Dans un long entretien qu’il nous a accordé, Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la CGT, évoque les violences sociales engendrées par une économie de plus en plus globalisée, les manifestations et le maintien de l’ordre, le rôle des médias dans la perception de la violence, mais aussi la crise que traverse aujourd’hui le fait syndical à l’instar du politique.
Revue Politique et Parlementaire – Considérez-vous qu’il y a une hausse aujourd’hui de la violence sous toutes ses dimensions ou est-ce un effet d’optique dû à notre plus grande sensibilité liée à ce type de questions et moins de tolérance vis-à-vis de ce sujet ?
Bernard Thibault – Je pense qu’il y a pour partie un effet d’optique lié à la diffusion médiatique à une échelle que nous ne connaissions pas auparavant. Aujourd’hui, le moindre acte de violence dans la société est diffusé partout dans le monde et de façon quasi-instantanée. Et lorsqu’il n’y a
pas suffisamment de matière en France, on va en chercher rapidement dans un pays limitrophe ou à l’autre bout du monde. La multiplication des actes terroristes sur notre territoire a également donné une visibilité de la violence dans des proportions naturellement dramatiques et inconnues. Si on fait abstraction des actes terroristes, je ne suis pas convaincu que la société soit plus violente globalement qu’elle ne l’était il y a dix, vingt ou trente ans. Mais la violence existe également, même si on l’évoque moins car elle ne s’accompagne pas toujours de violence physique, dans les rapports sociaux et économiques.
La plupart des entreprises, voire des États, raisonnent en termes de guerres : guerre économique, guerre technologique, guerre commerciale.
On emploie couramment le langage guerrier dans les rapports économiques, mais concernant les rapports sociaux on voudrait que ce soit quelque chose de pacifiée. Or, le salarié est au milieu de ces multiples guerres et compétitions. Très souvent, il en vient à subir des situations car il n’a pas forcément de pouvoir d’influence sur les événements qui génèrent parfois des violences comme des restructuration ou des licenciements brutaux qui mettent à bas des décennies de carrière professionnelle, de vie familiale, qui entraînent du chômage, de la précarité.
Les conséquences de la crise sanitaire sont pour certains d’une extrême violence au sens psychologique du terme. Beaucoup d’experts s’inquiètent des effets secondaires provoqués par cette pandémie ce qui renvoie aux conditions sociales faites aux uns et aux autres. Tout le monde n’a pas les mêmes dispositions psychologiques et matérielles pour faire face à ce genre de situation extraordinaire. Les conditions d’habitat et de vie conditionnent notre capacité à résister dans une période telle que celle que nous traversons étant entendu que nous sommes dans un pays où il existe des dispositifs qui permettent d’amortir la casse sociale. 40 % des travailleurs dans le monde n’ont pas d’assurance maladie. Dès lors qu’ils sont absents pour maladie, ils n’ont pas d’autres ressources pour vivre. Ils n’ont donc pas d’autres choix, si leur état le leur permet, que d’aller travailler bien que cela soit contraire aux prescriptions et restrictions médicales et sanitaires. Certains pays, pour éviter des émeutes qui auraient pu être d’une extrême violence, ont dû improviser des mesures et imaginer des dispositifs urgents tels que la distribution de denrées alimentaires, le versement de primes ou d’indemnités pour venir en aide aux salariés n’ayant pas d’assurance chômage. En France, nous ne sommes pas les plus mal lotis, même si, il ne faut pas le nier, il y a encore des trous dans la raquette dans les dispositifs de protection sociale.
La violence que subissent des millions de personnes en raison d’une situation salariale précaire, instable, faite d’incertitudes est beaucoup moins mentionnée. Aujourd’hui pratiquement aucun secteur n’est protégé. Or, l’individu a besoin d’avoir de la visibilité sur son propre avenir. Autant, il existe des situations imprévisibles telles que la pandémie, que l’on subit mais que l’on comprend, autant d’autres situations comme le rapport aux entreprises, la manière dont le commerce fonctionne montrent que les salariés comptent pour très peu dans les raisonnements. Cela peut générer une violence intellectuelle, voire une forme de protestation violente.
Nous constatons ces dernières années que le pouvoir politique, et je ne parle pas seulement de la majorité actuelle, a tendance à considérer que la légitimité politique suffit en elle-même.
