En Antarctique, en Amazonie, en Afrique…, sur la glace, les océans, ou en forêt, les chercheurs renouent avec les grandes expéditions scientifiques. Alors que la biodiversité et le climat sont en crise, il y a urgence à faire progresser la connaissance. Car oui, il reste encore des mondes à explorer…
C’est l’effervescence à la station de Dumont d’Urville, sur la côte antarctique. Mécaniciens et chercheurs n’ont plus que quelques jours pour procéder aux ultimes vérifications des véhicules et du matériel scientifique. Mi-novembre, une dameuse et cinq gros tracteurs à chenilles tirant des containers montés sur traîneaux se mettront en branle pour l’un des plus longs raids scientifiques jamais effectués au cœur du continent blanc, vaste comme 25 fois la France. À leur bord, six scientifiques, trois mécaniciens et un médecin-urgentiste vont parcourir près de 4 000 kilomètres, à la vitesse moyenne de 8 kilomètres par heure. Ils rallieront d’abord la station franco-italienne de Concordia, puis mettront le cap sur le Pôle sud. « C’est sur ce dernier tronçon, long de 650 kilomètres, que va s’effectuer le gros du travail scientifique », raconte le glaciologue Joël Savarino, de l’Institut des géosciences de l’environnement de Grenoble, qui coordonne la mission franco-italienne EAIIST (East Antarctic International Ice Sheet Traverse). Une zone qu’aucun scientifique n’a encore jamais explorée, et qui pose pourtant des questions brûlantes d’actualité.
« Ce sont des régions dont on ne connaît pas l’évolution actuelle sous l’effet du changement climatique, explique le chercheur. Pourtant, leur comportement est crucial pour le futur de notre planète… Plus l’atmosphère se réchauffe, plus elle se charge en vapeur d’eau ; on s’attend donc à ce que les régions polaires reçoivent davantage de précipitations, sous la forme de chutes de neige. C’est cette accumulation de neige que nous allons mesurer, avec une question : est-ce qu’elle est plus forte que par le passé, et est-ce que ça pourrait ralentir la hausse du niveau des mers ? »
Certes, les satellites sont aujourd’hui capables d’estimer la hauteur, mais aussi la masse de glace en présence (en mesurant les variations d’altitude et de gravité), mais ces mesures globales reposent sur des mailles bien trop larges pour être précises, de l’ordre de plusieurs centaines de kilomètres. Surtout, les satellites ne peuvent pas tout ! Six grosses étapes permettront d’installer des stations météo qui enregistreront les précipitations sur le temps long, et de prélever des carottes de glace à plusieurs dizaines de mètres de profondeur afin de remonter dans le temps et d’estimer les hauteurs de neige accumulées dans le passé. Coût total de l’opération : 3,4 millions d’euros (auxquels s’ajoute la logistique fournie par l’Institut polaire français Paul-Émile Victor), dont un tiers couvert par une fondation d’entreprise.
« Des raids de cette envergure, on n’en avait plus fait depuis les années 50-60, du temps des pionniers comme Claude Lorius (qui a révélé que les bulles d’air emprisonnées dans la glace contenaient la mémoire de l’atmosphère du passé, NDLR), raconte Jérôme Chappellaz, le directeur de l’Institut polaire qui assure toute la partie logistique de l’aventure. Mais celui-ci s’effectuera dans des conditions de confort et, surtout, de sécurité qui n’ont plus rien à voir avec le passé. » Même si l’été austral (de novembre à février) est plus clément, les températures oscillent tout de même entre – 25 et – 50 °C… Plus question de dormir dans les véhicules comme cela a pu se faire. Les containers renferment des unités de vie chauffées, avec cuisine, douche et toilettes, et deux laboratoires. Mais c’est la sécurité, la préoccupation numéro un. « Ce raid va s’effectuer en autonomie totale. En cas d’accident, on ne peut pas garantir qu’un avion pourra venir immédiatement, car ils sont rares et que la météo est capricieuse, raconte Jérôme Chappellaz. C’est pourquoi nous imposons à l’expédition la présence d’un médecin-urgentiste qui doit pouvoir stabiliser le blessé durant potentiellement plusieurs dizaines d’heures. »
Il est bien fini, le temps des aventuriers.
