De plus en plus de chercheurs créent leur entreprise. Pour comprendre leur parcours et leur motivation, la Revue Politique et Parlementaire a interviewé quatre d’entre eux.
Revue Politique et Parlementaire – Qu’est-ce qui vous a poussé vers la recherche ?
Ane Aanesland – J’ai toujours été quelqu’un de curieux et j’aime apprendre des choses nouvelles. Quand j’étais enfant, je faisais souvent toutes sortes d’expériences pour comprendre le monde autour de moi ; je pense donc que j’étais déjà expérimentatrice à cette époque. Pendant ma thèse, j’ai pris conscience de la différence qu’il y a entre être étudiante et chercheuse. Un étudiant est consommateur de savoir alors que dans la recherche on devient créateur de connaissances, et c’est à cela que je voulais prendre part en embrassant la carrière de chercheuse.
Jean-Marie Tarascon – La recherche est un monde merveilleux quand on est un passionné. Cette passion, je ne l’avais pas durant mon enfance car, fils d’agriculteur, mon avenir était presque tracé, d’autant plus que j’aimais ce métier. Cependant, mes parents m’ont toujours poussé à faire des études pour que j’acquiers des connaissances, ce que je faisais avec peu d’intérêt. Tout a changé à 23 ans lorsque je suis passé sur les bancs de l’école de chimie de Bordeaux. C’est là, qu’en une heure, un professeur de chimie a changé ma vision des choses, grâce à un cours sur le magnétisme où il mit en lien des concepts fondamentaux avec le fonctionnement de nombreux dispositifs qui nous entourent. Ce fut le déclic. Il avait gravé en moi le désir de comprendre, la curiosité, la soif de créer et surtout l’idée de faire une recherche utile. Cet état d’esprit est resté par la suite. La passion acquise, mon métier de chercheur ne fut plus qu’un jeu, un amusement, bien qu’il ait fallu travailler dur. Encore aujourd’hui, je suis toujours excité en attendant des résultats d’expérience.
Franz Bozsak – Par ma formation et mon état d’esprit, je suis un ingénieur plutôt qu’un chercheur. De ce fait, mon devoir en tant qu’ingénieur, couplé à mon objectif personnel de vie, consiste à contribuer au mieux de mes capacités à l’avancement de la société.
C’est pourquoi, j’ai pensé qu’il était essentiel de renforcer ma formation d’ingénieur par un doctorat et parce que j’aime relever des défis et travailler en dehors de ma zone de confort, j’ai décidé de passer du génie aérospatial au génie biomédical. Au lieu de faire face aux défis des vols spatiaux, j’ai choisi d’explorer les défis auxquels nous sommes tous confrontés : le fonctionnement de notre corps et ses limites.
Geoffroy Lerosey – Je dirais que c’est un concours de circonstances qui m’a poussé vers la recherche, car je ne connaissais pas du tout ce domaine.
J’ai fait une école d’ingénieur très orienté vers la recherche, moi qui comptais devenir ingénieur telecoms sans trop savoir ce que c’était.
La crise de 2000 m’a empêché de faire un stage d’ingénieur en telecoms aux USA, et j’ai donc choisi d’aller dans le domaine des ultrasons chez Philips à Seattle, contact obtenu par Mathias Fink alors directeur du laboratoire Ondes et Acoustique de l’ESPCI.
Ce stage en entreprise en temps de crise m’a démontré que la liberté n’est pas le point fort des postes dans les grands groupes et j’ai été un peu déçu par le travail demandé, très différent de celui annoncé au départ (essentiellement du développement et du code).
Ceci m’a un peu poussé vers un doctorat, puis la rencontre avec Mathias Fink et la réussite de ma thèse ont été décisives.
RPP – Vous avez décidé de créer votre entreprise. Pourquoi ce choix ?