Le rapport entre élus de la République et représentants des salariés pour aborder un certain nombre de sujets, de défis voire de négocier s’est plutôt amoindri, considérant que la légitimité de l’élu suffisait en elle-même et que l’opinion des syndicats, de plus affaiblis au fil des ans, n’était pas déterminante. Je rappelle que le préambule de la Constitution stipule que tout salarié a le droit de se syndiquer au syndicat de son choix et tout travailleur participe par l’intermédiaire de ses délégués à la négociation de ses conditions de travail et à la marche de l’entreprise. Alors qu’il s’agit d’un droit constitutionnel c’est de plus en plus perçu, notamment mais pas uniquement, par le pouvoir politique comme une immixtion, une contestation systématique ou une volonté de se substituer à la représentation politique. Ce n’est pas du tout le cas. Aucun syndicat ou syndicaliste en France ne prétend vouloir accéder au pouvoir contrairement à certains pays, comme la Grande-Bretagne où les syndicats ont créé le Parti travailliste pour viser l’accès au pouvoir. Cela n’est pas du tout dans la culture syndicale française.
Le syndicalisme a aussi cette vertu, dans une démocratie, d’organiser dans un cadre collectif l’expression, même si c’est une expression de mécontentement, d’insatisfaction ou d’aspiration.
Si ce canal s’affaiblit, cela peut alimenter l’idée chez d’aucuns selon laquelle il faut utiliser d’autres méthodes y compris, pourquoi pas, le recours à une violence plus expressive, plus physique étant entendu que ce n’est pas sans effet parce qu’on voit que le pouvoir politique est obligé de réagir lorsqu’il y a une violence qui se répand. Quelle que soit l’opinion qu’on peut avoir sur le bienfondé du motif, on est obligé de faire face et d’essayer de calmer le jeu ou alors c’est l’inconnu et ce n’est pas envisageable. Cette dimension de ce que j’appelle la violence sociale des rapports sociaux peut être sourde pendant longtemps et puis on accumule et, à l’image d’une cocotte-minute, à un moment donné la soupape ne suffit pas et le couvercle explose et ce n’est pas souhaitable. Il faut remettre de l’huile dans les rouages qui sont normalement faits pour affronter des débats ou des polémiques qui ont leur légitimité. Lorsqu’on a le sentiment d’une injustice sociale ou qu’une entreprise a pris des décisions au détriment de l’avenir des salariés, ces derniers sont à même de penser que l’entreprise les a trahis, qu’elle ne les considère plus, qu’elle ne voit que sa rentabilité financière qui ne profite qu’à quelques-uns. Ces dernières années, mais la France n’est pas la seule dans ce cas car c’est une mécanique mondiale, le taux de profitabilité dans les entreprises a été l’une des boussoles pour les décisions de gestion quelles que soient les conséquences sociales pour des centaines de salariés. Il est légitime de ressentir cela comme une injustice, la question est d’avoir les moyens de pouvoir la dénoncer, la combattre, voire d’obtenir, si ce n’est réparation, une correction. C’est cela qui est en cause.
RPP – Jugez-vous que cette violence sociale est aujourd’hui plus prégnante qu’il y a trente ou quarante ans ou est-elle différente ?
Bernard Thibault – Je pense qu’une part est aussi alimentée par la dilution des interlocuteurs, des corps intermédiaires mais également de la représentation de l’entreprise. Pendant des décennies vous vous mettiez en grève, il y avait une pétition, une protestation à l’intérieure d’une entreprise dont vous connaissiez le patron. Aujourd’hui, nous sommes dans une configuration économique qui est tout à fait différente. On recense dans le monde environ 80 000 multinationales qui emploient directement 250 millions de travailleurs. En revanche ces 80 000 multinationales emploient indirectement un travailleur sur cinq dans le monde. Un salarié sur cinq dépend donc de la stratégie d’une multinationale, via la sous-traitance qu’on appelle chaîne de valeur au plan international. Vous êtes dans une petite PME de 100, 200 ou 300 salariés qui est sous-traitante, voire au deuxième ou troisième niveau d’une chaîne de valeur, pour une grande firme dont le siège est peut-être outre-Atlantique ou en Chine, vous pouvez négocier avec le patron de la PME, mais celui-ci est entièrement dépendant du bon vouloir de la maison-mère avec laquelle il a un contrat de fournitures, avec des horaires, un coût de production. Vos marges de négociation avec votre interlocuteur sont donc de fait très limitées, lui-même ayant des pouvoirs restreints. Cette dilution de la représentation de l’interlocuteur habilité à traiter le problème qui vous préoccupe a un côté angoissant. Vous ne savez pas exactement qui a la responsabilité de votre situation. Certaines entreprises ont un directeur général mais appartiennent à des fonds de pension internationaux. Il y a de moins en moins de représentation physique de l’employeur.
