L’été a été occupé par les Jeux Olympiques de Tokyo, même fortement perturbé avec l’épidémie de Covid-19. Le décompte du grand moment des médailles indique que l’or, trente-neuf fois, est allé aux États-Unis et ils l’ont également emporté par le nombre des médaillés (1). Derrière la puissance victorieuse se situe la Chine.
Vers le début de l’été, toutes les chancelleries s’imaginaient, suite à l’allocution de Joe Biden sur le retrait unilatéral des États-Unis d’Afghanistan au soir du 31 août 2021 (2), des lendemains « de paix », soutenus par la signature d’un pacte pour la paix le 29 février 2020, à Doha (3). L’Histoire va vite et se télescope à la géographie des images ou séquences des scènes de chaos à Kaboul devant les caméras du monde entier. Dans la crise du retour des talibans que nous vivons, un point majeur commence à s’affirmer davantage comme une succession de péripéties dans l’hostilité sino-américaine. L’Afghanistan, comme une nouvelle sphère d’influence de la Chine, est une pièce importante qui offre beaucoup d’analogies avec la realpolitik de ces deux puissances.
Retour sur les bouleversements des vingt dernières années et des questions qui nous plongent dans les réalités géopolitiques et les défis géostratégiques du « grand jeu » eurasien. De ce nouveau tournant dans l’histoire de l’Afghanistan dont la situation avait cessé de faire la une des think tanks occidentaux, bien que d’une année sur l’autre sur fond d’usure, une même guerre s’est menée vingt fois de suite ! Cette compétition géostratégique entre les États-Unis et la Chine dépasse le pivot géopolitique afghan. Tout d’abord et avant tout, quelle interprétation convient-il de donner à leurs ambitions hégémoniques ?
L’année 2021 ramène cette problématique au centre de la scène internationale, créant une nouvelle donne à l’échelle de l’Eurasie.
Un prélude pour l’expansion de la politique étrangère de la Chine ? Le propos de cet article est de mettre en évidence comment la Chine séduit comme une alternative géopolitique globale, avec, à la clef, une constatation récurrente : peut-elle tomber dans le piège que l’Afghanistan a tendu aux Empires, tel qu’on l’a connu et qui de nouveau se déroule sous nos yeux ?
L’intention pour Pékin est claire. Trente ans de guerre (4) et l’absence de vision politique pour un pays en totale reconstruction, a sonné le glas d’une diplomatie américaine qui sur le terrain a fait son temps. Les regards de Kaboul se tournent ailleurs car il est évident qu’après vingt ans, la présence militaire américaine n’a pu, à elle seule, répondre aux attentes d’un peuple meurtri, sans parvenir à esquisser les contours d’un destin national.
Scruter ensuite les faits d’un axe d’action commune, car là encore en observant la situation afghane, il est bien tentant de lier la tâche non achevée de « nation building », qu’incarne l’actuelle situation de vainqueur-vaincu. Dans ce nouveau panorama du Grand Jeu qui s’accélère désormais à l’Afghanistan et au-delà, aux Balkans eurasiens, les États-Unis continueront-ils à s’investir dans la transition des talibans ? Dans l’immédiat, la crise actuelle est sans nul doute indicative du niveau d’intensité de la compétition géostratégique que se livrent les principaux acteurs. L’opportunité de rappeler que le 15 août 2021, l’Europe et nombreux de ses alliés ont répondu partager un ensemble commun d’intérêts dans leur vision de l’ordre libéral et de valeurs avec les États-Unis (5). « Il n’est point nécessaire que toutes les questions trouvent leur réponse », comme le dit le dramaturge allemand Friedrich Hebbel au XIXe, dans ses aphorismes et réflexions, « pour les plus importantes c’est déjà beaucoup qu’elles aient été posées ». En privilégiant l’analyse de cette richesse des points de vue sur tous ces sujets brûlants, nous conclurons sur cet enjeu d’engagement dans l’arène internationale.
Au péril des Empires
Le rayonnement et la puissance des Empires, insérés dans leur rivalité, procèdent avant tout de leur capacité à résister aux adversités locales. À cet égard, il est tout à fait opportun de rappeler brièvement les impérialistes britanniques qui employaient ce terme de « Great Game » pour désigner la lutte avec les forces russes pendant la majeure partie du XIXe, pour la domination de l’Afghanistan et de l’Asie centrale. Les Britanniques et les Russes, depuis, ont été vaincus en Afghanistan, dans leur volonté de s’affirmer en acteur stratégique mondial.
Au fil des deux décennies écoulées, nées des ruines du 11 septembre 2001, fallait-il vraiment s’étonner que depuis la fin officielle de la mission de combat des États-Unis en Afghanistan en 2014, ils entameraient le retrait progressif de leurs troupes ?
Poser cette question, c’est y répondre, et cela constitue la principale rupture de l’engagement des États-Unis. Le statu quo n’était plus suffisant et « l’Empire de la liberté » selon la formule de Thomas Jefferson, ne pouvait plus s’ériger en défenseur de son exceptionnalisme et de sa destinée messianique du fantasme idéologique des néoconservateurs. Ce constat consensuel est le leitmotiv de cette administration américaine car, depuis plusieurs mois, deux tiers de l’opinion publique américaine approuvaient cette décision de Joe Biden (6). Ce choix vaut également au président américain un autre soutien important, puisque deux tiers de cette opinion publique approuvent le soutien des États-Unis à leurs alliés dans ce contexte de compétition avec la Chine.
Joe Biden a hérité de ce dossier afghan à son installation à la Maison-Blanche le 20 janvier 2021, et du grand chamboulement de la pax americana dans cet Afghanistan balkanisé, la bonne chose est la suivante : ce qui va changer c’est que la Chine ne va plus bénéficier des conditions favorables des milliards de dollars déversés par les États-Unis et les bailleurs de fonds internationaux (les alliés de l’Otan et Anglais en tête), pour services rendus pendant ces longues années d’occupation du pays. Une situation de passager clandestin, hardis de bonnes intentions mais qui n’avait en réalité qu’un but : jouer sur l’affaiblissement de l’Amérique et des conséquences de cette triple faillite annoncée : militaire, diplomatique et morale qui inclut l’Occident.