Ane Aanesland – Un de mes sujets de recherche au Laboratoire de physique des plasmas portait sur divers concepts innovants appliqués à la propulsion spatiale. À cette époque, ce domaine était en train de changer. J’ai entrevu les premiers signaux indiquant que le secteur allait évoluer d’un monde avec de gros satellites complexes et peu nombreux, fabriqués par de grosses sociétés et agences, vers une approche commerciale où il serait possible de produire des engins de taille bien plus réduite et bien meilleur marché en grande quantité. Ces satellites de nouvelle génération coûtent bien moins cher au lancement et on peut les faire fonctionner dans des constellations de plusieurs dizaines, centaines voire milliers de satellites. Je me suis rendu compte de deux choses : premièrement, il faudrait à ces satellites des systèmes de propulsion dédiés pour assurer qu’ils pourraient être utilisés dans un environnement économiquement rentable, et nous possédions les connaissances et la technologie pour réaliser ces systèmes propulsifs miniaturisés ; deuxièmement, il fallait que cette évolution se fasse rapidement, mais, dans notre domaine, les grosses sociétés, agences et 90 % des chercheurs se focalisaient sur des systèmes de propulsion destinés aux satellites classiques de plus grande taille. Je n’allais donc pas avoir assez de temps pour convaincre ces acteurs traditionnels de financer ce développement. J’ai bien essayé, mais ceux auxquels je me suis adressée n’anticipaient pas les évolutions que je voyais.
Je crois que beaucoup de startups naissent de ce genre de frustrations, et sur une envie de faire quelque chose.
De changer les choses. C’est une des raisons pour lesquelles Dmytro Rafalskyi et moi avons décidé de créer ThrustMe.
Jean-Marie Tarascon – Quitte à vous décevoir, je ne suis pas un entrepreneur. Deux raisons pour cela. Je suis tout d’abord un chercheur dont la créativité repose sur l’intuition, la vision et le désir de toujours modifier son approche d’un sujet. C’est-à-dire que je n’aime pas la répétition qui est nécessaire lorsqu’on fait du développement. Deuxièmement, j’ai un très faible intérêt pour tout ce qui est administratif et encore moins pour les profits financiers.
Pourquoi ai-je donc été moteur pour la création de Tiamat ? Simplement parce que je suis le disciple d’une recherche qui veut être utile à notre société. En tant que chimiste, je juge que mon rôle est de transformer la matière pour l’adapter à nos besoins et d’en faire un bien, un dispositif qui nous serve. C’est la prise de conscience des avancées de notre recherche sur les batteries Na-ion, notamment au niveau des performances, qui m’a poussé à en faire une technologie pratique et bénéfique pour notre planète. Le désir de créer Tiamat vient de là.
Franz Bozsak – Au départ, il était clair entre mon directeur de thèse (et futur co-fondateur), Abdul Barakat, et moi-même que je ne resterais pas dans la recherche.
Lors de mon premier stage dans le cadre de mes études en Allemagne, j’ai réalisé que le travail au sein de grandes structures d’entreprise ne s’adressait pas à moi. J’ai décidé que la meilleure façon d’atteindre mon objectif et de contribuer, à ma mesure, à faire progresser la société était de créer ma propre entreprise.
Geoffroy Lerosey – Comme je l’ai indiqué précédemment, j’ai toujours été intéressé par l’applicatif.
De plus, associer recherche amont de haut niveau et applications est la marque de fabrique de Mathias Fink et de l’Institut Langevin qu’il a créé.
J’ai donc été à très bonne école à ce niveau là et, comme Mathias, j’ai toujours à l’esprit des applications même lorsque j’étudie un phénomène, a priori, très fondamental.
Par exemple, étudiant la physique des cavités électromagnétiques et leur statistique, j’ai déposé un brevet sur des fours à micro-ondes.
Greenerwave est la deuxième startup que je crée.
On peut ajouter à ces motivations que le salaire au CNRS ne permet pas de vivre facilement à Paris, et que consulter pour une société créée permet d’améliorer la situation (j’ai commencé en 25.2).
RPP – Comment s’est passée la création de votre startup ? Avez-vous été aidé pour la lancer ? Avez-vous rencontré des obstacles ?