« La société n’a plus la même tolérance face au risque, confirme Philippe Bouchet, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, qui coordonne les expéditions naturalistes « La Planète revisitée » depuis leur lancement en 2006. En Papouasie-Nouvelle Guinée, où nous avons effectué des expéditions terrestres mais aussi marines en 2012 et 2014, il y a des endroits en forêt qui sont à une semaine de marche de la ville la plus proche. Nous ne sommes pas têtes brûlées, nous emmenons des urgentistes avec nous. Pourtant, même si l’on essaie d’anticiper tout ce qui peut l’être, le risque zéro n’existe pas. » Et le biologiste de confier : « s’il y a un jour un accident, je sais que j’en serai tenu pour responsable et que le Muséum mettra fin à l’expédition, sans compter les suites judiciaires probables… »
Mais l’enjeu scientifique dépasse la crainte d’un mauvais coup du sort. La Planète revisitée, c’est le plus vaste inventaire de biodiversité jamais conduit à ce jour dans des écosystèmes et des territoires mal inventoriés : Vanuatu, Madagascar, Papouasie Nouvelle-Guinée, Philippines, mais aussi Guyane et Nouvelle-Calédonie. Certes, on a déjà décrit un peu plus de 2 millions d’espèces de plantes, d’animaux et de champignons sur la surface de la planète, mais les scientifiques estiment que leur nombre réel se situe entre 6 et 10 millions au minimum. Si les vertébrés supérieurs, dont font partie les mammifères, et les oiseaux sont bien inventoriés, ce n’est pas le cas des plantes et des invertébrés (insectes, mollusques, crustacés). Il y a pourtant urgence à recenser ce patrimoine vivant. « J’appartiens à la première génération de scientifiques qui sait que 2/3 des espèces restent à découvrir, et que le quart aura disparu d’ici la fin du siècle », lance Philippe Bouchet.
« Avec La Planète revisitée, nous sommes dans l’esprit de découverte des grandes expéditions naturalistes des siècles passés, mais avec des moyens et des outils scientifiques d’aujourd’hui » décrit le biologiste. En Papouasie Nouvelle-Guinée, la centaine de personnes déployées sur le terrain a permis de répertorier 300 espèces d’algues, 4 500 espèces de mollusques, 1 300 espèces de poissons…, dont plusieurs centaines étaient inconnues des naturalistes, mais aussi de collecter près d’un demi-million d’insectes ! Des inventaires massifs qui engrangent sons, photographies numériques des organismes vivants, et tissus pour le séquençage ADN, avec un double objectif : aider à bâtir des plans de conservation qui tiennent mieux compte de cette biodiversité oubliée, pourtant cruciale au bon fonctionnement des écosystèmes, et constituer des archives pour les générations futures.
À grosse ambition, gros budget : chaque cycle d’expéditions coûte en moyenne 1,5 million d’euros (et ce, sans compter les salaires des chercheurs pris en charge par les organismes de recherche eux-mêmes), dont la plus grosse partie provient de fondations d’entreprise.
« C’est une somme importante, mais il est souvent plus facile de trouver 200 000 ou 300 000 euros auprès d’une grande entreprise que d’obtenir 20 000 euros d’un programme de recherche public, commente Philippe Bouchet. Une grosse expédition permet également de mobiliser des compétences que nous ne pourrions jamais avoir autrement : en forêt tropicale, nous emmenons des grimpeurs-élagueurs qui sont ravis de faire ça bénévolement. »
Les négociations avec les pays-hôtes se révèlent, elles, nettement plus délicates. Depuis l’entrée en vigueur de la Convention internationale sur la diversité biologique en 1993, renforcée par le protocole de Nagoya en 2014, il est indispensable de disposer d’un permis délivré par le pays pour prélever des organismes vivants sur son sol. « Un tel permis ne s’obtient pas en envoyant un formulaire par mail, raconte Philippe Bouchet. Quand des occidentaux débarquent dans un pays du sud, il y a toujours un soupçon de néocolonialisme et la crainte d’actes de biopiraterie comme certains industriels ont pu en commettre par le passé. J’ai dû aller trois fois en Papouasie Nouvelle-Guinée pour rencontrer les ministres concernés. Et certains pays comme l’Inde, ou l’Indonésie par exemple, sont devenus inaccessibles. »
Romain Troublé, qui coordonne les expéditions du voilier Tara, en sait quelque chose. « Pour chaque grande expédition que nous organisons, comme Tara Océans, destinée à étudier le plancton océanique tout autour de la planète, ou Tara Pacifique son pendant pour les récifs coralliens, 10 % environ des pays sollicités refusent l’accès à leurs zones économiques exclusives », indique le directeur général de la Fondation Tara, qui travaille main dans la main avec les services du quai d’Orsay pour démarcher les ambassades concernées. Un travail titanesque : Tara Océans s’est déroulée sur quatre années et a croisé dans les eaux territoriales de 35 pays différents ! Les ambitions scientifiques sont à la mesure des circumnavigations du célèbre voilier : Tara Océans a ainsi mobilisé 200 chercheurs de 12 disciplines différentes mis à disposition par leur organisme de tutelle – CNRS, CEA, European Molecular Biology Laboratory (à raison de 7 scientifiques par traversée) –, qui ont prélevé la bagatelle de 50 000 échantillons, donnant naissance à la plus grande base de données jamais constituée sur un écosystème, les « Tara data », ouvertes aux scientifiques du monde entier.