En dépit de ce spectacle du retrait américain en cours, qu’il semble difficile de lui reprocher, reste que, le problème que nous observons sur cette faute de préparation est l’image désastreuse des États-Unis auprès de leurs alliés. Ce ne sont pas seulement les ressources militaires américaines qui durant vingt ans ont été sur le sol afghan, mais aussi celles des alliés. Que Washington ait décidé, annoncé et engagé ce retrait, c’était son droit le plus strict mais des arguments plus consensuels, en concertation avec ses alliés, auraient-ils éventuellement pu influer sur la manœuvre de grande ampleur des États-Unis ? Et surtout de ne pas en rajouter sur cette crise en « happening » planétaire antiaméricain, compte tenu des retombées d’une possible brouille de crédibilité car, subsistent d’autres facteur de crise intacte, comme celle du détroit de Taïwan.
Une autre conséquence néfaste de l’accumulation d’erreurs commises par Washington est le potentiel manque de confiance des alliés envers la mobilisation de la puissance militaire des États-Unis, soit un affaiblissement et non un isolement, ici et là, sur tous les autres fronts belligènes. Pour maintenir leur primauté mondiale, les États-Unis ne peuvent faire l’impasse sur tous les avantages politiques disponibles qui sont les clés du statu quo et du succès dans la conduite du pouvoir géostratégique. Ainsi, la diplomatie, la formation des coalitions, ainsi que l’importance de la géographie restent, dans les affaires de relations internationales, un critère de statut et de puissance.
Après la faille militaire, venons-en à la reprise en main diplomatique des pourparlers avec les talibans, qui ont ruiné les chances de succès pourtant positifs et prometteurs au départ des discussions.
C’est l’un des paradoxes les plus ennuyeux de plusieurs années de négociations sous l’égide du département d’État et dont les deux parties se sont empressées de mettre un point final au pacte signé à Doha (7). Alors que celui-ci était supposé conduire à la consolidation de l’État afghan sur la voie des progrès réalisés, il a viré en un cauchemar qui fait capoter l’expérience « démocratique à l’Occidentale » de l’Afghanistan.
N’importe quel régime est capable de faire chanter par ses séides des hymnes à la liberté. Le coup de force des talibans sera sans doute à terme reconnu par la communauté internationale, et d’ores et déjà, le régime est habilité par la Chine et la Russie. Après la mise en garde contre la menace d’un énième cataclysme mondial, pour citer Mikhaïl Gorbatchev, du temps de l’indépendance unilatérale des régions séparatistes d’Asie centrale de la Russie, quelles sont les circonstances qui menacent aujourd’hui la paix de la planète ? Quelles interactions complexes des intérêts russes, iraniens, pakistanais, chinois, et, d’autres, sachant que la condition d’une bonne entente sino-américaine n’est plus l’objectif majeur de la géostratégie globale des deux puissances en Eurasie ?
Qu’elle le veuille ou non, un dialogue stratégique sérieux et une entente au sein de cette alliance sino-américaine, pourrait minimiser les risques les plus dangereux en abordant plus en profondeur des sujets sensibles pour la paix. Après avoir observé deux décennies de belligérance militaire américaine au titre de la guerre globale contre le terrorisme, bien commode l’alibi de laisser cette hostilité sino-américaine grandir, qui incarne pour l’un et l’autre ce nationalisme conquérant dont Taïwan reste le risque le plus dangereux.
Le mal, en fait, est fait. Cette situation de retrait unilatéral révèle aussi la perception de l’antiaméricanisme dans le fragile Afghanistan. À n’en pas douter, le sentiment des talibans envers les Russes n’est pas meilleur. Même constat pour le Kremlin qui se voit menacé sur de nombreux dossiers dans son « étranger proche », car l’Afghanistan reste une constante de la géopolitique russe. Avant d’y regarder de plus près, une stratégie politique de ce nom ne pouvait être la simple confirmation, pour paraphraser Clausewitz, de choix de politique intérieure (américaine) par d’autres moyens. Comme le dit justement Michel Duclos (8), « le retrait américain de ce pays n’est pas neutre : il marque la fin d’un cycle en matière d’interventions extérieures occidentales ».
Force est de constater que le coût est absolument considérable : 2000 milliards de dollars d’après les estimations de différentes sources, ce qui n’a pas de précédent dans l’histoire des grands conflits de l’humanité (9). Une guerre deux fois plus longue que celle du Vietnam, près de 2 500 vies américaines mais soixante-dix fois moindres que le nombre de vies des forces et population afghane (10). Beaucoup sont ceux qui font flèche de tout bois, dans leurs critiques des États-Unis, de ce moment qui est sans doute l’un des plus importants exercices de géopolitique depuis le début de la campagne antiterroriste, dont le 11 septembre dernier symbolise le vingtième anniversaire. La chose n’est pas certaine, mais il agira comme un élixir de motivation contre la démocratie à l’Occidentale et peut-être que flottera le drapeau des élèves en théologie au-dessus de l’ambassade des États-Unis à Kaboul. Nul ne le sait.
Tout a été dit sur la situation du retour des talibans à Kaboul et le vice d’une telle situation est qu’il y a toujours un exclu. On a beaucoup parlé de la gestion américaine et de leur longue incompréhension de l’histoire et de la dynamique culturelle des rapports entre l’État afghan et sa société. Sa chute et débâcle signe un retour de boomerang lancé à la face de Washington, à l’occasion de l’arrêt de la tutelle afghane et son instrumentalisation devenue irrationnelle du point de vue même des intérêts de la puissance américaine. Compte tenu de ces faits, revenons sur le théâtre géopolitique afghan et les jeux venant de l’extérieur qui antagonisent les équilibres de la région.
Personne ne s’est risqué à évoquer un précédent qui offre beaucoup de similitudes avec l’affaire afghane : la crise de Téhéran en 1979.
C’est pour venir au secours de cinquante-deux employés de l’ambassade américaine à Téhéran prit en otages par des étudiants islamistes que le président américain Jimmy Carter avait lancé une opération militaire spéciale pour les libérer en 1980, mais celle-ci avait échoué. L’Iran de l’époque avait renversé le chah soutenu par les États-Unis et cette révolution islamique avait provoqué la rupture des relations diplomatiques entre l’Iran et les États-Unis. Bien sûr, l’histoire ne se répète pas toujours et personne ne veut croire que Kaboul soit un retour aux sources de la révolution du 4 novembre 1979. Mais on ne peut pas être certain que les événements de 2021 ne soient pas le signe annonciateur d’une longue série de crises destinées à faire des talibans un régime dictatorial à l’iranienne, mais sans le récit d’un État dont le berceau perse est millénaire.