RPP – Estimez-vous que la mondialisation rend, d’une certaine façon, invisibles les détenteurs du pouvoir économique ?
Bernard Thibault – Vous êtes encore plus isolé dans la représentation que vous pouvez vous faire des mécanismes économiques. Dans cette économie de plus en plus globalisée, il est de bon ton pour les chefs d’État et les ministres des Finances de montrer que c’est eux qui gardent la main. Mais en pratique, on se rend compte que ce n’est pas du tout le cas. Et encore, nous sommes dans un pays qui a des institutions, un État relativement fort, une démocratie. Il y a aujourd’hui de plus en plus de pays où ce ne sont plus des chefs d’État qui convoquent des PDG pour attirer leur attention sur telle ou telle situation. C’est l’inverse. Ce sont des PDG qui disent à des chefs d’État « voilà mon cahier des charges, si vous voulez que j’investisse dans votre pays il faut me construire des routes, m’alléger les impôts, diminuer les contraintes du Code du travail… Qu’est-ce que vous me proposez, car j’ai trois ou quatre pays qui peuvent être candidats ? ». De l’autre côté il y a des gouvernements qui disent « je suis prêt à faire ça et ça ». Il y a donc une dichotomie entre la représentation officielle de ceux qui sont censés être les porte-paroles et les représentants des citoyens et ce qui façonne le quotidien c’est-à-dire une économie globalisée qui n’a rien à faire des frontières et de la nature des pouvoirs qui sont en place.
Je suis de plus en plus horrifié qu’on continue de commercer avec certains pays qui ne respectent pas les droits les plus fondamentaux du travailleur.
Après vingt ans de baisse, nous avons par exemple une reprise du travail des enfants. Une très large part du commerce mondial s’exerce dans des pays où le droit syndical, l’un des droits fondamentaux du droit international du travail, n’est pas respecté comme aux États-Unis, en Chine, en Inde, dans tous les pays du Golfe. L’essentiel du commerce international est assis sur des pays dont on prive ou empêche les travailleurs d’avoir un cadre démocratique d’expression au sens où les conventions le prévoient. Cela peut aussi générer des tensions et les salariés qui ont des droits dans des pays comme la France se voient donc aspirer par le bas. On a le sentiment de spirale infernale. De ce point de vue, il est vrai que le cadre national a objectivement ses limites et nous sommes à une période où il faudrait aussi imaginer d’autres réponses plus coordonnées, mais là cela renvoie à une problématique internationale.
RPP – La réponse peut-elle venir de l’Europe ?
Bernard Thibault – Oui elle pourrait venir de l’Europe mais, par choix politique, il n’y a pas d’harmonisation sociale. Nous avons considéré qu’il fallait faire l’Union européenne d’un point de vue de l’organisation politique du continent, mais en termes de contenu nous avons plutôt fait le choix de considérer que plus l’économie serait ouverte à l’échelle européenne, plus il allait y avoir ce que d’aucuns appellent le ruissellement. Autrement dit, plus nous faisons de commerce, plus le sort des individus et notamment des travailleurs qui vivent à l’intérieur de ce périmètre européen va être amélioré. L’expérience montre que cela ne suffit pas et qu’il faut d’autres ingrédients. Ceci appellerait, mais c’est une réponse de nature plus politique, à réactualiser les objectifs que nous nous assignons dans la construction européenne, dont la dimension sociale.
De manière très préoccupante, la construction européenne est un objet de critiques en soi alors qu’elle pourrait être un niveau de réponse approprié pour contrer une globalisation qui ferme les yeux sur ces paramètres sociaux. Nous avons aujourd’hui des pays membres de l’Union européenne qui sont très en retard sur ce que l’on pourrait attendre d’un minimum de standards sociaux à respecter en Europe. Nous en sommes encore sur le débat pour savoir s’il faut un salaire minimum dans chacun des pays membres.
RPP – Considérez-vous que le phénomène de globalisation accentue les violences sociales avec ce paradoxe qu’en France, vous l’avez dit, il y a un affaiblissement des syndicats en termes de militantisme ?
Bernard Thibault – Dans aucun pays au monde les syndicats ne sont en progression.
RPP – Comment l’expliquez-vous ?