Si la goëlette, qui descend désormais les fleuves dans le cadre de sa nouvelle opération « Tara plastiques », s’est fait une place auprès des scientifiques comme du grand public, il n’en a pas toujours été ainsi. Le bateau acquis en 2003 par la styliste Agnès B, qui rêvait de relancer les grandes aventures océaniques à la Cousteau, a mis du temps à convaincre la communauté scientifique. « Une styliste qui achète un bateau pour faire de la recherche, ça a provoqué beaucoup de scepticisme », commente Romain Troublé. Uniques au monde par leur durée, les expéditions Tara le sont aussi par leur fonctionnement. C’est une fondation privée reconnue d’utilité publique, la Fondation Tara, qui coordonne les expéditions et met à disposition bateau et équipage ; la médiatisation et la sensibilisation du grand public font partie intégrante des missions de la Fondation, qui compte 22 salariés au total. 85 % de son budget provient de capitaux privés (fondations d’entreprise, mécènes, particuliers), tandis que les opérations scientifiques à proprement parler sont, elles, financées par des programmes de recherche public de type ANR (l’Agence nationale de la recherche accorde des financements sur projets, NDLR).
Créer une fondation dédiée, pour professionnaliser la recherche de mécènes et constituer un guichet de financement unique pour les chercheurs de tous pays, c’est aujourd’hui le souhait du projet Ice Memory. Ice Memory, c’est une série d’expéditions initiée en 2015 par Jérôme Chappellaz et Patrick Ginot, glaciologue à l’Institut des géosciences de l’environnement de Grenoble, pour sauver la mémoire des glaciers de montagne. Leur projet un peu fou : constituer une banque mondiale d’archives glaciaires stockées en Antarctique. Il faut faire vite : partout, les glaciers fondent sous l’effet du réchauffement climatique, emportant avec eux de précieuses informations sur les climats du passé. « C’est notre génération qui doit le faire, car c’est une matière première unique qui est en train de disparaître de la planète, raconte Jérôme Chappellaz. »
Quatre opérations de forage ont déjà été effectuées, au glacier du col du Dôme situé au pied du Mont Blanc, sur le Mont Elbrouz dans le Caucase, sur le Belukha dans l’Altaï russe, mais aussi sur le glacier de l’Illimani en Bolivie, situé à… 6 300 mètres d’altitude ! « Chaque expédition dure de quinze jours à un mois, raconte Jérôme Chappellaz. Le glacier de l’Illimani a, lui, demandé deux mois d’efforts, car il faut quinze jours rien que pour s’acclimater à la haute altitude. Pour cette expédition hors norme, 60 porteurs boliviens ont transporté à dos d’homme près de deux tonnes de matériel et redescendu des carottes de 130 mètres de long découpées en morceaux, une entreprise titanesque ! » Prochaine destination : le Kilimandjaro. « L’expédition prévue initialement en 2019 a été repoussée à 2020, le temps de trouver un terrain d’entente avec la Tanzanie. Ice Memory demande de faire travailler ensemble des nations qui ne le font pas nécessairement, et de se placer au-dessus des querelles du monde, explique Jérôme Chappellaz. On va dans des pays qui n’ont pas toujours des situations économiques fortes et demandent un retour concret pour eux. Pour la Tanzanie, cela se matérialisera probablement sous la forme de bourses de thèse offertes à des étudiants tanzaniens, et de financements de masters dans des universités européennes. »
Qu’il s’agisse de biodiversité ou de climat, si les grandes expéditions sont rendues nécessaires par l’état de la planète et l’urgence à faire progresser la connaissance, elles ne doivent pas pour autant masquer les missions de terrain plus modestes, selon le glaciologue. « Les grosses opérations donnent de la visibilité à la science en général et sont plus faciles à médiatiser. Mais elles ne doivent pas étouffer les missions plus petites, plus ciblées, ni assécher leurs financements. Les deux sont indispensables, et complémentaires », conclut Jérôme Chappellaz.
Laure Cailloce
Journaliste à CNRS Le Journal