C’est dans ce contexte de défis multiples avec Washington que l’Iran, il faut bien le dire, avec plus de mesure, jouit du soutien de la Chine lorsqu’il faut le combattre à tout prix. Au mois d’avril 2021 par exemple, avec la signature d’un accord de coopération militaro-économique entre l’Iran et la Chine sur une durée longue de vingt-cinq ans. À cette aune, les deux pays s’engagent sur une feuille de route stratégique dans différents domaines pour approfondir les relations sino-iraniennes. À ce nouveau point de départ historique, les deux pays sont prêts à travailler ensemble et l’ont claironné à l’occasion de la célébration du 16 août 2021, le 50e anniversaire de l’établissement de leurs relations diplomatiques. Toujours est-il que la Chine, en dépit de l’imposition de sanctions sévères de Washington envers l’Iran, est un partenaire commercial de l’Iran depuis plus de dix ans, et désormais son premier partenaire commercial. Rien de secret depuis la visite du président chinois Xi Jinping à Téhéran en janvier 2016, où il rencontrait l’ayatollah Ali Khamenei (11). La Chine obtient avec cet accord une mainmise de fait sur le pétrole iranien, qui lui permet en réalité de pouvoir exercer une pression sur ses concurrents tout autant dépendants du pétrole. Il s’agit d’un approvisionnement modeste, ses besoins en brut en provenance d’Iran sont de 3%, l’Arabie Saoudite par exemple, lui en procure 15%, mais cet approvisionnement a des avantages économiques significatifs : il est stable et a un prix réduit.
Derrière l’influence chinoise en Iran, considérons simplement le cas du Pakistan : là encore, la Chine est le premier partenaire commercial et le plus grand contributeur au financement de ses projets dans le cadre de l’initiative des routes de la soie.
Rien n’affecte l’entente plus solide que jamais entre Islamabad et Pékin. Le Pakistan est un allié de longue date de la Chine, avec laquelle il partage l’ambition constante de contrer toute forme d’expansionnisme de l’Inde. Le retour des talibans et de leurs relations fortes avec le Pakistan, ajoutent au jeu de cartes de Xi Jinping sa complicité personnelle avec le président pakistanais Arif Alvi. À l’occasion de l’ouverture de la conférence entre la Chine et le Pakistan célébrant le 70e anniversaire des relations entre les deux pays, le ministre des Affaires étrangères, Wang Yi, a dans son discours insisté sur l’importance « de faire progresser le dialogue entre le Pakistan et l’Afghanistan sur les problèmes de frontières » et que la Chine « pourrait aider à construire une communauté sino-pakistanaise plus étroite et financer des projets d’intérêts communs dans une nouvelle ère » (12).
Du point de vue chinois, ce propos peut-être interprété comme la volonté de contrecarrer les positions américaines, à l’instar de sa position vis-à-vis de l’ex-Union soviétique au moment de l’indépendance des pays d’Asie centrale en 1991. Pékin considère qu’elle a aidé à stabiliser la région, et que cette réussite peut être calquée à l’Afghanistan. Il faut rappeler que l’Afghanistan fut l’un des premiers pays à reconnaître le régime communiste de Mao Zedong au lieu du gouvernement nationaliste de Tchang Kaï-chek en 1950, assurant la conclusion des relations diplomatiques des deux pays à partir de 1955. Peu importe l’indice de démocratie, la nature des régimes lui convient parfaitement et l’expansion de sa politique étrangère est strictement déterminée par ses objectifs intérieurs. Les arrangements de Pékin sont pragmatiques, y compris en Afghanistan, car il en va de sa sécurité et particulièrement celle du Xinjiang. L’Afghanistan et son héritage des groupes ethniques partagent avec cette région une histoire successive de peuples et minorités se disputant la subdivision de territoire lors d’affrontements entre les mouvements séparatistes sous influence de l’islam radical face aux forces gouvernementales.
Cet autre enjeu majeur que Wang Yi a visiblement bien anticipé et qu’il a eu beau jeu à évoquer le 28 juillet dernier lors de la visite rendue médiatique des chefs talibans à Tianjin : « la Chine a toujours adhéré au principe de non-interférence dans les affaires internes de l’Afghanistan » (13). En critiquant « le retrait précipité des États-Unis et leurs responsabilités suite aux conditions gravement défavorables… » de la campagne afghane, le chef de la diplomatie Wang Yi, sans contexte, manie l’arme d’un cynisme absolu car il sait d’instinct que la force sans le droit est une aubaine pour ceux qu’ils soutiennent. On retrouve là les idées du diplomate anglais Henry Wotton, qui dit en 1604 qu’ « un ambassadeur est un honnête gentleman envoyé à l’étranger afin de mentir pour le bien de son pays » (14). Qui croire alors du secrétaire d’État Antony Blinken ou de Wang Yi lors de leur échange téléphonique du 16 août dernier, au sujet d’une « action commune en faveur d’un atterrissage en douceur… ». Ned Price, le porte-parole du département d’État américain, se sent « dans le jeu », se voit en passeur de communauté de vues entre les États-Unis et la Chine, celui dont la portée laconique du texte est la plus forte bien entendue à la guerre d’influence qu’ils se livrent au bord du précipice afghan (15). Cette réaction officielle, extraite de la conférence de presse accordée par le porte-parole, résume en quelques mots l’embarras de la diplomatie américaine vaincue. Les mots paraissent pleins de bons sens, mais une nouvelle donne émerge ou est sur le point de le faire. Rien de moins qu’un vide géopolitique à combler pour la Chine et qui lui ouvre un plus grand espace pour accéder aux vastes ressources naturelles compte tenu des rapports de forces futurs. Que signifie concrètement cette approche ?
Historiquement, la Chine a pour doctrine de ne pas avoir d’allié.
Au lendemain de l’invasion de l’Afghanistan en 2001, c’est dans cette posture précisément, que la Chine s’est glissée en se refusant à être enrôlée ou subordonnée à l’extrême difficulté des missions de la coalition internationale (16). Créée en vertu d’un mandat de l’ONU dans la résolution 1510 du 13 octobre 2003, la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) a été l’une des plus grandes coalitions de l’histoire menées par l’Otan. Pour ne rien arranger, les États-Unis doivent également composer avec l’allié turc qui initialement avec le Royaume-Uni, exerça le commandement de la force. Situation qui fait que la Turquie possède la deuxième plus grande armée au sein de l’Otan et un des cinq principaux contributeurs aux missions et aux opérations de l’alliance.