Bernard Thibault – Je l’explique par cette précarité et instabilité grandissantes, ce redécoupage de l’activité économique et la structure des entreprises. Prenez par exemple une entreprise du secteur de l’automobile, fut un temps tous les salariés qui rentraient à l’usine Renault pour fabriquer des Renault étaient employés par Renault. Aujourd’hui, dans une usine d’automobiles vous avez moins de salariés de la firme qui continue de fabriquer des voitures que de salariés qui sont employés par trente, quarante, cinquante sous-traitants qui sont sur place, dans la même enceinte. Vous pouvez donc avoir 10 000 hommes ou femmes qui sont toujours dans le même périmètre mais dont le droit social est variable d’une entreprise à une autre. Le syndicat est né de la volonté de réunir collectivement des personnes qui ont une situation commune et essayer de faire valoir pour tout le monde une progression en termes de salaires, horaires, etc. Là vous êtes obligés de faire du cousu main cas par cas. On assiste à une multiplication, au fil du temps, du nombre de types de contrats de travail, il en existe vingt différents.
Outre le phénomène de sous-traitance, nous avons dorénavant le défi des auto-entrepreneurs. En effet, de plus en plus de salariés deviennent auto-entrepreneurs en continuant d’occuper les mêmes fonctions dans la même entreprise. Nous ne sommes alors plus dans un rapport salarial mais de type commercial, donc hors champ de l’intervention naturel des syndicats. De plus, l’entreprise devient mouvante, apparaissant, naissant, déménageant, etc. Cette situation déstabilise aussi les syndicats. Comment peut-on organiser dans un cadre collectif la défense des individus dans cette configuration qui est à la fois instable, mouvante, plus précaire, avec des contrats à durée déterminée ? Dans certaines grandes enseignes, la durée moyenne de présence est de huit mois. Comment voulez-vous avoir une activité permanente, structurée avec des personnes impliquées dans une organisation pour faire valoir une amélioration de leur situation alors qu’elles savent qu’elles ne sont que de passage ? Soit ces travailleurs n’y voient pas d’intérêt, soit ce n’est pas pour eux un sujet. À ce stade, les syndicats n’ont pas trouvé de réponse structurelle, c’est aussi à eux d’imaginer des solutions.
RPP – On trouve parfois des formes d’expression et de mobilisation qui contournent le syndicat, l’exemple le plus frappant étant les Gilets jaunes. N’y-a t-il pas une partie de l’opinion publique, et donc des salariés, qui considèrent que les syndicats sont aussi rentrés dans une relation institutionnelle, de connivence, de cogestion où finalement ils ne font qu’accompagner les changements que nécessiterait la globalisation ?
Bernard Thibault – Bien sûr. Pendant des décennies il n’y a pas eu ce que l’on peut appeler de victoires syndicales. Nous sommes davantage dans la défense. Lors d’une restructuration, nous allons essayer de négocier les meilleures conditions pour que les salariés ne soient pas traités comme des numéros et obtiennent la meilleure prime de reconversion possible. Ce rôle est important, mais il renvoie à une perception de l’activité syndicale qui est plutôt en défense et non pas en conquête.
Le mouvement des Gilets jaunes est très composite, la plupart des individus mobilisés ou sensibles à ce genre de mouvement ou d’action sont pour beaucoup socialement isolés et n’ont donc pas, au quotidien, de canal d’expression leur permettant de faire part de leurs revendications et de leurs aspirations. Un autre aspect, je l’ai évoqué précédemment, c’est le constat que, depuis des années, la voie syndicale ne permet pas de produire des avancées sociales, il faut donc, pour certains, aller chercher autre chose.
RPP – Pensez-vous que d’une certaine façon, il s’agit d’une crise similaire à celle que connaît le politique où l’on considère qu’il y a une forme d’impuissance ?
Bernard Thibault – Oui, bien sûr et on peut y ajouter une attitude politique qui n’a fait que vouloir renforcer le message sur l’inutilité de l’action syndicale. Le débat sur la réforme des retraites revient à nouveau dans l’actualité. Depuis des décennies les conflits sur le devenir de la retraite sont très nombreux. Quelles que soient les opinions que l’on a sur le bienfondé d’une réforme, le fait est que pour la plupart des Français, on a imposé des réformes en matière de retraite avec des millions de personnes dans la rue à l’appel des organisations syndicales. Politiquement on peut effectivement imposer, il y a la légitimité parlementaire pour voter des lois, mais si on le fait avec des millions de gens dans la rue, alors on effectue un choix politique et on peut avoir un retour politique. Je pense que la non-réélection de Nicolas Sarkozy peut en partie s’expliquer par le conflit de 2010. En 2016, des centaines de milliers de personnes ont manifesté contre la loi Travail. Hollande a maintenu cette loi et n’a pu se représenter en 2017. Indirectement cela renvoie un message : vous pouvez manifester avec des millions de personnes sous les bannières syndicales ça ne changera rien. C’est très négatif et c’est une responsabilité politique lourde.
