Dans ce texte d’avril 1972, Hannah Arendt analyse la crise de l’éducation qui, selon elle, est la conséquence de l’abolition par les adultes de l’autorité.
La crise générale qui s’est abattue sur tout le monde moderne et qui atteint presque toutes les branches de l’activité humaine se manifeste différemment suivant les pays, touchant des domaines différents et revêtant des formes différentes. En Amérique, un de ses aspects les plus caractéristiques et les plus révélateurs est la crise périodique de l’éducation qui, au moins pendant ces dix dernières années, est devenue un problème politique de première grandeur dont les journaux parlent presque chaque jour. […]
AUX USA, UNE CRISE AIGUE
Ainsi, en Amérique, ce qui rend la crise d’éducation si aiguë, c’est le caractère politique de ce pays, qui, de lui-même, se bat pour égaliser ou effacer, autant que possible, la différence entre jeunes et vieux, doués et non doués, c’est-à-dire finalement entre enfants et adultes, en particulier entre professeurs. et élèves. Il est évident que ce nivellement ne peut se faire qu’aux dépens de l’autorité du professeur et au détriment des élèves. Les élèves les plus doués. Cependant, au moins pour quiconque connaît le système d’éducation américain, il est également évident que cette difficulté, enracinée dans l’attitude politique du pays, présente aussi de gros avantages, non seulement du point de vue humain, mais aussi sur le plan de l’éducation ; en tout cas, ces facteurs généraux ne peuvent ni expliquer la crise dans laquelle nous nous trouvons actuellement, ni justifier les mesures prises. Or on a précipité la crise.
UN SCHÉMA BIEN CONNU
Trois idées de base, qui ne sont que trop connues, permettent d’expliquer schématiquement ces mesures catastrophiques. La première est qu’il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. Le rôle des adultes doit se borner à assister ce gouvernement. C’est le groupe des enfants lui-même qui détient l’autorité qui dit à chacun des enfants ce qu’il doit faire et ne pas faire ; entre autres conséquences, cela crée une situation où l’adulte se trouve désarmé face à l’enfant pris individuellement et privé de contact avec lui. Il ne peut que lui dire de faire ce qui lui plaît et puis empêcher le pire d’arriver. C’est ainsi qu’entre enfants et adultes sont brisées les relations réelles et normales qui proviennent du fait que dans le monde des gens de tous âges vivent ensemble simultanément. L’essence de cette première idée de base est donc de ne prendre en considération que le groupe et non l’enfant en tant qu’individu.
Quant à l’enfant dans ce groupe, il est bien entendu dans une situation pire qu’avant, car l’autorité d’un groupe, fût-ce un groupe d’enfants, est toujours beaucoup plus forte et beaucoup plus tyrannique que celle d’un individu, si sévère soit-il. Si l’on se place du point de vue de l’enfant pris individuellement, on voit qu’il n’a pratiquement aucune chance de se révolter ou de faire quelque chose de sa propre initiative. […]
DE LA TYRANNIE
DES ADULTES À CELLE DE LA MAJORITÉ
Affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. En tout cas, il en résulte que les enfants ont été pour ainsi dire bannis du monde des adultes. […]
La deuxième idée de base à prendre en considération dans la crise présente a trait à l’enseignement. Sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner. Est professeur, pensait-on, celui qui est capable d’enseigner… n’importe quoi. Sa formation lui a appris à enseigner et non à maîtriser un sujet particulier. Comme nous le verrons plus loin, cette attitude est naturellement très étroitement liée à une idée fondamentale sur la façon d’apprendre. En outre, au cours des récentes décennies, cela a conduit à négliger complètement la formation des professeurs dans leur propre discipline, surtout dans les écoles secondaires. […]
LE SAVOIR-FAIRE CONTRE LE SAVOIR
