Dans son nouvel essai, Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique (Le Seuil, 2020, 276 p.), Pierre Rosanvallon dresse les critères essentiels qui définissent selon lui le populisme. Recension par Andreas Pantazopoulos.
Qu’est-ce que le populisme ? La question revient de façon presque routinière chaque fois qu’on essaie de saisir l’« essence » d’un phénomène politique ou social tel que ces mouvements populaires récents faisant référence à un peuple idéalisé en tant que fondement exclusif de leur apparition antisystème. L’ historien et sociologue Pierre Rosanvallon se donne la tâche de trancher cette question tout à fait actuelle à son plus haut niveau, en construisant jusqu’à une « théorie » du populisme, soutenue par une certaine lecture historique du phénomène, accompagnée d’une critique de ses tendances unanimistes, qu’il convient de ne pas identifier avec le totalitarisme, et propose en outre quelques pistes pour surmonter la crise démocratique, le populisme n’étant que le produit d’une relation démocratique qui reste « indéterminée ».
La nouveauté revendiquée de l’analyse consiste à concevoir le populisme et les mouvements qui le véhiculent non comme un symptôme et/ou une pathologie de la démocratie, mais en tant qu’ « idéologie », comme une troisième voie démocratique, une culture politique à part entière, donnant naissance à une « démocratie polarisée » (plébiscitaire, dichotomique, sans médiations, identifiée à un leader), entre la démocratie minimaliste électorale et la « démocratie » essentialiste totalitaire. Dans un tel cadre, le populisme n’est pas tant une « réaction », un « style politique » et/ou « rhétorique » adoptés par les leaders desdits mouvements pour exprimer un mécontentement et un malaise diffus, qu’une solution proposée, pour ne pas dire un projet à appliquer. La définition du populisme proposée par Pierre Rosanvallon veut prendre ainsi tous les traits nécessaires d’un ensemble cohérent, d’une « théorie », entendons par là une stricte unité entre les éléments qui la composent.
Vers une définition
Selon la définition proposée, le populisme est cette vision du monde qui conçoit le peuple comme un dépassement de la figure du peuple-classe de la tradition marxiste ainsi que la forme représentative propre aux régimes libéraux. Suivant sur ce point crucial les analyses d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe sur la nature du peuple populiste, l’auteur semble accepter une partie importante de leur conception selon laquelle le populisme n’est qu’une somme des revendications sociales régies par une « logique horizontale d’équivalences » (pour simplifier : la construction d’une unité des non-privilégiés) sur le mode d’un antagonisme de type carl-schmittien (moins son essence ethnique), opposant « eux » (la « caste », l’« élite », l’« oligarchie ») et « nous ». Cette vision anti-libérale/agonistique, qui fait, entre autres, converger, selon Rosanvallon, les analyses de Laclau/Mouffe avec celles d’Alain de Benoist, construit l’image d’un « peuple-Un », un sujet capable de transformer les stigmates de mépris et d’exclusion en emblèmes de vertu et de dignité. Le deuxième trait du populisme est son penchant constant pour un modèle de démocratie directe, polarisée et immédiate, avec sa figure centrale qu’est le référendum, le rejet des instances intermédiaires et le refus d’accepter la montée en puissance du droit et du gouvernement des juges à la place de l’unanimisme régulateur de la volonté populaire (dont le prototype n’est autre que le rousseauisme). Ensuite, c’est la place du leader comme incarnation d’un « signifiant hégémonique » (encore selon Laclau et Mouffe) qui donne un visage aux aspirations populaires, un « homme-peuple » dépersonnalisé (à l’opposé du leader autoritaire d’extrême droite) et agent de la parole des gens ordinaires. Le discours « national-protectionniste » étant le quatrième trait du populisme, celui-ci ne doit pas être conçu seulement sur le plan économique mais aussi comme une volonté politique puisant dans le souverainisme, au travers duquel les demandes de justice sociale se traduisent et la politique économique se nationalise. Ce volontarisme protectionniste donne ainsi la mesure de l’anti-mondialisme et de l’anti-européisme, tout en veillant sur l’ « identité du peuple » (non définie par l’ auteur) et sur sa cohésion face à une « insécurité culturelle » due à l’immigration et/ou à l’« islam ». Selon l’auteur, « les différentes facettes du national-protectionnisme constituent de la sorte un axe majeur de la culture politique populiste. » Le règne de l’émotion, qui est le dernier élément constitutif dans cette anatomie du populisme, elle aussi signalée par les analyses de Laclau et Mouffe, impliquant l’« émotion de position » (ressentiment) et l’« émotion d’intellection » (complotisme), s’achève dans l’« émotion d’intervention », le fameux dégagisme, la politique négative par excellence puisqu’elle constitue « l’élément clef » des mouvements populistes.
