Il y a déjà plus d’un an, on nous prédisait un duel Macron-Le Pen. Nous déplorions début 2021, le risque de figer le résultat des futures élections présidentielles par des sondages hâtifs ou à coup de grands titres, avec les conséquences que cela pouvait induire pour l’imaginaire démocratique et la liberté d’embrasser d’autres possibles1. Ceci, à plus forte raison si l’on est attaché à l’idée qu’une société démocratique se construit toujours par des jeux d’indétermination, ou par des lignes de fuite à même de l’emporter sur toute ambition de compréhension systématique des réalités hétérogènes qui la définissent.
Or une logique délétère accompagne le flux ininterrompu de résultats de sondages qui tend à nous faire intégrer l’idée que tout serait joué d’avance, et qu’il ne serait donc pas nécessaire de se rendre aux urnes, surtout lorsque le soleil est radieux, comme souvent dans les dernières semaines d’avril et, à plus forte raison, après les périodes de confinement que nous avons connues. L’impression de fatalisme quant à l’issue des résultats est d’autant plus envahissante lorsque l’on ne sait strictement rien de la fabrication des sondages : à partir de quelles catégories de population sont-ils conçus ? De quels échantillons démographiques ?
Ni ces logiques, ni les représentations médiatiques dominantes ne sont évidemment seules en cause dans le résultat du premier tour, qui est à la fois prévisible et très déconcertant compte tenu de l’état de liquéfaction des partis de gauche et de droite traditionnels. Ce résultat et l’important taux d’abstention dont il est issu, révèlent bien les écarts qu’il y a aujourd’hui entre le monde politique – tel qu’il est encore structuré/institué (avec ses chapelles, ses appareils et sa verticalité) et la société civile qui fait intervenir de nouvelles dynamiques de revendication ou de contribution plus horizontales, mais qui ont du mal à accéder à de véritables formes de reconnaissance.
Plus spécifiquement, en dépit du profond malaise social dont le résultat de ce premier tour est indéniablement le signe, et qui humainement et moralement nous interpelle, le lissage de l’image de la candidate d’extrême-droite lors de ces derniers mois est intervenu de manière très flagrante. La virulence – et l’indécence aussi – des thèses portées par Eric Zemmour ont parallèlement fortement contribué à rendre plus acceptables, et finalement beaucoup plus politiquement correctes pour un grand nombre de nos concitoyens, les positions de Marine Le Pen, martelant notamment l’ambition de permettre aux Français de « reconquérir leur pouvoir d’achat ». On comprend très bien la portée du message, son écho dans un grand nombre de foyers. Mais par quels moyens la Présidente du Rassemblement national entend-elle parvenir à un résultat ? Un grand nombre d’économistes et de chercheurs s’interrogent.
Surtout, le motif du pouvoir d’achat, même s’il renvoie à des demandes matérielles et financières très fortes et amplement légitimes, est éloigné d’une demande sociétale croissante en faveur d’un « savoir d’achat », selon les mots du philosophe Bernard Stiegler, faisant référence à des demandes perceptibles de la part de nombreux citoyens qui cherchent à mieux connaître comment les produits qu’ils achètent et consomment sont conçus, par qui et comment. Tout un monde plus contributif et collaboratif se profile, même si c’est évidemment encore de manière très sporadique et moléculaire, mais qui fait tant de bien et qui est source d’espoir, notamment parmi les jeunes générations en demande de modèles économiques plus ouverts sur le monde et de dynamiques sociales davantage construites sur le partage ou l’échange.
Au lieu de cela, comme dans un cauchemar éveillé, nous voyons se refermer l’étau du nationalisme et des politiques identitaires.
A cet égard, si les prises de position sulfureuses d’Eric Zemmour ont mobilisé, fort légitimement, l’attention de nombre d’historiens qui ont tenu à rétablir certaines vérités historiques2, pendant ce temps, Marine Le Pen a, quant à elle, amélioré son image, se montrant plus souriante et plus affable que jamais.
Mais dans en ce qui la concerne aussi, nous devons nous garder de l’amnésie. Il convient, d’une part, de rappeler ce que les représentants politiques proches du Rassemblement national ont montré en Hongrie ou en Italie, leur conception très clivée de l’Europe, et plus globalement du monde. Comme l’a rappelé ces jours-ci Véronique Nahum-Grappe, les exemples récents de leaders populistes ou extrémistes accédant au pouvoir (si l’on songe à Jair Bolsonaro au Brésil ou à Viktor Orban en Hongrie) nous ont enseigné une chose : une fois au pouvoir, ils ont tout mis en œuvre pour installer un régime autoritaire en révisant l’Histoire à leur profit, en amputant les libertés individuelles, en muselant la presse et en fragilisant toujours davantage les contrepouvoirs que constituent les médias, les organisations syndicales et les corps intermédiaires dans leur ensemble3. L’extinction de toute parole contraire ou dissidente, c’est par ces modes de répression que les régimes d’extrême-droite opèrent.