Mais c’est une théorie moderne sur la façon d’apprendre qui a permis à la pédagogie et aux écoles normales de jouer ce rôle pernicieux dans la crise actuelle. Cette théorie était tout simplement l’application de la troisième idée de base dans notre contexte, idée qui a été celle du monde moderne pendant des siècles et qui a trouvé son expression conceptuelle systématique dans le pragmatisme. Cette idée de base est que l’on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même, et sa mise en pratique dans l’éducation est aussi élémentaire qu’évidente : substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre. S’il n’était pas considéré comme très important que le professeur domine sa discipline, c’est qu’on voulait l’obliger à conserver l’habitude d’apprendre pour qu’il ne transmette pas un « savoir mort », comme on dit, mais qu’au contraire il ne cesse de montrer comment ce savoir s’acquiert. L’intention avouée n’était pas d’enseigner un savoir, mais d’inculquer un savoir-faire : le résultat fut une sorte de transformation des collèges d’enseignement général en instituts professionnels qui ont remporté autant de succès quand il s’est agi d’apprendre à conduire une voiture, à taper à la machine, ou plus important encore pour l’«art de vivre» à se bien comporter en société et à être populaire, qu’ils ont récolté d’échecs quand il s’est agi d’inculquer aux enfants les connaissances requises par un programme d’études normales. […]
L’enseignement des langues illustre directement le lien étroit entre ces deux points ; la substitution du faire à l’apprendre et du jeu au travail : l’enfant doit apprendre en parlant, c’est-à-dire en faisant et non en étudiant la grammaire et la syntaxe ; en d’autres termes, il doit apprendre une langue étrangère comme il a appris sa langue maternelle : comme en jouant et sans rompre la continuité de son existence habituelle. […] Il est parfaitement clair que cette méthode cherche délibérément à maintenir, autant que possible, l’enfant plus âgé au niveau infantile. Ce qui précisément devrait préparer l’enfant au monde des adultes, l’habitude acquise peu à peu de travailler au lieu de jouer, est supprimé au profit de l’autonomie du monde de l’enfance.
LES ENFANTS EXCLUS
DU MONDE DES ADULTES
[…] En Amérique, la crise actuelle résulte de la prise de conscience de l’aspect destructeur de ces trois idées de base et de l’effort désespéré qui est tenté pour réformer tout le système d’éducation, c’est-à-dire pour le transformer complètement. Ce faisant, exception faite des projets qui visent à augmenter considérablement les moyens d’enseignement mis à la disposition des sciences physiques et de la technologie, on ne tente rien d’autre qu’une restauration : on rétablira une fois de plus l’autorité dans l’enseignement ; on ne jouera plus pendant les heures de classe et on fera de nouveau du travail sérieux ; on mettra l’accent non plus sur les activités extra-scolaires, mais sur les matières du programme. Enfin on parle même de modifier les programmes actuels de formation des professeurs qui devront eux-mêmes apprendre quelque chose avant d’être lâchés auprès des enfants. […]
UNE ACTIVITÉ ÉLÉMENTAIRE
Une crise de l’éducation susciterait en tous temps de graves problèmes même si elle n’était pas, comme dans le cas présent, le reflet d’une crise beaucoup plus générale et de l’instabilité de la société moderne. Car l’éducation est une des activités les plus élémentaires et les plus nécessaires de la société humaine, laquelle ne saurait jamais rester telle qu’elle est, mais se renouvelle sans cesse par la naissance, par l’arrivée de nouveaux êtres humains. En outre, ces nouveaux venus n’ont pas atteint leur maturité, mais sont encore en devenir. Ainsi l’enfant, objet de l’éducation, se présente à l’éducateur sous un double aspect : il est nouveau dans un monde qui lui est étranger, et il est en devenir ; il est un nouvel être humain et il est en train de devenir un être humain.
