lycée Fermat de Toulouse, au mitan des années 1970, le médiéviste Paul Labal enseignait que l’effondrement de la voute de la cathédrale de Beauvais en 1284 marquait la fin du Moyen Âge classique et ouvrait la voie à l’automne de celui-ci décrit par J. Huizinga qui parla « de l’âpre saveur de la vie ». Cette lecture de l’actualité ne pouvait qu’attirer mon attention puisque j’étudie l’influence de la théosophie dans le catholicisme français depuis la Grande Révolution.
Jean Clair énonce comme principe que « La connaissance est une servitude, plus souvent un malheur. » (p. 18). Cette phrase a le goût des cendres froides car elle se situe à des années lumières de la pensée aristotélicienne qui pose la connaissance naissant de l’étonnement et s’achevant dans l’émerveillement. Ce pessimisme culturel, le Moyen Âge l’a connu comme, plus près de nous dans le temps, le Deuxième Empire allemand entre 1880 et 1914. Lancinante, une question est posée en permanence dans ces pages rédigées comme ces exercices de style proposés autrefois dans les lycées : Qu’est-ce qu’être ? Qu’est-ce que l’Être ? Elle est introduite avec finesse quand l’auteur s’interroge sur la nature du « désir des gens qui prennent un pseudonyme pour se construire, à son abri, une identité… » (p. 26). Or, « Jean Clair » est un pseudonyme et, au fil de ses réflexions, il donne l’étymologie de son patronyme réel (p. 147). Cet intérêt pour l’onomastique n’est pas anodin compte tenu de la relation que l’auteur entretient avec les mots. Il laisse penser qu’il renoue avec le traditionalisme qui fait de la langue, signe évident d’une révélation primitive, le garant des traditions et de l’esprit d’un peuple que l’on ne saurait découvrir et établir par la seule raison. « Me mettre en quête des mots premiers, c’est échapper à l’incertitude des premiers mots, de ces mots qu’on prononçait enfant sans trop savoir, et trouver l’assurance des mots justes, des mots autrefois déposés dans la langue, comme s’il me fallait, chaque fois que j’en use, chercher l’autorité d’un principe antérieur à celui inculqué par la langue maternelle, mais la fonder dans l’autorité d’un Père, quand même ce Père ne disait jamais rien. » (p. 140) L’ensemble de l’ouvrage est une réflexion sur la perte du sens qui est consécutive de la perte de la révélation première de la langue qui ne saisit plus de réalité : « Le malheur du langage serait là, la duplicité des mots, qui vous retirent ce qu’ils vous promettent. » (p. 28) Cette perte serait à l’origine de l’errance de l’homme depuis la tour de Babel. Implicitement, Jean Clair est redevable de Joseph de Maistre.
Voilà trente ans, George Steiner publiait Réelles présences – Les arts du sens. Il y pose pour principe que la modernité se fonde sur un nominalisme absolu : « Ce qui confère au mot fleur, à cet assemblage arbitraire de deux voyelles et de trois consonnes, sa seule légitimité et sa seule force vitale, c’est, selon Mallarmé, ″l’absente de tous bouquets″. […] La vérité du mot est l’absence du monde. » (Paris, Gallimard, 1991, p. 124-125) La poésie de Mallarmé, Rimbaud et Valéry témoigne de la perte de sens de tous les arts aux yeux de l’essayiste austro-américain. L’urinoir de Marcel Duchamp porte un témoignage identique de l’avis de Jean Clair. Il y lit la fin d’un thème pictural, l’uroscopie. De Dürer à Weermer, elle symbolisa la recherche des maux de la personne et du monde avant de se muer en uromancie qui intéressa certains socialistes comme Pierre Leroux, soucieux de l’Avenir de l’homme et du monde. Dans l’esprit de Duchamp, elle n’est que la liquidation pure et simple de la personne dans la société américaine « occupé[e] moins de vivre que de se hâter vers la mort » pour reprendre la formule de Georges Duhamel dans Scènes de la vie future (Mercure de France, 1930, p. 18-19). Le mot « Personne » avait perdu sa raison, son sens dans une société dominée par l’utilitarisme.