Les syndicats ont aussi une part de responsabilité, ils doivent mener une réflexion sur leur organisation et leur positionnement dans un monde du travail aussi morcelé, mais on ne peut pas nier que certains acteurs ont tout fait pour affaiblir le fait syndical.
Le Défenseur des droits a récemment produit une enquête sur les discriminations pour fait syndical. 40 % des Français affirment avoir été témoins d’une discrimination en raison des activités syndicales d’un salarié alors que la liberté d’engagement syndical fait partie, je le répète, de nos droits constitutionnels les plus fondamentaux. Mais dans la pratique courante en France, se syndiquer demeure vécu comme un défi, une défiance à l’égard de l’employeur. Dans de nombreuses entreprises, il faut être courageux pour adhérer à un syndicat. D’ailleurs beaucoup de syndiqués ne veulent pas que leur employeur le sache. Par conséquent, ils ne prendront pas de responsabilités en termes de mandat, de délégué du personnel par exemple. Ils ne se sentent pas en capacité d’afficher leur appartenance à un syndicat parce qu’ils craignent que cela soit un frein à leur carrière, à leurs responsabilités, voire même de subir des pressions pour qu’ils quittent l’entreprise. On voit ainsi que cette liberté fondamentale n’est en fait pas acquise.
Enfin, on assiste également à un phénomène de dispersion syndicale avec la multiplicité, au fil du temps, du nombre d’organisations. Au début du siècle, il n’y avait que deux confédérations, la CGT et la CFTC. Les choses étaient plus simples. Bien qu’elles aient des traditions très différentes, cela ne les empêchait pas de se rapprocher lorsqu’elles considéraient que l’essentiel était en cause. Ces deux syndicats ont participé au Conseil national de la Résistance notamment pour l’élaboration de projets économiques pour l’après-guerre et la reconstruction avec un rôle tout à fait majeur.
La dispersion s’accélère à partir de 1947-1948 avec la scission CGT-FO qui entraîne la création de la Fédération de l’Éducation nationale. Puis, en 1964, la division au sein de la CFTC fait naître la CFDT. Chacune de ces organisations a, par la suite, vécu elle-même une scission en interne. Aujourd’hui, on compte cinq confédérations reconnues plus trois autres cela fait donc huit confédérations syndicales qui sont plus souvent en compétition qu’en convergence. Et je n’inclus pas les syndicats autonomes. Il est très courant de trouver un syndicat qui n’existe que dans une entreprise ou une filière. Ils ne pèsent pas sur les problématiques nationales, mais ils existent. Après l’idée même de se syndiquer, la deuxième question est donc : oui, mais dans quel syndicat ? Ceci complique encore un peu plus les choses.
RPP – Cela veut-il dire que l’organisation du champ syndical ne prédispose pas aujourd’hui à la perception de son efficacité ?
Bernard Thibault – Lorsque j’ai dit qu’il y avait trop de syndicats en France, certains de mes homologues considéraient que je voulais remettre en cause la liberté d’adhérer au syndicat de son choix. Dans les pays européens, il existe en général deux ou trois grandes confédérations et avec deux, on a déjà la liberté d’adhérer au syndicat de son choix. Mais ce qui est notable c’est que lorsqu’il y a deux ou trois confédérations, il y a une efficacité, une pression, une « puissance » d’influence des syndicats bien supérieure à la nôtre.
RPP – On entend souvent dire qu’il se produirait de plus en plus de violence à l’issue des manifestations. Est-ce pour vous une réalité ?
Bernard Thibault – Contrairement à une idée reçue, je pense que les manifestations, les mouvements sociaux au sens large sont loin d’être aussi violents que ne l’ont été d’autres épisodes de la vie sociale française comme la grève des mineurs en 1948, la marche des sidérurgistes à Paris en 1979 ou encore mai 68. Ce sont les médias qui renvoient cette image, mais la masse des manifestants est non-violente, ce qui n’empêche pas quelques centaines d’individus de se distinguer.