Quand vinrent les premiers projets de développements sous l’impulsion américaine et des alliés, la question sécuritaire restait coûte que coûte la détermination de chacun à poursuivre sa propre logique. Toujours est-il que la Chine discutait de cette question avec le gouvernement afghan, et c’est indéniablement un avantage pour eux de ne pas avoir emboîté le pas des Américains et des forces de l’Otan. De ce point de vue, les changements géopolitiques significatifs sont survenus non pas suite aux vrombissements des chars russes ou géorgiens (17), mais ont été mis en lumière par les signatures des grands contrats commerciaux entre responsables gouvernementaux chinois, dirigeants d’entreprises et le gouvernement afghan du président Hamid Karzai, force politique créée de toutes pièces et portée au pouvoir par la force américaine.
Bientôt, Pékin saisirait les potentialités qui s’ouvriraient peut-être également à cette politique chinoise attentiste et plus réfléchie. Or, cette ambivalence ne l’empêche pas de se rapprocher d’autres acteurs, comme on l’observe au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai (SCO) pour encourager des projets d’investissements concrets. En outre, la situation de l’Afghanistan au carrefour de l’Asie centrale le rend géopolitiquement attirant pour Pékin afin de faire main basse sur les joyaux de ses ressources naturelles, en reliant Kaboul aux projets titanesques d’infrastructures « une ceinture, une route » du président Xi Jinping. L’autre motivation est pour la Chine d’arrimer le pays au développement chinois afin de garantir sa stabilité. De veiller à ce que les pays de cette vaste région atténuent leurs rivalités.
Qu’il s’agisse de développement économique, de coopération internationale, du rapport de la Chine au monde, c’est peu dire que la Chine s’engage sur des responsabilités accrues sur fond de ratage américain.
S’agissant des grands dossiers économiques de l’Asie centrale, la Chine a présidé de nombreuses réunions importantes de gouvernance régionale mais aussi par opportunisme politique. Ce fut le cas lors de la deuxième réunion du groupe des ministres des affaires étrangères Chine + Asie centrale (dit C+C5), le 12 mai 2021 dans la région du Shaanxi. La ville de départ de cette réunion de stabilisation de l’arrière-pays eurasien est Xian, la capitale de la province chinoise du Shaanxi mais aussi le lieu traditionnel de l’ancienne route de la soie. Les circonstances historiques de cette réunion sont autant symboliques que fondamentales : faire coup double en éclipsant les souvenirs des « cosaques russes » sans froisser le président Vladimir Poutine sur la manière et de « ceinturer » ces États en nouant des relations de confiance et une dynamique de développement économique de la région (18). Autre bienveillance qui découle de ses bonnes relations dans la région car, nous ne sommes pas arrivés au bout de la route, est le quatrième dialogue tripartite des ministres des affaires étrangères Chine-Afghanistan-Pakistan qui s’est déroulé le 3 juin 2021 et tient en huit points (19).
Ce moment de la Chine avec pour épicentre l’Afghanistan, éblouit de tous ses feux par sa force économique. De sorte qu’en rembobinant de quelques mois le fil stratégique, les Afghans observent que la Chine est le seul pays en comparaison des douloureuses victoires contre les défis du soviétisme et de l’américanisme, à ne pas l’avoir occupé militairement. Tout modèle ou empire était amené à périr parce qu’il attire toutes sortes de coalitions contre lui. Cet intérêt bien compris de la Chine, de faire contrepoids aux États-Unis mais profil bas, surtout qu’elle est engagée dans ses impératifs territoriaux permettant d’affermir sa sécurité sur des points névralgiques, à la fois tours de guet et clés de voûte des routes commerciales de sa gouvernance impériale. L’Afghanistan n’est pas près de voir des soldats chinois embarqués ou à la tête d’une coalition pour reconstruire son État failli.
La tête de pont du Xinjiang
Lointaine et autonome de Pékin, le Xinjiang, région de la minorité turcophone et musulmane des Ouïgours, étendue le long du désert du Gobi, partage une frontière d’environ huit kilomètres de long avec la province volatile afghane du Badakhshan. Il aurait été utile de consacrer une partie de ce chapitre à la politique chinoise de répression qui résonne avec force dans cette terre chinoise, poreuse en ces extrémités les plus occidentales et limitrophe avec plusieurs pays de l’Asie centrale. L’ambition n’est pas d’être exhaustif mais d’être jugé sur la justesse de l’analyse qui suit. Dotée du statut de zone économique spéciale depuis 2010 tout comme Shenzhen, c’est sa situation stratégique qui a donné à la ville de Kashgar un statut historique. Située à la croisée de l’ancienne route de la Soie, à mi-chemin entre Ankara et Pékin, elle cristallise l’initiative chinoise des liaisons continentales à travers l’Asie centrale et constitue une jonction importante du corridor économique entre la Chine et le Pakistan.
Le spectre des contraintes frontalières caractérise aussi la fondation de l’actuel Afghanistan, à la suite de la rivalité coloniale entre l’Empire britannique et la Russie au XIXe siècle.
C’est ainsi qu’on a assisté, pour déjouer toute forme d’agression potentielle, à la création du corridor du Wakhan. L’Afghanistan est donc bordé par six frontières et c’est dans ce contexte de spécificité à la fois géographique et culturel que le corridor du Wakhan fut désigné par Halford MacKinder, dans ses travaux de théorie du Heartland (20). Sur les plans stratégique et régional, ce corridor a longtemps promu une stratégie en continuité avec une logique commerciale entre Européens et Chinois, qui l’utilisaient comme route commerciale, afin d’atteindre les plaines indiennes et les lignes de communication maritime de l’océan Indien à travers les côtes de la mer d’Oman. Au vu de ce potentiel politico-économique qui dépasse le cadre régional, la stratégie chinoise est renforcée par deux objectifs géopolitiques : la consolidation de son emprise énergétique de l’Asie centrale au nord et un maillage terrestre et maritime pour son commerce avec le port pakistanais de Gwadar au sud (21).