Ces deux auteurs divergent sur l’ontologie. George Steiner, nourri de culture juive, connaît le Buisson ardent et il se réfère à la tautologie axiomatique : « Sum qui sum ». Il connaît en outre la tradition philosophique de l’esthétique. Jean Clair, lui, oppose à l’errance l’« orance ». Ce néologisme renvoie au mot latin orare signifiant prier. Ce dernier terme est forgé à partir d’un autre vocable, os, c’est-à-dire « bouche ». Et les mots du Cantique des Cantiques reviennent à la mémoire : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche […]. » Cependant, hélas ! ce n’est pas à une union mystique avec l’Être par le truchement de l’œuvre d’art à laquelle il nous convie. Son univers intellectuel date de ses vingt ans vécus dans les années 1960 à l’heure du triomphe de Freud et de Lacan. Il est fasciné la psychanalyse. Le chapitre I, « L’intrus », repose implicitement sur le vers de Rimbaud « Je est un autre » que Steiner considère directement tourné contre le « Sum qui sum ». (Réelles présences…op. cit., p. 127) et Jean Clair se décrit, allongé sur un divan. Il achoppe, comme son maître viennois, sur le mystère de l’Art. Il cite sa réflexion : « Malheureusement, c’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire… » (p. 324) Si Jean Clair considère que l’art est culte, l’« orance » à laquelle il nous invite n’a pas de principes chrétiens. Il reprend le thème qui est le soubassement du roman d’Umberto Eco, Le nom de la rose, selon lequel le Christ ne rit jamais car « Le rire est proche du ricanement, et le ricanement de la corruption. […] Un animal qui rit, comme on voit sur les chapiteaux des églises, trahit la présence du Diable. » (p. 157) De la religion chrétienne, il s’en forge une idée tout autant syncrétiste que structuraliste, l’autre mode des années 1960 (p. 253). Il n’hésite pas à parler « du rituel de nos religions mortes » (p. 292) et de Jérusalem comme du « lieu où un malheureux juif avait été crucifié […] » (p. 319) Il cite les contempteurs de la Ville Sainte qui vont de Flaubert à Renan, l’auteur de la prière sur l’Acropole (p. 321).
Cette dernière remarque conduit à sentir dans ce livre la fragrance du culte du Moi de Barrès qui conçoit le monde comme représentation et volonté. Plusieurs réflexions émises dans ce livre renvoient à cet auteur lorrain (p. 89, 110, 294, 319) même si, à un moment donné (p. 210), Jean Clair semble prendre ses distances avec celui qui fut le maître à penser de la droite révolutionnaire à la charnière du XIXe et du XXe siècle. Dans Sous l’œil des barbares, Barrès fait dire à Amaryllis son admiration pour Athéné, l’incarnation de la Sagesse mise à mort par le bâton des fanatiques, ces hommes « qui adorent un crucifié et possèdent toute certitude », tandis que les progrès de la secte chrétienne attristent un orateur du Serapeum (Romans et voyages, Paris, Robert Laffont, 1994, p. 49 et 50). Ces allusions me laissent pantois, moi qui ai découvert, en novembre 2018, Jean Clair comme caution intellectuelle de L’Incorrect, revue qui entend élaborer une pensée politique de droite avec la participation d’intellectuels catholiques comme Chantal Delsol. Sa dénonciation de la Modernité dans Terre natale paraît, après analyse, plus comme un radotage qui reprend le thème de Milan Kundera sur l’insupportable légèreté de l’Être que comme une analyse innovante qui replacerait la Personne au sommet de la Création. En 1952, Salvador Dali exposait, à Londres, Le Christ selon saint Jean de la Croix pour illustrer la grandeur de l’homme appelé à la Vie. Dommage que cette œuvre n’ait pas nourri les réflexions nocturnes de Jean Clair.
Je m’accorde avec cet auteur dans son analyse de la Modernité dans l’art. Elle se caractérise par le refus à la fois de la forme et du sens. Elle se complait dans la fascination du néant au point de devenir trivialité comme l’atteste Immersion ou Piss Christ, photographie de l’Américain Andres Serrano présentée pour la première fois au public en 1987 (p. 206 à 209). Toutefois, je prends mes distances avec l’homme qui écrit « La démesure dans l’art annonce l’effondrement de la culture » (p. 291). N’est-ce pas là un poncif de la pensée gréco-romaine qui voit dans l’« hybris » le signe de la décadence ? Salluste la présentait en ces termes : « À quoi bon rappeler d’autre part ces faits incroyables pour qui ne les a vus : montagnes aplanies, mers converties en chaussées par de simples particuliers ? » (De coniuratione Catilinae XIII.1). La décadence est un jugement de valeur qui s’appuie sur la sensibilité et qui fait naître une crainte obsidionale apte à faire se mouvoir une foule apeurée par l’incompréhensible instant présent. Cependant, c’est oublier trop vite que le Monde a déjà été vaincu.
Jean-Louis Clement
Jean Clair, Terre natale – Exercices de piété, Paris, Gallimard, 2019, 413 p. – 22 euros