Il est clair qu’en essayant d’instaurer un monde propre aux enfants, l’éducation moderne détruit les conditions nécessaires de leur développement et de leur croissance. Il est pour le moins étrangement frappant que cette éducation fasse tant de mal à l’enfant, elle qui ne prétendait avoir d’autre but que de le servir et qui rejetait les méthodes du passé comme ne tenant pas assez compte de sa nature profonde et de ses besoins. « Le siècle de l’enfant », comme on peut s’en souvenir devait émanciper l’enfant et le libérer des normes tirées du monde des adultes. Mais comment a-t-on pu négliger, ou simplement ne pas reconnaître les conditions de vie les plus élémentaires nécessaires à la croissance et au développement de l’enfant ? Comment a-t-on pu exposer l’enfant à ce qui plus que toute autre chose caractérise le monde adulte, c’est-à-dire à la vie publique, alors que l’on venait de s’apercevoir que l’erreur de toutes les anciennes méthodes avait été de considérer l’enfant comme un « petit adulte » ? […]
Normalement, c’est à l’école que l’enfant fait sa première entrée dans le monde. Or, l’école n’est en aucune façon le monde, et ne doit pas se donner pour tel ; c’est plutôt l’institution qui s’intercale entre le monde et le domaine privé que constitue le foyer pour permettre la transition entre la famille et le monde. […] Dans la mesure où l’enfant ne connaît pas encore le monde, on doit l’y introduire petit à petit ; dans la mesure où il est nouveau, on doit veiller à ce que cette chose nouvelle mûrisse en s’insérant dans le monde tel qu’il est. Cependant, de toute façon, vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d’un monde dont, bien qu’eux-mêmes ne l’aient pas construit, ils le souhaitent différent de ce qu’il est. Cette responsabilité n’est pas imposée arbitrairement aux éducateurs ; elle est implicite du fait que les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement. Qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d’enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation. Dans le cas de l’éducation, la responsabilité du monde prend la forme de l’autorité. […]
UNE CRISE D’AUTORITÉ
Or, nous savons tous ce qu’il en est aujourd’hui de l’autorité. Quelle que soit l’attitude de chacun envers ce problème, il est évident que l’autorité ne joue plus aucun rôle dans la vie publique et politique ou du moins ne joue qu’un rôle largement contesté, car la violence et la terreur en usage dans les pays totalitaires n’ont bien sûr rien à voir avec l’autorité. Cela cependant veut, au fond, simplement dire qu’on ne veut plus demander à personne de prendre ni confier à personne aucune responsabilité, car, partout ou a existé une véritable autorité, elle était liée à la responsabilité de la marche du monde. Si l’on retire l’autorité de la vie politique et publique, cela peut vouloir dire que désormais la responsabilité de la marche du monde est demandée à chacun. Mais cela peut aussi vouloir dire qu’on est en train de désavouer, consciemment ou non, les exigences du monde et son besoin d’ordre ; on est en train de rejeter toute responsabilité pour le monde : celle de donner des ordres, comme celle d’y obéir. Dans la disparition moderne de l’autorité, il n’y a pas de doute que ces deux intentions jouent chacune un rôle et qu’elles ont souvent travaillé simultanément et inextricablement. Dans le cas de l’éducation, au contraire, une telle ambiguïté en ce qui concerne l’actuelle disparition de l’autorité n’est pas possible. Les enfants ne peuvent pas rejeter l’autorité des éducateurs comme s’ils se trouvaient opprimés par une majorité composée d’adultes même si les méthodes modernes d’éducation ont effectivement essayé de mettre en pratique cette absurdité qui consiste à traiter les enfants comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer. L’autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants.
LE « CONSERVATISME », ESSENCE DE L’ÉDUCATION
Évitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer et de protéger quelque chose l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est assumée ici implique bien sûr une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l’éducation, ou plus exactement dans celui des relations entre enfant et adulte, et non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. En politique, cette attitude conservatrice qui accepte le monde tel qu’il est et ne lutte que pour préserver le statu quo, ne peut mener qu’à la destruction, car le monde, dans ses grandes lignes comme dans ses moindres détails, serait irrévocablement livré à l’action destructrice du temps sans l’intervention d’êtres humains décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf. […]
Au fond, on n’éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d’en sortir, car c’est là le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité. Parce que le monde est fait par des mortels, il s’use ; et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque de devenir mortel comme eux. Pour préserver le monde de la mortalité de ses créateurs et de ses habitants, il faut constamment le remettre en place. […]