Tant au Pakistan qu’en Afghanistan, l’idée de contacts plus denses et plus mercantiles avec la Chine est recherchée, nous l’avons vu, avec la déclaration des talibans en juillet dernier, qui voient la Chine « comme un pays ami et nous nous en félicitons pour la reconstruction et le développement de l’Afghanistan », ajoutant que « si (les Chinois) ont des investissements, bien sûr, nous assurerons leur sécurité ». Le message est fort.
Autour du projet de Gwadar, véritable point d’ancrage sur la mer du corridor économique sino-pakistanais (CPEC), la visite officielle de Xi Jinping en avril 2015, à Islamabad, et les annonces d’investissements à grande échelle pour relier la province occidentale du Xinjiang et la mer d’Arabie (22). Prenons toute précaution oratoire, au sujet de cette nouvelle donne qui pourrait conduire à l’occasion de développements à venir, à une reconfiguration profonde du paysage stratégique de l’Asie centrale. Ne prenant pas les autres puissances pour modèle, la stratégie de la Chine n’est par conséquent pas déterminée par celles des autres en Asie centrale.
Le Xinjiang est aussi voisin du Cachemire.
Ce faisant, plusieurs intérêts de l’Inde, autre facette du miroir du nouveau « Grand Jeu », sont gouvernés dans cette région par un autre bouleversement stratégique majeur de notre temps : sa rivalité avec la Chine dont au premier rang des sujets contentieux figurent les territoires frontaliers mais aussi les nouvelles routes de la soie. Par-delà, les escarmouches épisodiques ou les affrontements meurtriers comme dans l’Himalaya, l’Inde ne cache plus sa préoccupation de voir la Chine prendre ainsi pied en sa zone d’influence naturelle. Même observation de l’Inde au regard de son objectif fondamental de ne pas voir cette présence chinoise obérer l’équilibre stratégique véritable qu’elle maintient dans les relations entre Islamabad et Kaboul (23). Il est hors de doute que la marge de manœuvre du président Narendra Modi est limitée, mais au regard de sa relation avec le Pakistan, mieux vaut avoir la moindre idée de ce que trameront réellement les talibans 2.0. Nous verrons plus en détail au sujet du Quad comment ces actions débordantes contre ses intérêts stratégiques, a conduit New Delhi à choisir de fait de rejoindre la matrice de dialogue de sécurité quadrilatérale.
Concluons sur le Xinjiang, cette région rétive selon sa chronologie singulière, son histoire et sa mémoire, ou pour reprendre les termes du grand militaire, diplomate et écrivain anglais, Sir Fitzroy Maclean, « the history of the province, has been one of sustained turbulence », description de ses épisodes d’aventures souvent incognito qu’il narre merveilleusement dans ses mémoires Eastern Approaches (24). Interrogeons-nous sur comment les États-Unis auraient pu atténuer l’instabilité de l’Afghanistan et par ricochet réduire celle de territoires de Chine. Cette perspective à grands traits vaut tout autant pour la région du plateau tibétain que pour le Xinjiang. Nul ne le sait et les États-Unis se gardent bien de s’exprimer sur cette question géostratégique.
« Ground Zero » de la doctrine Biden
C’est avec des perspectives stratégiques et une communication rigoureuse du processus de retrait de l’armée américaine d’Irak que Joe Biden, alors vice-président américain rencontrait le Premier ministre Nouri-al Maliki avant de quitter Bagdad au cours de l’été 2011. D’un retrait à l’autre et avec le bruit de fond que « America is back », comment analyser cette situation du seul point de vue stratégique ? Outre les polémiques actuelles sur le « moment de Kaboul » de Biden, l’important dans cette affaire est de comprendre que la seule dimension d’occupation militaire avec l’accès ou l’acquisition de ressources de matières premières, ne puisse pas apparaître la seule raison d’être des schémas géopolitiques qui se heurtent à la réalité du jeu eurasien.
À entendre les dénonciations des errements américains, sur cette déception, en l’occurrence, qu’ils n’ont rien demandé à leurs alliés sur la décision de se retirer purement et simplement, admettons que tout grand pays ne peut pas jouer au yo-yo avec ses orientations stratégiques. Et l’argument selon lequel on pouvait mégoter avec les talibans une prolongation de la présence militaire américaine ou plus de temps est un « déni de réalité ». Ce retrait n’est ni un reniement de l’affirmation de l’engagement américain ni une faute stratégique. C’est un choix cohérent. Une alliance militaire n’a de sens que si les alliés ont une vision commune de la menace qu’il s’agit de conjurer. La paix en Afghanistan charriait de nombreux espoirs, mais avoir voulu reconstruire cet État de l’extérieur reste une faute grave qui remonte à une époque révolue des relations internationales. Si nous partageons tout avec les États-Unis, pourquoi ne pas partager aussi leurs déconvenues militaires ? Bref, pour gérer cet exercice d’équilibre et retomber sur nos deux piliers du réseau d’alliances, il faut défendre le soldat « Biden » dans son geste fondateur de 2021.
Le général De Gaulle disait que « Toute politique implique une certaine idée de l’Homme », de telle sorte que sur le plan géopolitique, Joe Biden de concert avec les nations occidentales doit défendre cette civilisation de la personne qui les unit dans leur système de valeurs, qui est sans équivalent dans le monde.
Elle seule importe et doit occuper avec une certaine autonomie les pensées de chacun des alliés dans les relations internationales. Depuis le début du mandat de Joe Biden semble s’esquisser une volonté d’acier de rapprochement avec les alliés des deux côtés de l’Atlantique et du Pacifique, puis un retour du balancier vers « un réalisme » en politique étrangère. C’est dans cet esprit que doit être abordé le projet américain de « America is back », dont les objectifs s’appuient sur la promotion de la démocratie et d’une gouvernance dynamique du réseau d’alliés. N’en déplaise aux cassandres du statu quo et à ceux qui estiment que cette posture n’est qu’un avatar du projet de la Déclaration de Varsovie, vers une communauté de démocraties de juin 2000 (25).
Étonnantes similitudes avec parallèlement la réalité de la politique contemporaine des régimes autocratiques dont les intérêts et idéologies convergent. Comme le dit l’ancien dicton chinois, « même les montagnes et les océans ne peuvent pas éloigner ceux qui ont des aspirations communes ». Et, l’on touche là à la proximité des relations à l’instar de la Chine et de la Russie qui se nourrissent du durcissement américain à leur égard. En visite à Moscou en juin 2019 (26), le président chinois a même dit que son homologue russe était son meilleur ami sur la scène internationale. Si notre décompte est bon, ils se sont rencontrés à trente reprises ! Le rêve chinois auquel Xi Jinping donne forme, et qui se matérialise sur les anticipations que nous sommes au début de l’effondrement de l’ordre mondial qui dominait depuis la Renaissance italienne.