Ane Aanesland – Dmytro et moi avons utilisé deux ans au sein de notre laboratoire de recherche à nous préparer avant de créer officiellement ThrustMe. Au cours de ces deux années, nous visions deux objectifs : développer la technologie jusqu’à parvenir à une preuve de concept et un prototype ; comprendre, apprendre et nous préparer à la dimension commerciale, au côté gestion d’une entreprise. Nous avons reçu, et ça continue, un soutien important de la part de l’écosystème français en vue de ces deux objectifs.
Pour commencer, de la part de notre laboratoire où nos collègues m’ont apporté le soutien et l’aide nécessaires. Je dirigeais le groupe « plasma froid », j’ai donc dû ainsi transmettre bon nombre de mes responsabilités quotidiennes à d’autres. Ils ont aussi accepté que je me retire de plusieurs projets de recherche en cours et ils m’ont secondée dans la supervision et le suivi des étudiants dont j’avais la charge.
Le service de valorisation (RS2PI) de l’École polytechnique nous a aidés à protéger notre technologie grâce à des brevets et nous a accompagnés pour trouver les financements dont nous avions besoin pour passer des principes physiques aux prototypes. La première année (en 2015), nous avons été subventionnés par l’IDEX Paris-Saclay et le LABEX Plas@Par, et en 2016 c’est un financement et un soutien importants qui nous ont été fournis par la SATT Paris-Saclay.
Ajoutons que nous étions grandement soutenus par HEC pour nous former au monde de l’entreprise. En 2015, nous avons travaillé avec des étudiants du groupe MBA-spécialisation en entrepreneuriat, et avec eux nous avons élaboré nos premiers business plan et stratégies d’entrée en marché. Puis en 2016, nous avons pris part au programme HEC Challenge+. Il s’agit d’une formation tout à fait adaptée pour préparer des chercheurs à se convertir professionnellement et à devenir entrepreneurs.
En 2017, nous étions prêts, et nous avons créé la société.
Avons-nous rencontré des obstacles ? Oui probablement, et peut-être même beaucoup, mais j’ai tendance à les oublier à partir du moment où je les ai franchis ou vaincus.
Jean-Marie Tarascon – Mon rôle a été de développer puis de perfectionner, au niveau du laboratoire et dans le cadre du RS2E, la technologie Na-ion afin de pouvoir passer au développement à grande échelle. L’idée de créer une PME est venue à ce moment-là.
La première étape fut d’identifier un CEO qui par la suite s’est occupé de l’aspect administratif et des levées de fonds, mon rôle étant d’être actionnaire de Tiamat. Au niveau des aides reçues, Tiamat, émanant du RS2E qui est une initiative du CNRS, a bénéficié de la guidance de cette dernière institution, tant au niveau des conseils que de la cessation de brevets.
Bien sûr, les premières levées de fonds ne sont jamais faciles dans la culture française, ce qui est tout à fait différent aux États-Unis où j’ai vécu quinze ans.
Franz Bozsak – Démarrer une entreprise en France et planter la graine est la partie la plus facile. Aujourd’hui, la France est l’un des meilleurs pays au monde pour créer une entreprise innovante.
En d’autres termes, la France est un terrain très fertile. En effet, le gouvernement offre beaucoup de financements non dilutifs et d’aides étatiques pour faire décoller et démarrer l’aventure, mais pas seulement. Elle abrite énormément de talents extraordinaires qui souhaitent mettre en œuvre des produits innovants et qui se juxtaposent à un écosystème très riche, accueillant, inclusif et ouvert avec des incubateurs, programmes d’accélération (tels que RISE, X-Up, Deeptech Founders, …) et mentors qui soutiennent le parcours entrepreneurial.