LA CRISE DE LA TRADITION
La véritable difficulté de l’éducation moderne tient au fait que, malgré tout le bavardage à la mode sur un nouveau conservatisme, il est aujourd’hui extrêmement difficile de s’en tenir à ce minimum de conservation et à cette attitude conservatrice sans laquelle l’éducation est tout simplement impossible. Il y a à cela de bonnes raisons. La crise de l’autorité dans l’éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c’est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé. Pour l’éducateur cet aspect de la crise est particulièrement difficile à porter, car il lui appartient de faire le lien entre l’ancien et le nouveau : sa profession exige de lui un immense respect du passé. Pendant des siècles, c’est- à-dire tout au long de la période de civilisation romano-chrétienne, il n’avait pas à s’aviser qu’il possédait cette qualité, car le respect du passé était un trait essentiel de l’esprit romain et le Christianisme n’a ni modifié, ni supprimé cela, mais l’a simplement établi sur de nouvelles bases. […]
Éduquer, selon les termes de Polybe, c’était simplement « vous faire voir que vous êtes tout à fait digne de vos ancêtres » et, dans cette tâche, l’éducateur pouvait être un « partenaire dans la discussion » et un « partenaire dans le travail », car lui aussi, bien qu’à un niveau différent, passait sa vie les yeux fixés vers le passé. Camarade- rie et autorité n’étaient dans ce cas que les deux faces d’une même chose et l’autorité de l’éducateur était fermement fondée dans l’autorité plus vaste du passé entant que tel. […]
Ce retour ne serait qu’une simple répétition, bien que peut-être différente dans la forme, car il est toujours possible de présenter toute absurdité et toute notion extravagante comme étant le dernier mot de la science. D’autre part, une simple persévérance sans réflexion, qu’elle agisse dans le sens de la crise ou qu’elle demeure attachée au train-train quotidien qui croit naïvement que la crise ne submergera pas son domaine particulier, peut seulement, parce qu’elle s’abandonne au cours du temps, conduire à la ruine ; elle peut seulement, pour être plus précis, accroître cette aliénation du monde, situation qui nous menace déjà de toutes parts. Qui réfléchit sur les principes d’éducation doit tenir compte de ce processus d’aliénation par rapport au monde ; il peut même admettre que nous nous trouvons sans doute là en face d’un processus automatique, à la seule condition qu’il n’oublie pas que la pensée et l’action de l’homme peuvent interrompre et arrêter un tel processus. Dans le monde moderne le problème de l’éducation tient au fait que, par sa nature même, l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition. […]
UN ART DU MONDE ET NON UN ART DE VIVRE
En pratique, il en résulte que, première- ment, il faudrait bien comprendre que le rôle de l’école est d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde, et non pas leur inculquer l’art de vivre. Étant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux qu’eux, le fait d’apprendre est inévitablement tourné vers le passé, sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent. Deuxièmement, la ligne qui sépare les enfants des adultes devrait signifier qu’on ne peut ni éduquer les adultes, ni traiter les enfants comme de grandes personnes. Mais il ne faudrait jamais laisser cette ligne devenir un mur qui isole les enfants de la communauté des adultes, comme s’ils ne vivaient pas dans le même monde et comme si l’enfance était une phase autonome dans la vie d’un homme, et comme si l’enfant était en être humain autonome, capable de vivre selon des lois propres. On ne peut pas établir de règle générale qui déterminerait dans chaque cas le moment où s’efface la ligne qui sépare l’enfance de l’âge adulte ; elle varie souvent en fonction de l’âge, de pays à pays, d’une civilisation à une autre, et aussi d’individu à individu. Mais à l’éducation, dans la mesure où elle se distingue du fait d’apprendre, on doit pouvoir assigner un terme. Dans notre civilisation, ce terme coïncide probablement avec l’obtention d’un diplôme supérieur, plutôt qu’avec le diplôme de fin d’études secondaires, car la préparation à la vie professionnelle dans les universités ou les instituts techniques, bien qu’elle ait toujours quelque chose à voir avec l’éducation, n’en est pas moins une sorte de spécialisation. L’éducation ne vise plus désormais à introduire le jeune dans le monde comme tout, mais plutôt dans un secteur limité bien particulier. On ne peut éduquer sans en même temps enseigner ; et l’éducation sans enseignement est vide et dégénère donc aisément en une rhétorique émotionnelle et morale. Mais on peut très facilement enseigner sans éduquer et on peut continuer à apprendre jusqu’à la fin de ses jours sans jamais s’éduquer pour autant. Mais tout cela n’est que détails, que l’on doit vraiment abandonner aux experts et aux pédagogues.
Hannah Arendt
Philosophe