Le sort du monde au siècle prochain ne peut pas être suspendu à faire concilier des priorités stratégiques contradictoires. Ajuster la posture diplomatique américaine à la réalité militaro stratégique de demain, s’assurer de la nécessaire confiance des alliés en désignant les trois « C » pour Chine, Covid et climat. Les arguments en faveur de cette nouvelle doctrine de politique étrangère sont donc consensuels, nourris de lucidité stratégique et, cela mérite d’être souligné, d’audace politique. Géographiquement, mais également militairement, les nouveaux défis géopolitiques sur les temps longs sont orientés vers l’Indo pacifique et désormais s’opère un vaste exercice de rééquilibrage de la puissance américaine. Pour préserver l’essentiel et au demeurant, le statu quo de la démocratie, il faut élargir les options géostratégiques, sur ce grand théâtre de l’Indo-Pacifique.
C’est dans ce contexte que lors de son investiture en janvier 2021, Joe Biden évoque « le triomphe de la démocratie », autant pour rassurer ses alliés et le reste du monde sur la résilience du système américain, que pour monter au front sur la question épineuse de la suppression des droits de l’homme par la Chine dans la région semi-autonome du Xinjiang en Chine.
La rhétorique aux valeurs américaines de Joe Biden fait écho auprès de nombreux pays asiatiques.
Or, des réalités géographiques, additionnées à des réalités culturelles et politiques s’imposent, et qu’il faut prendre en compte. Hormis le Japon (1951), la Corée du Sud (en 1987) et les Philippines (1986) pour les plus jeunes démocraties de l’Indo Pacifique, mettre l’accent sur des aspirations idéologiques tant bien que ce soit pour la cause démocrate, risque d’exclure de nombreux pays qui souhaiteraient peut-être se rapprocher des États-Unis, sans choisir entre Pékin et Washington.
Parce que tout sur ces enjeux est important, il n’est pas inutile de s’arrêter sur la visite de la vice-présidente américaine Kamala Harris dans la région Indo-Pacifique et deux étapes régionales qui retiennent notre attention aussi bien pour les actions thématiques que pour les aspects stratégiques et symboliques : Singapour et le Vietnam (27). L’idée maîtresse de ce déplacement en pleine situation chaotique en Afghanistan est bel et bien de dérouler rigoureusement la rhétorique Biden du concours des États-Unis auprès des pays alliés, à ce qui paraît être le plus grand défi pour les 30 prochaines années, un nouveau partenariat dans une même stratégie d’ensemble. Là en effet réside le caractère stratégique de la compétition avivée entre les États-Unis, unis au monde occidental et la Chine. Une nouvelle guerre sur des enjeux de souveraineté commence et le Quad va avoir une carte à jouer.
Parcourons ensemble les deux domaines forts du leadership international de Joe Biden pour entraîner derrière lui les autres nations dans ce récit de politique étrangère, qui repose sur un souhait de réponse multilatérale plutôt que sur un imperium. Deux dates clés à venir pour enrayer le sentiment de recul de l’Amérique et marquer des points en termes géopolitiques et politiques pour Joe Biden dans l’escalade stratégique visant carrément la Chine : le premier sommet en format présentiel pour les chefs d’État de la Quadrilatérale (Quad), à Washington (28), prévu fin septembre 2021 et quelques semaines plus tard, le sommet pour la démocratie, prévu au mois de décembre 2021 (29). Autrefois, Churchill proposait aux Américains une alliance avec un Commonwealth réparti aux quatre coins du monde. Aujourd’hui, Joe Biden et son administration convoquent un sommet pour la démocratie pour une communauté des démocraties, une alliance globale de garantie ultime du modèle occidental dans le nouveau « grand jeu ».
Revenons un instant sur la réunion du 12 mars 2021 des dirigeants des quatre pays fondateurs du dialogue de sécurité quadrilatéral (Quad), ne serait-ce que pour mesurer l’accent particulier mis sur le besoin de leadership de l’Indo-Pacifique et la gouvernance défendue. Le communiqué conjoint publié précise en guise de préambule : « Nous aspirons à une région libre, ouverte, inclusive, saine, ancrée dans les valeurs démocratiques et non contraintes par la cœrcition » (30). De ce point de vue, les dirigeants se sont engagés à créer trois groupes de travail sur les vaccins Covid, le climat et de renforcer l’indépendance de chaînes d’approvisionnement logistique des technologies émergentes et de l’accès aux ressources naturelles (31). À bien des égards, ces enjeux de souveraineté structurent la cohérence du « grand jeu » et de ses forces qui se recomposent dans le vif des tensions de l’Afghanistan. Dans cette nouvelle guerre relative que se livrent les puissances au travers de décisions de souveraineté et de diplomatie active pour accompagner plusieurs transitions, citons celle de l’ère du pétrole à l’ère des métaux.
Le Quad est un électrochoc diplomatique de ce nouvel état d’esprit, comme le montrent avec une attention particulière plusieurs de ses orientations stratégiques, notamment en matière de standards internationaux.
2021 pourrait bien être « l’année du Quad », faisons un clin d’œil à cette vieille idée kissingérienne de « l’Année de l’Europe » en 1973, souhaitons-lui plus de succès, qui permettrait à Joe Biden de parvenir à ses fins sur ce dossier en mettant en œuvre de nouveaux mécanismes dans le cadre d’une stratégie indopacifique élargie et dont la vocation est d’endiguer les vulnérabilités constatées et partagées par les pays de l’Asean (32). Lorsque l’Inde, par exemple, a rejoint le format quadrilatéral, c’est parce qu’elle se rendait compte que c’était certainement la meilleure chose pour défendre sa sécurité démocratique et sa souveraineté. Une détermination à compter d’abord sur la force collective, parrainée par les États-Unis, pour faire en sorte que dans le bras de fer entre Américains et Chinois, les États-Unis travaillent d’arrache-pied sur les bases de ce dialogue stratégique et politique indispensable. Ce grand jeu des intérêts fondamentaux communs aux parties avec à terme les leçons à tirer de l’Afghanistan, auquel une réunion extraordinaire du G7, vient d’être consacrée au mois d’août 2021.