Sensome a eu beaucoup de chance d’avoir été entourée de mentors extraordinaires et expérimentés dès le début, alors que je ne savais pas dans quoi je m’embarquais, encore loin de ma zone de confort. Le mentorat, qui faisait partie du programme « Stanford Ignite-Polytechnique », ainsi que l’incubateur Agoranov et le soutien de l’ensemble de l’École polytechnique ont facilité la mise en route. Nous avons presque oublié l’énorme défi que représente le développement d’un nouveau dispositif médical, encore plus lorsque l’on essaie de combiner mécanique et microélectronique.
De plus, des concours comme le Concours mondial d’innovation ou l’i-LAB ont fourni les fonds publics pour financer le démarrage et créer la confiance des futurs investisseurs.
Tout ceci contribue à rendre la partie « start » de la startup vraiment phénoménale en France.
La partie « up », quant à elle, devient plus délicate à faire progresser. Cependant, je ne pense pas que Sensome ait eu une expérience très différente de celle vécue par la plupart des autres startups. On se rend vite compte que « lever des fonds et naviguer dans l’administration » n’est pas une mince affaire, même si je ne dirais pas que ce sont des obstacles insurmontables.
Geoffroy Lerosey – Nous sortons d’un écosystème qui fonctionne très bien, l’Institut Langevin et son pôle innovation mené par Daphnée Raffini. De nombreuses sociétés y ont été créées, et nous bénéficions des expériences passées. De plus le concept initial de Greenerwave est très (trop ?) séduisant et, Mathias ayant un important réseau et ayant déjà créé de nombreuses startups, trouver des financements a été peut être plus « simple » que pour d’autres.
Mais l’aide extérieure a été assez limitée, car par exemple CNRS Innovation n’avait pas encore de programme en ce sens (même s’ils nous ont aidés en entrant au capital de la société).
Des obstacles oui !
Un très mauvais choix, celui de ne pas m’impliquer dans toute la vie de la société au départ, me contentant de l’aspect scientifique, et de ne pas avoir décidé de m’y engager à plein temps.
Une erreur dans le recrutement du premier CEO.
Si aide il doit y avoir, c’est surtout sur le recrutement des opérationnels.
RPP – Est-ce difficile de passer de l’univers de la recherche à celui de l’entreprise ?
Ane Aanesland – Je suis quelqu’un de très optimiste, alors je ne fais pas de fixation sur ce qui est difficile. Bien sûr, c’est un grand défi de changer d’environnement et d’activité professionnels, mais pour moi c’est très stimulant. Le monde de la recherche et celui de l’entrepreneuriat sont très très différents, alors aller de l’un à l’autre exige de votre part d’être ouvert au changement.
Vous voilà exposé de multiples manières, et donc il faut rester à l’aise avec l’idée de sortir de votre zone de confort. Vous devez vous habituer à être très largement multitâche et à passer d’un environnement à l’autre, d’une culture à l’autre. Et surtout, vous êtes obligé d’être assez fort pour assumer de devoir prendre rapidement des décisions, ce que vous êtes amené à faire quand vous dirigez une startup à la croissance rapide.
Jean-Marie Tarascon – Pour une recherche efficace, il faut des objectifs intégrant la notion de temps. Or, cette notion se retrouve aussi bien dans la recherche que dans l’entreprise, avec la seule différence que les échéances sont plus courtes. En entreprise, il faut plus de discipline. En revanche, la différence essentielle réside dans la diversité de la recherche qu’on peut effectuer. Le plaisir du métier de chercheur est de pouvoir s’intéresser à des domaines parfois très différents. Ce privilège répond à ma curiosité scientifique. La diversité des sujets abordés se perd dans toute création de PME dont la cible est un produit spécifique. La recherche y est plus centrée. C’est un peu le système éducatif avec l’enseignement général et ensuite la spécialisation.
Franz Bozsak – Le passage de la recherche au monde de l’entreprise est en grande partie une question d’état d’esprit. La recherche, et en particulier la recherche fondamentale, évolue dans un cocon protégé par le gouvernement. Et c’est à juste titre, car les esprits brillants, qui préparent le terrain pour les décennies à venir, doivent être en mesure d’accomplir leur important travail le plus loin possible des intérêts à court terme. Sans cela, le progrès sociétal s’arrêterait rapidement.
