Les Tracts Gallimard sont de pe- tits opuscules, cinquante pages environ, directement connectés à l’actualité. Celui que Pierre-André Taguieff consacre au Nouvel opium des progressistes – comme un écho au désormais célèbre Opium des intellectuels de Raymond Aron – ne déroge pas à la règle. Sous-titré Antisionisme radical et islamo-palestinisme, il s’ouvre sur « la spécificité du grand massacre de civils israéliens (et de touristes juifs) commis par les terroristes du Hamas le 7 octobre 2023 – environ 1200 morts et des milliers de blessés –, qui peut être compris comme un signe de banalisation des crimes contre l’humanité dénoncés, par euphémisation, comme des crimes de guerre. » Le ton est donné !
L’analyse chirurgicale à laquelle se livre Taguieff le conduit à disséquer le grand corps malade du gauchisme islamisé tel qu’il s’offre à voir aujourd’hui en France sous les traits partisans de La France Insoumise. D’où vient la résurgence de l’antisémitisme ? Pourquoi une telle confusion entre antisionisme et antijudaïsme ? La réponse proposée par Taguieff se résume dans un terme qu’il a lui-même forgé dans un ouvrage paru en 2002, La nouvelle judéophobie : l’islamo-gauchisme – terme auquel il préfère aujourd’hui la formulation « d’islamismo-gauchisme » qui est, dit-il, « plus explicite et plus précise. » L’alliance donc, de l’islamisme et du gauchisme. Ou plutôt, l’incorporation dans les thèses de la gauche radicale, du soutien aux islamistes à travers une rhétorique révolutionnaire.
Cette bascule idéologique ne date pas d’hier. Elle prend ses racines dans les années 1960, une période depuis laquelle, explique Taguieff, « on a assisté à la lente réinvention d’une vision antijuive du monde, […] accomplie sur les terres de gauche et surtout d’extrême gauche, au nom de l’ »antiracisme » et de quelques autres « anti-ismes » (anti-impérialisme, antifascisme, anticolonialisme, etc.), qui ont fusionné dans l’antisionisme sous le drapeau de la nouvelle grande cause, la « cause palestinienne ». » Sur cette page idéologique qui s’est tournée progressivement après 1945, l’antisémite n’est plus l’ennemi de la gauche, « le nouvel ennemi est l’islamophobe ». Et cet ennemi fantasmé ne s’incarne nulle par mieux qu’en Israël, que dans le « sionisme », et que dans « les milieux de droite ou d’extrême droite dénoncés comme « sionisés » (on disait naguère « enjuivés » ou « judaïsés »). » La théoricienne du genre, Judith Butler, figure de la gauche intellectuelle américaine franchira une étape de plus, allant jusqu’à considérer le Hamas et le Hezbollah comme « des mouvements sociaux progressistes, de gauche, et qui font partie d’une gauche globale », lors d’une conférence prononcée à Berkeley en 2006. Ou l’alliance de la gauche et des islamistes contre les Juifs et l’extrême droite !
Les propos du rappeur Médine, du géopolitologue Pascal Boniface, du boxeur converti à l’Islam Cassius Clay/Muhammad Ali, du footballeur Karim Benzema, de Tariq Ramadan, d’Houria Bouteldja, de Jean-Luc Mélenchon, de Mathilde Panot, etc., sont passés au crible taguievien pour démontrer comment, sous couvert d’humanisme, d’antiracisme et de lutte contre l’islamophobie, un nouveau totalitarisme islamiste a instrumentalisé la gauche et une partie de la société civile pour diffuser en Occident une « haine islamisée ». S’il est vrai que « les passions antijuives se sont mondialisées, c’est avant tout parce qu’elles se sont islamisées », écrit l’auteur. Les Juifs et les sionistes sont, aux yeux de cette nouvelle gauche, désormais indiscernables. Ils sont, de plus, de nature complotiste, ainsi que l’écrit Sayyid Qutb, théoricien des Frères musulmans : « Depuis les premiers jours de l’islam, le monde musulman a toujours dû affronter des problèmes issus des complots juifs. » Des propos qui résonnent avec ceux de Jean-Marie Dermagne, l’un des avocats de la Ligue des Droits Humain : « Les vrais maîtres du monde, ce sont les Israéliens. Trump, le sinistre fanfaron n’est (comme ses prédécesseurs) que leur marionnette armée. Ce sont eux qui tirent. » On voit ainsi, au fil du Tract, comment islamisme et gauchisme s’articulent en un discours de plus en plus commun.
Si Pierre-André Taguieff reste un partisan d’une solution du conflit israélo-palestinien qui passe par « la séparation des deux peuples, impliquant la création d’un État palestinien qui ne soit pas un foyer de terrorisme jihadiste », il n’en remarque pas moins que « côté palestinien, on est toujours en attente d’un Konrad Adenauer » – lequel avait su sceller la réconciliation avec le général De Gaulle au lendemain de la seconde guerre mondiale – et que côté israélien, « le surgissement d’un nouveau David Ben Gourion se fait attendre ». Mais, dans l’attente, que faire ? Taguieff répond : « Face aux crimes du Hamas, rechercher la position « raisonnable » convenant à un « modéré », partisan du « juste milieu », prête à rire. On ne saurait sans plaisanter définir une « riposte modérée » ou prudemment « proportionnée » aux attaques meurtrières de groupes d’assassins de Juifs, ciblés parce que Juifs. » Aucune niaiserie donc, aucune fausse morale humanitariste et bien-pensante. Juste un texte ciblé, argumenté, et engagé. À lire.
Frédéric Saint-Clair