Le « cœur » introuvable du populisme
Cette définition influencée par l’approche de Laclau/Mouffe donne à croire que le populisme est un ensemble de traits jetés l’un après l’autre, sans aucune hiérarchie entre eux, sans un centre de gravité, puisque tous ou presque sont d’une même signification. Mais même quand ils sont évalués, on est face à des constatations approximatives du type : le national-protectionnisme est « un axe majeur » du populisme, en concurrence avec l’autre proposition selon laquelle l’émotion dégagiste est « la clef » du populisme. Mais le « cœur », s’il y en un, de l’appel populiste, ou de l’« idéologie populiste », où est-il ? Dans le protectionnisme ou dans le dégagisme ? Se situe-t-il dans une communauté imaginaire sous le souverainisme ou dans la « morale du dégoût » (« qu’ils s’en aillent tous ! ») ? De plus : est-on si sûr que tous les populismes sont souverainistes ? Même l’auteur en doute en partie (p. 58). Qu’en est-il donc des populismes néo-libéraux ? Et la « théorie » démocratique plébiscitaire du populisme, à savoir son trait annoncé par l’auteur comme étant la dimension normative par excellence du phénomène, son côté disons « positif », quel rôle joue-t-elle, quel est son rapport avec la revendication de souveraineté populaire et nationale et la demande d’identité nationale ? Pour le dire autrement : le sujet populiste incarné par le leader d’une formation mouvementiste anti-establishment est-il un peuple social-populaire ou un peuple national et culturel ? Est-il égalitariste et participatif ou nationaliste et culturel, ce populisme-là ?
L’analyse que Rosanvallon consacre à la dimension démocratique du populisme, dans son étendue et sa profondeur, semble perdre de vue l’« essence » de son objet. Ayant en fait repris des points fondamentaux du populisme mis en avant par Laclau et Mouffe, notre auteur considère, dans sa propre analyse, que le populisme actuel est plutôt une demande substantiellement démocratique dévoyée par des entrepreneus populistes ; mais il conviendrait ici de rappeler que les deux partis qui ont adopté à un degré ou à un autre de telles approches, les Podemos et les Insoumis, ont échoué en tant que partis « populistes ». En d’autres termes, le populisme comme stratégie politique a été vaincu. Peut-être parce que le populisme que ces deux formations ont tenté de matérialiser n’était pas du « populisme » mais une variante radicale de l’approche de Rosanvallon de la démocratie, qui doit, selon lui, gérer les différentes nuances d’un peuple social et sociétal dans un cadre plutôt procédural, régi par des pratiques consultatives et de surveillance (la « représentation narrative » étant, dans une telle perspective, une des propositions de Rosanvallon capable, selon lui, de surmonter la défiance démocratique, neutralisant ainsi le dispositif de la « démocratie polarisée » qu’est le populisme, en se réappropriant la « parole du peuple »). Approche qui donne le sentiment qu’il veut contourner la composante cruciale du nationalisme dans le populisme actuel en privilégiant la dimension de la démocratie, qui est manifestement réelle dans la rhétorique de ces mouvements mais constitue éventuellement plus un « moyen » qu’une fin pour eux, celle-ci semblant être la « réappropriation » de la souveraineté des États nationaux et la « non-altération » de leur identité nationale. En ce sens, l’analyse de Pierre-André Taguieff, qui met l’accent sur le noyau nationaliste du populisme actuel, sans pour autant sous-estimer l’ingrédient démocratique (la crise de la représentation), nous semble plus proche de la réalité de ces mouvements, un nationalisme qui n’est pas tant une survivance qu’un phénomène nouveau rattaché à la mondialisation et aux peurs plus ou moins réelles qu’elle suscite.