Lorsque vous passez de l’autre côté, les couches protectrices de ce cocon sont enlevées et vous êtes exposé à la réalité parfois dure, compétitive et accélérée du monde des affaires. Cela ne veut pas dire que la recherche n’est pas concurrentielle, mais le rythme et les indicateurs de performance changent radicalement. Faire de « bonnes » recherches n’a rien à voir avec faire de « bonnes » affaires.
Au lieu de penser « comment rendre mon expérience, ma théorie… encore meilleure », il faut d’abord identifier quand quelque chose est « good enough » et ensuite s’interroger sur « que puis-je faire pour passer encore plus vite à l’étape suivante ». Ces deux concepts ne sont pas nécessairement compatibles avec l’état d’esprit de la recherche et des chercheurs. Plus vite le chercheur-entrepreneur s’approprie cet état d’esprit entrepreneurial, plus le passage de la recherche au monde de l’entreprise sera aisé.
Geoffroy Lerosey – Oui, il est difficile de passer de l’univers de la recherche à celui de l’entreprise. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de monter Greenerwave au début en 25.2.
J’avais une bonne carrière scientifique, j’étais invité à donner des conférences dans le monde entier, je publiais dans des revues prestigieuses, j’avais des thésards qui réussissaient tous très bien, tout allait au mieux pour moi sauf au niveau des demandes de financement, domaine dans lequel je n’excellais pas… J’avais aussi tout un réseau national et international de collègues.
Pour le moral, pour l’égo, pour le confort, tout cela est très difficile à quitter. D’ailleurs, les conférences me manquent encore après deux ans à plein temps chez Greenerwave.
Mais j’en avais aussi un peu assez du système académique, de la publication à tous prix, des demandes de financement interminables, des egos sur-dimensionnés, et donc ça a facilité la chose.
Autre difficulté, le regard de quelques chercheurs qui reste assez négatif, parfois même à l’Institut Langevin.
J’avais d’ailleurs discuté avec la Ministre, lors d’un petit déjeuner, de faire entrer l’entrepreneuriat, l’innovation ou l’applicatif dans l’évaluation des chercheurs pour faire changer les mentalités.
RPP – De plus en plus de chercheurs créent leur entreprise. Pensez-vous qu’il s’agit là d’une révolution culturelle ?
Ane Aanesland – Le monde dans lequel nous vivons et notre culture bougent. Ils ont toujours changé, même si cela va peut-être encore plus vite aujourd’hui. Concernant le monde de la recherche, je ne crois pas que nous connaissons une révolution, mais peut-être un réamorçage du système. Auparavant comme de nos jours, il n’y a rien d’exceptionnel à ce que des scientifiques soient de bons entrepreneurs, nous avons de nombreux cas dans l’Histoire qui montrent combien de grands dirigeants ont su mener de front science et entreprise. Thomas Edison (1847-1931), Nikolas Tesla (1856-1943), Fridtjof Nansen (1861-1930), Kristian Birkeland (1867-1917) (pour moi, ces deux derniers sont mes héros norvégiens…) en sont des exemples. Il y en a bien d’autres encore, des scientifiques moins connus, des inventeurs et des innovateurs dont les racines puisent dans le monde de la recherche.