Que penser de la seconde composante de la doctrine présidentielle de Joe Biden, dont la situation passée et présente afghane illustre à merveille ces enjeux à connotation démocratique ? Que s’est-il donc passé depuis 2001 ? Un, deux, mêmes trois rappels de ces interprétations sont incontestablement liés à la personne de Joe Biden. Winston Churchill évoquait le jugement historique et la conception du monde de De Gaulle en admettant qu’il était « l’Homme de la France », arrêtons-nous sur Biden, « l’homme d’une certaine idée» pour employer les termes de Winston Churchill.
En premier lieu, la réouverture de l’ambassade des États-Unis en Afghanistan en janvier 2002 pour la première fois depuis l’année 1989 : « 0n est avec l’Amérique, ou on est contre elle », de cette rhétorique avec le reste du monde, somné de suivre l’initiative approuvée par Joe Biden de la conférence internationale sur l’avenir de l’Afghanistan de Bonn en 2001. Dans l’incertitude la plus totale, les États-Unis se sont donné une mission ambitieuse : bâtir la démocratie, y compris par la force. C’est dans un tel contexte que le premier membre du Congrès à visiter Kaboul fut Joe Biden, Sénateur de l’État du Delaware de l’époque.
De cette conception des relations entre dirigeants et leaders, dans ses relations avec le monde, découle, selon Biden, son idée selon laquelle toute politique étrangère peut se résumer à des relations personnelles.
Dans la même veine, Joe Biden décrivait la soi-disant « doctrine Biden » dans une interview en 2016 avec le magazine The Atlantic, insistant sur son profond sentiment de confiance dans ses opinions et dans le leadership américain sur la scène mondiale (33).
En deuxième lieu, la question de la crédibilité des États-Unis sur les reproches actuels adressés à l’administration Biden sur la notion fondamentale du retrait et de la sécurité en Afghanistan. Revenons aussi sur l’allocution de Joe Biden prononcée le 8 juillet 2021 à la Maison-Blanche (34), pour mesurer la profondeur des critiques provoquée par autant de facteurs qui ont eu raison de la stabilité du régime d’Ashraf Ghani. « Laissez-moi être clair » a dit Joe Biden face aux redoutables défis sous le feu croisé des interférences rivales avec la Chine et du retour des djihadistes, qui n’a jamais cessé, ces derniers ne semblant pas redouter un retour dans le temps et l’espace des plaines désertiques du pays en cas de djihad. Les bases de la politique américaine selon Biden restent ainsi de s’appuyer sur ses convictions personnelles : « l’histoire retiendra que c’était la décision logique, rationnelle et juste à prendre », confirmant la date butoir du 31 août pour mettre fin à la mission américaine et poursuivre sa démonstration de force contre la Chine.
C’est dans ce contexte qu’arrivent en troisième lieu les attaques-suicides revendiquées par l’État islamique aux abords de l’aéroport de Kaboul et la mort de soldats américains.
Réagissant à des critiques à propos des opérations d’évacuation des ressortissants américains, Biden a bien regretté ne pas pouvoir garantir « l’issue finale » et a rétorqué que le pays ne pouvait s’offrir le luxe de retarder ce retrait, bien que sa crédibilité soit écornée par l’impression de désorganisation donnée par son administration. Si les pertes américaines venaient à augmenter, c’est la réaction et la bataille pour l’opinion publique qui pourrait être dévastatrice et au cœur d’un autre enjeu : la polarisation au sein du système démocratique américain, marquée par l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021. Le terreau idéal pour cette menace de l’intérieur que Joe Biden garde à l’esprit, car conscient des dangers puissants de ce populisme qui représente pour la paix le risque le plus dangereux. Tandis que les forces américaines avaient cherché en vain à s’accrocher au statu quo lors des événements de Hanoï et Haphong (en pleine guerre du Vietnam) de l’année 1972, Richard Nixon, alors président des États-Unis, prévenait Henry Kissinger : « n’oubliez jamais ! la presse est l’ennemi, l’establishment est l’ennemi… » puis il répéta : « écrivez cela au tableau cent fois et ne l’oubliez jamais » (35). Les apparences seront sauves.
Dans cet Afghanistan éprouvé par la guerre, depuis 1979, l’historien Hans Kohn (36), qui avait observé les conséquences des défis de la guerre, reste d’actualité pour nous aider à comprendre les risques de déroute de nos sociétés démocrates et la désuétude des valeurs de l’ordre international occidental. Hans Kohn avait raison de juger que l’Occident, qui n’en finit pas de se pencher sur ses fatigues et sentiment de pessimisme historique, au détriment du rayonnement que l’on attend de lui dans le reste du monde, porte ainsi une responsabilité dans l’avènement d’un modèle autocratique. C’est parce que le monde se trouve dans une situation semblable à celle du XIXe sans le congrès de Vienne, que Joe Biden en appelle en vain à ses vœux du sommet de la démocratie destinée à faire avancer le dialogue sur des sujets délicats tels que la question des droits de l’homme ou la question de Taïwan.
Ne rien tenter serait être bien malavisé face au risque d’erreur de calcul en Chine par rapport à Taïwan, de la Russie par rapport à l’Ukraine, et de la Turquie à saper l’influence de l’Otan dans sa région, ces pays prêts à combler le vide laissé par les puissances occidentales et qui se disent que c’est le moment de pousser. Un réalisme pour remettre à plat les priorités géopolitiques et minimiser ces risques car la situation chaotique depuis le putsch du 1er février en Birmanie en est juste un autre fait qui ne peut couper court à tout parallèle avec l’Afghanistan. On connaît la phrase d’Ernest Renan, « la foi a cela de particulier que, disparue, elle continue d’agir » (37).
Au terme de la rédaction des lignes de cet article dans la moiteur de Tokyo de ce mois d’août 2021, je remercie l’Ambassadeur d’Afghanistan au Japon, Dr. Bashir Mohabba, pour m’avoir décrit les aspérités historiques de son pays, mais aussi l’idée qu’il se faisait quant aux espoirs de ne pas voir son pays condamné à voir l’Histoire se faire sans lui, lors de nos nombreuses rencontres (38).