La question du nationalisme
Cette dernière option semble être écartée, puisque Rosanvallon, malgré l’évocation du national-protectionnisme, conçoit le peuple sous ses trois figures, le peuple électoral, le peuple social et le peuple-principe non substantiel (les droits fondamentaux). Mais il convient encore de s’interroger : et le démos national et/ou ethnique ? Cette lacune dans l’analyse laisse en suspens l’élément national-protectionniste évoqué, en le vidant de sa « nature », ce qui aboutit à sous-estimer une certaine instrumentalisation de la demande de sens, d’identité nationale, véhiculée par le populisme actuel au moins dans sa version d’extrême droite. Il est indicatif que dans son approche historique du phénomène, et en particulier pour ce qui concerne le laboratoire latino-américain du populisme, le péronisme, l’auteur, tout en se référant à l’analyse de Gino Germani (p. 143), l’un des précurseurs de l’étude du phénomène populiste, ne mentionne pas l’apport décisif de ce dernier, qui consiste à avoir élaboré la catégorie interprétative du « national-populisme », une notion reprise et refondée par P.-A. Taguieff (L’Illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique, Paris, Champs/Flammarion, 2007) dès les années 1980 pour analyser et comprendre le discours du Front national français de Jean-Marie Le Pen, mais aussi la vague du populisme européen de ces dernières décennies. Rosanvallon, de son côté, se référant à ce Front national, tout en le qualifiant de « national-populiste » (p. 87, le terme se rencontre deux fois dans cette même page, mais il est totalement absent de l’ensemble de son ouvrage), ne nous dit rien de sa signification, ni ne précise d’où vient cette qualification et comment celle-ci s’articule avec l’ensemble de son approche théorique.
Pierre Rosanvallon, en revisitant les moments historiques du populisme et en se focalisant, entre autres, sur le cas latino-américain à travers les expériences de Gaitán et Perón (p. 133-144), et en suivant Alain Rouquié (Le Siècle de Perón. Essai sur les démocraties hégémoniques, Paris, Seuil, p. 349) sur la qualification du péronisme, adopte lui aussi le terme de « démocratie hégémonique » pour appréhender son noyau dur anti-institutionnaliste et électoraliste à la fois. Mais il manque de relever que Rouquié souligne aussi que la nature profonde du péronisme en tant que démocratie hégémonique est le nationalisme non seulement souverainiste mais aussi et surtout identitaire : « Le nationalisme, dit Rouquié, façonne l’identité nationale. Or le péronisme est un mouvement essentiellement identitaire. Avec toutes ses contradictions et tous ses multiples paradoxes, le justicialisme constitue un espace commun de mémoire idéalisée, saturé de références historiques, d’icônes et de rituels. » (p. 351). Et si l’« émotion péroniste » n’est qu’un « sentiment », « comme la famille, une grande famille. C’est comme manger des pâtes le dimanche avec sa mère, quelque chose de très simple » (p. 352), c’est parce qu’elle intègre, toujours selon Rouquié, dans son appel populaire le nationalisme, en l’insérant dans la « panoplie plébiscitaire » (p. 391), tout en s’inscrivant dans l’imaginaire d’« un nouveau récit national » (p. 392). Façon de dire que c’est le nationalisme qui procure de l’idéologie au polémisme qu’est le populisme. Et si, comme le souligne Taguieff, « dans la doctrine péroniste officielle, le culte du peuple et l’idolâtrie de la nation-une sont étroitement imbriqués » (La revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à l’assaut de l’Europe, Paris, PUF, 2015, p. 109), on a de bonnes raisons de ne pas douter, surtout aujourd’hui, de la vérité de cette formulation de la question populiste due à Isaiah Berlin selon laquelle le populisme est « la croyance à la valeur de l’appartenance à un groupe ou à une culture. »
C’ est ce « groupisme », pour reprendre une autre formulation utilisée aussi par Taguieff, qui décrit, nous semble-t-il, le mieux le style populiste actuel ancré dans un national-conservatisme différentiel, au fond d’ un « retour des nations et des crises systémiques » (Alexandre Devecchio, Recomposition. Le nouveau monde populiste, Paris, Cerf, 2019), faisant ainsi apparaitre des logiques « bloc contre bloc » (Jérôme Sainte-Marie, Bloc contre bloc. La dynamique du Macronisme, Paris, Cerf, 2019) en tant qu’un nouveau exutoire du politique.
Andreas Pantazopoulos
Politiste, associate professor, Université Aristote de Thessalonique