Jean-Marie Tarascon – Révolution est un mot trop fort. Certes, on note une évolution positive dans le désir des jeunes de créer leur propre entreprise. On est cependant loin de la frénésie américaine. Peut-être faudrait-il provoquer cette culture ? Je rappellerai ici que 90 % des professeurs universitaires américains ont créé une, voire deux, entreprises au cours de leurs carrières. Le fait est que le salaire des professeurs n’est assuré que pendant neuf mois par leur institution d’origine. Il est donc de leur propre responsabilité de trouver les trois mois manquants, via des contrats industriels, voire, par la création de startups. Une piste à réfléchir…
Franz Bozsak – Je ne suis pas sûr que nous devrions appeler cela une révolution, je pense plutôt que nous vivons une évolution naturelle de notre société telle que nous sommes passés de l’ère industrielle du XXe siècle à l’ère du savoir ou de l’information du XXIe siècle. L’automatisation et les dernières avancées technologiques de ce siècle ont permis de rendre le milieu entrepreneurial beaucoup plus accessible à toute personne souhaitant créer sa propre structure. Ajoutez à cela, la génération des Milléniales, qui représente actuellement environ un tiers de la main-d’œuvre, et vous avez tous les ingrédients nécessaires pour créer une société où les entrepreneurs seront la norme plutôt que l’exception. Ceci étant bien évidemment totalement indépendant du fait que vous soyez chercheur ou non.
Geoffroy Lerosey – Oui, je crois qu’il s’agit d’une révolution mais pas nationale. J’observe la même chose chez mes collègues aux USA. Je pense que les chercheurs vivent de plus en plus dans le monde de la communication et se frottent davantage au grand public, d’où un changement de mentalité.
De plus, les fonds d’investissement ont beaucoup d’argent et ont épuisé tous les sujets, d’internet aux services en passant par le software, ils s’intéressent donc maintenant à la recherche, et nous sommes dans l’ère de la deeptech.
C’est donc selon moi un mouvement mondial, mais qui détonne pas mal en France par rapport à l’image un peu « vieillotte » du chercheur CNRS.
En revanche, on pourrait souhaiter que l’administration des chercheurs évolue en flexibilité autant que les chercheurs (de loin ça n’a pas l’air d’être le cas).
RPP – Quel est le rôle des startups dans le domaine de la recherche scientifique ?
Ane Aanesland – La recherche fondamentale joue un rôle important dans la création de connaissances. À partir de ces connaissances nouvelles naissent des découvertes et des applications inédites. Si ces idées, ces inventions restent dans le monde de la recherche, cela ne crée pas franchement beaucoup de valeur pour la société, ces travaux et ces résultats ne vont peut-être ne satisfaire qu’un cercle restreint d’intellectuels.
Les startups (de même que de grosses entreprises et des PME bien établies) jouent ce rôle important de transférer ces connaissances scientifiques, ces découvertes et ces applications au reste de la société,
d’en faire profiter une communauté bien plus large. Les startups sont là pour être les moteurs de l’innovation et de la création de valeur, dans l’idéal pour améliorer la société de la meilleure façon possible.
Jean-Marie Tarascon – Les startups permettent tout simplement de concrétiser le développement de concepts, de procédés ou de dispositifs pouvant présenter une valeur ajoutée pour notre environnement et/ou notre société. De plus, elles peuvent servir de levier pour établir et renforcer des liens forts entre les PME et les universités.
Franz Bozsak – Les startups sont le lien entre la recherche (parfois fondamentale et plus souvent appliquée) et les produits qui accompagnent notre vie au quotidien. Pour de nombreux secteurs, et en particulier celui des dispositifs médicaux, les grandes entreprises sont la référence en matière de livraison des produits au client.
Ces grandes entreprises excellent dans la distribution de produits et de tout ce qui s’y rattache, y compris, mais sans s’y limiter, le marketing et l’évolution de ces mêmes produits… Toutefois, leur structure, leur taille et les intérêts de leurs actionnaires sont autant de facteurs qui ne leur permettent pas de pouvoir prendre les risques nécessaires pour réaliser des innovations révolutionnaires.
En revanche, les startups n’ont pas toutes ces contraintes et peuvent donc prendre des risques extraordinaires en expérimentant avec les fruits (non testés) de la recherche. Les startups transforment la recherche en produits, ce qui leur permet parfois de réaliser l’impossible exploit de perturber un secteur. En particulier, lorsqu’il s’agit de la deeptech, je pense qu’il est essentiel que les startups et les chercheurs travaillent en étroite collaboration pour que cela se produise.