Hervé Couraye
- Pour un décompte complet du tableau des médailles, voire en ligne : Olympic Medal Count | Tokyo 2020 Olympics (Jul 23-Aug 8, 2021). ↩
- Voir le texte complet de Joe Biden sur le retrait des troupes américaines d’Afghanistan, Fact sheet du 7 juillet 2021, Maison-Blanche : disponible en ligne : Remarks by President Biden on the Drawdown of U.S. Forces in Afghanistan | The White House. ↩
- Pour la version complète de l’accord, document pdf disponible en ligne : Microsoft Word – 10_v1-T_Draft Text [English – 20200229 ↩
- Lire sur la notion de pays « anti-nation », l’ouvrage de Jean-Dominique Merchet, Mourir pour l’Afghanistan, Jacob-Duvernet, 2008. ↩
- Voir le Joint Statement du département d’État des États-Unis sur les événements en Afghanistan, Fact sheet du 15 août 2021, disponible en ligne : Joint Statement on Afghanistan – United States Department of State. ↩
- Pour plus de détails sur les différents sondages gallup 2021, document disponible en ligne : 210727Afghanistan.pdf. ↩
- Voir le texte de l’accord diplomatique disponible en ligne, 29 février 2020, Doha, Qatar : Microsoft Word – 10_v1-T_Draft Text [English – 20200229 ↩
- Michel Duclos, Géopolitique du « monde d’après : les premiers tests », blog du 19 avril 2021, disponible en ligne : Géopolitique du « monde d’après » : les premiers tests | Institut Montaigne. ↩
- Chiffres communiqués par le Watson Institute de l’université de Brown, avril 2021, disponible en ligne : Human and Budgetary Costs to Date of the U.S. War in Afghanistan, 2001-2021 | Figures | Costs of War (brown.edu). ↩
- Idem. ↩
- Pour les détails voire le document disponible en ligne : Iran and China agree closer ties after sanctions ease – BBC News. ↩
- Texte de Wang Yi, disponible en ligne : Wang Yi Delivers a Video Speech at the Opening Session of the Conference on China-Pakistan at 70 (fmprc.gov.cn). ↩
- Conférence de presse du 4 juillet 2021 du Ministre des Affaires étrangères, texte disponible en ligne : Foreign ministers to issue joint statement on Afghan issue at SCO-Afghanistan Contact Group meeting; Chinese FM will participate – Global Times. ↩
- Sir Henry Wotton, the Life and letters, p. 56, expression tirée de l’ouvrage consultable en ligne : The life and letters of Sir Henry Wotton : Smith, Logan Pearsall, 1865-1946 : Free Download, Borrow, and Streaming : Internet Archive. ↩
- Conférence de presse du 16 août, Ned Price, porte-parole du département d’État, communiqué disponible en ligne : Secretary Blinken’s Call with People’s Republic of China State Councilor and Foreign Minister Wang Yi – United States Department of State. ↩
- Zhao Huasheng, China and Afghanistan Policy : The Forming of the March West’ Strategy, The Journal of East Asian Affairs 27, No.2, p.3, disponible en ligne : CHINA’S AFGHAN POLICY: THE FORMING OF THE « March WEST » STRATEGY? on JSTOR. ↩
- Voir la liste des missions sur le site en ligne : NATO – ISAF’s mission in Afghanistan (2001-2014) (Archived). ↩
- Plus de détails disponibles en ligne : China International Development Cooperation Agency (cidca.gov.cn). ↩
- Pour info : Joint Statement of the Fourth China-Afghanistan-Pakistan Trilateral Foreign Ministers’ Dialogue On Afghanistan’s Peace and Reconciliation Process – Ministry of Foreign Affairs – Islamic Republic of Afghanistan (mfa.gov.af). ↩
- Halford John Mackinder, The Geographical Pivot of History, the Geographical Journal, 23, 1904, p. 435. ↩
- Voir l’ouvrage d’Andrew Small, « The China-Pakistan Axis : Asia’s New Geopolitics », New York : Oxford University Press, 2015. ↩
- La liste des accords est disponibles en ligne : Agreements signed between Pakistan and China (tribune.com.pk). ↩
- Harsh V.Plant et Vinay Kaura, « India Faces a New Reality in Afghanistan », The Diplomat, 28th December 2018, https://thediplomat.com/2018/12india-fces-a-new-reality-in-afghanistan/. ↩
- Sir Fitzroy Maclean, Eastern Approaches, Londres : Fitzroy Maclean, 1949, pp.157~160. ↩
- Voir le document fondateur signé le 27 juin 2000 et disponible en ligne : Toward a Community of Democracies (state.gov). ↩
- Visite d’État de trois jours en Russie, pourparlers sino-russes pour marquer une nouvelle ère d’amitié, vidéo en ligne : Russia’s Putin, China’s Xi Sit Down for Talks in Moscow – YouTube. ↩
- Voir le Fact sheet du 24 août 2021, disponible en ligne : Remarks by Vice President Harris on the Indo-Pacific Region | The White House. ↩
- Voir en ligne : Fact Sheet: Quad Summit | The White House. ↩
- Voir en ligne : President Biden to Convene Leaders’ Summit for Democracy | The White House. ↩
- Voir en ligne : Quad Leaders’ Joint Statement: “The Spirit of the Quad” | The White House. ↩
- Voir en ligne : Fact Sheet: Quad Summit | The White House. ↩
- À ce titre l’exemple du Vietnam est instructif dans la stratégie américaine, déclaration du Fact sheet disponible en ligne : FACT SHEET: Strengthening the U.S.-Vietnam Comprehensive Partnership | The White House. ↩
- Texte intégral de l’interview de Joe Biden en ligne : La doctrine Biden – L’Atlantique (theatlantic.com). ↩
- Allocution du Président Joe Biden « on the Drawdown of US Forces in Afghanistan » Maison-Blanche, 8 juillet 2021, disponible en ligne : Remarks by President Biden on the Drawdown of U.S. Forces in Afghanistan | The White House. ↩
- Richard Nixon, Seize the Moment, Londres : Simon and Schuster, 1992. ↩
- Hans Kohn, The Twentieth Century, New York, 1949, pp. 53~55. ↩
- Ernest Renan, Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse, Paris : Calmann-Lévy, 1962. ↩
- Première rencontre de 2018, en ligne : Embassy of Afghanistan in Japan 駐日アフガニスタン大使館: 2018.28.05 Meeting with Mr. Herve Couraye (afghanembassyjp.blogspot.com). ↩