Ces réalités qui dessinent pourtant très distinctement les contours de notre temps présent à l’échelle mondiale, sont comme biaisées par le fait même qu’une certaine perception du monde l’emporte à l’ère des écrans. Ceux-ci peuvent agir comme de puissants extincteurs de notre vigilance critique. Ainsi, même si nous avons connaissance du pire dans certains endroits du monde avec la montée des nationalismes et des régimes autoritaires, il y a toujours un effet de distanciation qui opère, qui nous met à l’écart de ce que les autres subissent et qui fait qu’on le dissocie de ce que nous vivons, tandis que nous sommes confortablement installés dans nos salles de séjour ou que nous nous informons depuis notre téléphone portable, en étant à l’écart de tout risque. Un effet de déréalisation l’emporte sur notre jugement, nous fait perdre le sens des contextes, en nous incitant à sombrer dans les pièges d’un relativisme généralisé.
C’est ainsi que certains critères télégéniques interviennent dans nos choix politiques. Il faut, à ce propos, bien avouer que certaines émissions et chaînes de télévision ont permis des opérations de séduction très efficaces (on repense ici notamment à Marine Le Pen en compagnie de ses chats lors d’une émission diffusée sur M6). Une telle orchestration répond sans doute à une soif de consommation de paroles rassurantes ou d’images réconfortantes et feutrées dans un monde de plus en plus anxiogène et désorientant. Plus le monde est terrifiant, plus les envies de retrouver des zones de confort sont importantes, comme a pu l’exprimer le sociologue et philosophe Zygmunt Bauman.
Vis-à-vis de telles logiques de repli, la tentation de vouloir réduire l’affrontement politique à des motifs sécuritaires et identitaires contribue à saturer les espaces de renouvellement dont toute société démocratique a besoin pour continuer de respirer, en ouvrant ainsi des horizons possibles.
Or un enjeu sociétal d’envergure, au-delà de l’actuelle élection présidentielle mais qui nous recommande d’agir d’ici la fin de mois d’avril par le fait même de voter, sera d’assumer l’idée que les pratiques démocratiques devront dans les années à venir s’enrichir et se réinventer.
Ceci, en nous incitant à dépasser les conceptions étroites du pouvoir politique et son imaginaire institué qui ne correspondent plus aux enjeux globaux et complexes que nous avons à affronter. Cela nous imposera sûrement de mettre en question la pratique des mandats individuels, comme certaines expériences locales au Brésil nous l’apprennent malgré un contexte politique difficile, ou en suivant les hypothèses formulées récemment par la philosophe et économiste Valérie Charolles4.
Enfin, à n’en pas douter, l’épuisement démocratique qui ressort de l’extrême personnalisation du pouvoir – et des clivages stériles que celle-ci provoque – doit aujourd’hui être amplement questionné. Un chantier s’ouvre ici, non seulement pour les chercheurs en sciences sociales, mais pour les hommes politiques et les citoyens eux-mêmes. Un tel défi vient, pour le moment, d’autant plus justifier le souci de prendre soin de la sphère publique telle qu’elle est encore, c’est-à-dire telle qu’elle est à même de faire encore intervenir suffisamment de liberté, de spontanéité et d’énergie créatrice dans notre manière de faire société, d’imaginer d’autres désirs d’avenir.
Pierre-Antoine Chardel
Philosophe et sociologue
Parmi ses ouvrages : Zygmunt Bauman. Les illusions perdues de la modernité (CNRS Editions, 2013) ; Espace public et reconstruction du politique, avec B. Frelat-Kahn & J. Spurk (Presses des Mines, 2015) ; L’empire du signal. De l’écrit aux écrans (CNRS Editions, 2020)
Photo : franckpoupart/Shutterstock.com
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- https://www.revuepolitique.fr/lirresponsabilite-mediatique-comme-delit-ethique-et-democratique/ ↩
- https://www.gallimard.fr/zemmourcontrelhistoire.pdf ↩
- https://esprit.presse.fr/actualites/veronique-nahoum-grappe/le-lendemain-de-l-election-de-marine-le-pen-43981?fbclid=IwAR1boCDSaVTXMihlb3eZ0MOcssidLsvPDwg QUo8e06WUUwY8blDFmU7DLgQ ↩
- https://www.huffingtonpost.fr/entry/contre-la-mecanique-mortifere-de-lelection-presidentielle-il-faut-elire-un-collectif-et-non-un-candidat_fr_608c1186e4b09cce6c1df82c ↩