La startup, étant le lien entre la recherche et le produit, doit travailler étroitement aussi bien avec le client final pour comprendre son besoin qu’avec l’institution de recherche d’où provient la technologie afin de comprendre quel est le champ des possibles.
Geoffroy Lerosey – Pour l’instant les startups sont assez dissociées du monde académique. Elles pourraient être davantage sollicitées pour donner des conseils aux chercheurs se questionnant sur la création de sociétés, qui ont souvent (et c’était mon cas) une vision très erronée de la startup, de sa vie et de ses besoins.
Par ailleurs, un beau modèle est celui dans lequel les startups collaborent avec les académiques pour développer des outils très technologiques basés sur de la science très amont des académiques, outils qui permettent ensuite aux chercheurs d’être encore meilleurs et plus en avance dans leur domaine.
C’est le modèle que l’Institut Langevin et Supersonic Imagine avaient mis en place, et cela a permis à l’équipe d’imagerie médicale une très forte croissance.
C’est ce que nous souhaitons faire aussi avec Greenerwave.
RPP – Faut-il renforcer l’esprit d’entreprendre dans toutes les filières universitaires ?
Ane Aanesland – Absolument ! Et aujourd’hui plus que jamais… Il faut que nous apprenions à nos étudiants, nos collaborateurs et nos enfants à être capables de détecter les opportunités cachées, à prendre des décisions et à savoir agir dans un monde où tout bouge autour d’eux. Bien plus qu’auparavant, il nous faut stimuler la curiosité et l’envie de comprendre, ainsi que le désir d’apprendre, pendant toute la vie. Pour développer ces qualités, il faut commencer très tôt dans l’enfance, et cette formation ne devrait jamais s’arrêter. Je recommanderais la lecture d’un rapport récent intitulé « La formation de l’esprit Entrepreneur », rédigé pour le compte du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse et du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation.
Jean-Marie Tarascon – Oui, bien sûr. Cela pourrait se faire tout d’abord en incitant les professeurs à montrer l’exemple. Comment ? En les incitant à créer leurs propres entreprises comme je l’ai mentionné précédemment. Ainsi les étudiants auraient une plus grande connaissance du monde industriel et de l’esprit d’entreprise.
Franz Bozsak – D’après ce que j’ai pu constater au cours des cinq dernières années, l’esprit d’entreprise est déjà présent dans de nombreux endroits au niveau universitaire en France, mais il reste encore beaucoup à faire. Les universités sont le plus souvent le berceau de l’innovation et il est vital d’inspirer la prochaine génération d’entrepreneurs pour que l’innovation qui est censée se produire se réalise. L’entrepreneuriat s’inscrit parfaitement dans la mission de l’université de faire progresser la société par la science.
Geoffroy Lerosey – Oui, il faut donner envie aux gens d’entreprendre, car c’est donner de la confiance en soi aux étudiants.
Pour autant tout le monde n’est pas fait pour ça.
RPP – Comment envisagez-vous l’évolution de votre entreprise ?
Ane Aanesland – ThrustMe est une entreprise deeptech dans le secteur de l’espace. Nous créons et fabriquons des systèmes de propulsion intelligents, totalement intégrés pour des satellites de nouvelle génération, et fournissons des instruments scientifiques pour les essais au sol d’appareillages spatiaux. Nous avons dans notre ADN la rigueur scientifique, l’innovation et la volonté de bousculer le statu quo. Des deux fondateurs de 2017, les effectifs de notre équipe ont atteint environ vingt personnes à ce jour. Nous continuons à nous développer et à innover. Notre objectif est de devenir l’un des acteurs majeurs du marché de la propulsion spatiale et de permettre à un secteur spatial durable de voir le jour.
