Le dernier essai de Thomas Gomart, spécialiste des relations internationales, directeur de l’IFRI, s’inscrit dans le prolongement de ses précédents ouvrages publiés chez Tallandier : L’affolement du monde. 10 enjeux géopolitiques (Prix du livre géopolitique 2019) explore le triangle stratégique : Chine, États Unis, Russie ; Les guerres invisibles : Les défis géo- politiques à relever (2021) analyse notamment la dégradation environnementale et la propagation technologique où se jouent désormais les principales rivalités stratégiques et économiques ; Les ambitions inavouées ce que préparent les grandes puissances (2023) scrute les alliances fragilisées, le basculement géoéconomique vers l’Asie, et les menaces nationalistes et écologiques. Dans tous ses ouvrages, l’auteur se référe scrupuleusement à la trame historique susceptible d’élucider son raisonnement géopolitique, économique et stratégique.
L’accélaration de l’histoire propose une interprétation géo- stratégique pour se préparer aux prochains ajustements brutaux. Son analyse détaille la portée de la double accélération géopolitique et géoéconomique dans un monde en pleine mutation, dans un contexte de rivalité sino-américaine croissante, de rapprochement sino-russe et d’émergence politique du « Sud global ». Il se concentre sur trois nœuds géostratégiques, qui commandent une région : les détroits de Taïwan, d’Ormuz et du Bosphore.
« Nous assistons à une accélération stratégique, c’est-à-dire à une multiplication d’actions délibérées qui modifient les équilibres de puissances et transforment
les théâtres régionaux. Cette accélération a pris de vitesse des dirigeants européens habitués au confort du statu quo, surpris hier en Ukraine, au Sahel, dans le Caucase et au Moyen Orient, le seront-ils demain en mer de Chine ? » se demande Thomas Gomart. Sa constatation et son questionnement le conduisent à approfondir les évolutions de fond sur la scène internationale qui illustrent les accélérations en chaîne, donnant l’impression d’une perte de contrôle. La première évolution se traduit par la multiplication des évènements météorologiques liés au réchauffement climatique avec pour conséquences des pressions grandissantes sur les ressources naturelles et des déplacements de population. La deuxième concerne la transformation de l’émergence économique en revendication politique. C’est l’antagonisme entre les pays occidentaux, le G7 sous l’égide des États- Unis et ceux du « Sud global », (puissances non occidentales de taille moyenne) sous l’égide de la République populaire de Chine (RPC). « La troisième évolution concerne : la Corée du Nord, l’Iran et la Russie à travers lesquels se dessinent trois crises nucléaires potentielles et qui ont adopté une attitude de confrontation ouverte à l’égard des pays occidentaux.
Enfin, une quatrième évolution celle des dépenses militaires mondiales induites par la nécessaire réflexion sur l’articulation des forces nucléaires et conventionnelles. « La dégradation de la situation internationale se produit toujours beaucoup plus rapidement que la préparation des forces armées pour tenter d’y pallier » avertit T. Gomart qui poursuit son objectif toujours affirmé d’inciter la France et l’Europe en général à se donner les moyens pour mieux se préparer au « grand basculement ».
Dans le cadre de ces accélérations en chaîne, l’auteur scrute trois nœuds stratégiques et économiques qui se trouvent au cœur de territoires fortement convoités par lesquels transitent des biens vitaux indispensables aussi bien aux pays du Nord qu’à ceux du Sud : les mers de Chine et les flux de puces/microprocesseurs, dans le détroit de Taiwan qui constitue un « test permanent de la rivalité sino-américaine » ; la péninsule arabique et le détroit d’Ormuz où circulent les hydrocarbures, nœud stratégique qui concentre les intérêts énergétiques des pays producteurs et des pays importateurs ; tout incident dans cette zone a des répercussions sur l’économie mondiale ; la Méditerranée orientale et le détroit du Bosphore où transite le blé. « C’est par le Bosphore que l’onde de choc de la guerre d’Ukraine se propage vers les pays du Sud » étant précisé que l’Ukraine est au centre de la sécurité européenne. Pour chacun de ces nœuds Thomas Gomard examine les contextes, détaille les forces en présence et les enjeux pour l’Europe et la France. En se concentrant sur ces trois pivots stratégiques, en les reliant, Thomas Gomart fait apparaitre des « logiques de souveraineté et de dépendance, qui orientent le cours de la politique internationale dans une direction éminemment paradoxale, à la fois plus conflictuelle et plus interconnectée ».
À travers son constat, Thomas Gomart soulève une question essentielle : comment produit-on du temps stratégique au-delà de l’accélération du temps. Il exhorte l’Europe à réagir, à penser le long terme, à produire du temps stratégique pour se préparer aux prochains chocs. « Les Européens dépendent de plus en plus de la tonalité des échanges entre les superpuissances du XXIème siècle. Ils se pensaient affranchis de la violence armée, libérés de la géopolitique et bénéficiaires de la géo-économie. Or, ils sont rattrappés par des événements brutaux, susceptibles de modifier leur mode de vie. Selon les tempéraments, l’accélération de l’histoire, dont il faut saisir le sens, électrise ou, au contraire, inhibe les comportements. Elle force les décisions et accentue la prise de risques, mais surtout donne au temps, à la manière dont il est vécu, toute sa valeur. Matériau de la stratégie, n’est-ce pas ce dont nous aurions le plus besoin au moment où se multiplient les crises aiguës ? » insiste T. Gomart.
Cet essai dense, rigoureux, richement documenté est illustré par des cartes utiles qui aident à situer le contexte géographique et à mieux comprendre l’importance des nœuds stratégiques Il est destiné à tous ceux qui cherchent à comprendre le jeu des grandes et moyennes puissances et les enjeux auxquels le monde est confronté.
Katia Salamé-Hardy