Jean-Marie Tarascon – La création de Tiamat a suscité un vif intérêt dans la communauté des batteries, si bien qu’à ce jour tous les nouveaux programmes européens (Israël, Allemagne), japonais (Rising) et américains (Doe) ont introduit la technologie Na-ion parmi les nouvelles cibles de développement. Cela signifie qu’une compétition féroce est en train de se mettre en place. Il faut donc aller vite et je regrette de voir notre avantage initial s’amenuiser. Nous n’avançons pas assez vite dans l’industrialisation en raison des difficultés à lever des fonds. La vision long-terme est de créer un véritable savoir-faire, d’ouvrir des marchés via des accords avec différentes entreprises de la mobilité électrique (Renault par exemple) ou des applications réseaux (EDF entre autre). L’ouverture de ces marchés conduira à une demande qui dépassera nos capacités de production, d’où notre anticipation à vouloir créer une ligne de prototypage. L’objectif final est de céder Tiamat à une importante société de batteries.
Franz Bozsak – Depuis sa création en 2014, Sensome a développé un nouveau micro-capteur basé sur l’impédance pour identifier les tissus biologiques en contact. Cette technologie est née dans les laboratoires de l’École polytechnique/CNRS avec laquelle nous travaillons depuis lors, main dans la main.
Nous avons pu identifier un besoin médical important dans le traitement de l’accident ischémique cérébral pour cette technologie et, à cette fin, nous l’avons intégrée à un guide neurovasculaire. Cette nouvelle sonde est destinée à aider les médecins pendant le traitement de l’AVC ischémique et à les guider dans le choix de la méthode la plus efficace pour retirer le caillot responsable de l’AVC. Notre équipe multidisciplinaire de dix-huit personnes extraordinaires travaille actuellement à la préparation du premier essai clinique de notre dispositif médical intelligent, appelé Clotild®. Nous nous attendons à obtenir les premiers résultats cliniques l’an prochain. Après cela, nous passerons par le processus d’homologation réglementaire de ce dispositif afin qu’il puisse être utilisé dans la routine clinique.
À ce jour nous avons levé plus de 9,2 M€ auprès de business angels et du capital-risque pour financer ce développement. Mais Clotild® n’est qu’un début pour Sensome. Nous avons identifié de nombreuses opportunités où notre technologie de capteurs pourrait avoir un impact clinique significatif et nous souhaitons faire de ces opportunités une réalité.
Au-delà du traitement de l’AVC et du domaine neurovasculaire, notre technologie pourrait par exemple également transformer le traitement des patients en oncologie. La vision à long terme de Sensome est de devenir le « Intel » des dispositifs médicaux, où notre technologie unique de capteurs alimente une toute nouvelle génération de dispositifs médicaux intelligents connectés ayant un impact sur la vie des patients.
Geoffroy Lerosey – Nous développons une plateforme technologique qui répond à de nombreux problèmes de réduction des coûts d’infrastructure radiofréquences.
Nous avons beaucoup de traction sur nos projets à court terme, RFID et IoT, mais également sur ceux à long terme (antennes et radar dans le domaine millimétrique). Nous entamons d’ailleurs une levée de fonds qui va nous permettre un plan d’accélération ambitieux.
Se pose donc la questions de savoir si nous allons produire nous-mêmes nos produits (avec des sous-traitants) ou licencier notre technologie.
Dans un cas il faudrait créer des spin-off ou des filiales, dans l’autre cas nous deviendrions une société de R&D très différente. La question n’est pas tranchée.
Mais ce qui est certain c’est qu’un concept très disruptif venant de l’académique peut vraiment constituer une très belle base de société, à la seule condition de très bien travailler l’aspect business, stratégie, positionnement, ce que nous faisons depuis maintenant un an et demi avec mon associé Timothée Laurent.
Ane Aanesland
Co-fondatrice et présidente de ThrustMe
Médaille de l’innovation du CNRS 2019
Jean-Marie Tarascon
Co-fondateur de Tiamat
Professeur au Collège de France
Médaille de l’innovation du CNRS 2017
Franz Bozsak
Co-fondateur et président de Sensome
Geoffroy Lerosey
Co-fondateur et directeur général de Greenerwave
(Propos recueillis par Florence Delivertoux)