RPP – On a le sentiment que les manifestations des années 70-80 étaient mieux encadrées par les services d’ordre des syndicats et qu’aujourd’hui ceux-ci sont débordés par des éléments venus de l’extérieur. N’est-ce pas un phénomène nouveau ? N’y a-t-il pas tout simplement un affaiblissement de l’encadrement ?
Bernard Thibault – Contrairement, là aussi, à une idée reçue les manifestants ne sont pas forcément tous syndiqués. La majorité des participants aux manifestations contre la réforme des retraites n’étaient pas syndiqués et pour certains c’était la première fois qu’ils protestaient. La pratique de la manifestation ce n’est pas uniquement des manifestants professionnels ou habitués. Si vous ajoutez en face des groupes structurés et entraînés qui viennent au combat de rue et que vous n’avez pas de dispositif qui vous permet la protection de la manifestation alors vous pouvez facilement être déstabilisés. Par ailleurs, et j’assume ce que je dis, vous avez parfois les forces de police et le politique qui ne voient que des avantages à ce que les images des journaux télévisés du soir ne portent que sur la voiture qui brûle ou la vitrine d’un magasin cassée plutôt que sur le cortège rassemblant plusieurs centaines de milliers de manifestants. Vous pouvez avoir d’immenses cortèges ce qui fait la une et le commentaire ce sont les cinquante personnes qui ont mis le feu à une voiture au coin de la rue. Cela alimente l’idée selon laquelle on a des mouvements violents et détourne l’attention de l’objet de la manifestation.
J’évoquais la marche des sidérurgistes en mars 1979 à Paris. Je travaillais à l’époque Gare de l’Est et j’étais chargé du dispositif d’organisation des trains qui transportaient les manifestants depuis l’est de la France. Le 23 mars 1979, nous avons pris un policier en flagrant délit de casser une vitrine. Il avait eu la mauvaise idée de garder sa carte de police dans sa poche. Lors de piquets de grèves, des personnes étaient recrutées pour essayer de faire le coup de force. Tout ça pour dire qu’il existait dans les conflits sociaux ce que l’on appelait les provocateurs. Objectivement lorsqu’on parle des violences aujourd’hui à l’occasion des manifestations ce n’est rien par rapport à d’autres épisodes sociaux que notre pays a pu connaître. C’est une illusion d’optique que de laisser croire ou penser que des organisations syndicales ou des syndicalistes feraient de la violence leur moyen d’expression. Ce sont très souvent les syndicats ou les responsables syndicaux qui essayent de tempérer lors de conflits très tendus à l’occasion de fermetures d’entreprises, par exemple, qui sont vécues par certains salariés comme un assassinat social.
RPP – Concernant les violences policières, pensez-vous qu’il y ait une plus grande tolérance du pouvoir politique ou est-ce, là aussi, un effet d’optique ?
Bernard Thibault – Il y a eu une évolution dans ce qu’on appelle la doctrine du maintien de l’ordre en France que je date des réformes de la loi Travail sous le gouvernement Hollande. Ce terme est d’ailleurs un peu ambigu. On maintient quel ordre ? L’ordre économique existant qui est justement l’objet de contestations ?
L’organisation pratique des manifestations a été changée d’un point de vue pratique en utilisant la technique dite du sas.
Cette méthode a d’ailleurs été dénoncée par le Conseil d’État. Vous aviez un point d’entrée, un parcours complètement encadré par des forces de l’ordre et vous ne pouviez quitter le cortège que par la sortie sous forme d’entonnoir. Cela ne pouvait forcément qu’accroître la tension. Les policiers qui étaient soi-disant là pour que tout se passe bien incarnaient, quelque part, le pouvoir politique qui ne veut pas vous entendre.
Vous créez de fait un climat de tension dans lequel il est facile pour des groupes extérieurs de provoquer l’étincelle qui va peut-être embraser la place, ceci s’est produit à plusieurs reprises. Là encore, on ne parle plus de l’objet même de la manifestation, mais des gaz lacrymogènes avec des situations parfois très limites d’un point de vue de la sécurité des personnes.
RPP – Pourquoi les pouvoirs publics ont-ils décidé de faire évoluer la doctrine ?
Bernard Thibault – Dans tous les pays européens dans lesquels il y a régulièrement des manifestations de masse comme en Allemagne ou au Royaume-Uni, le principe est de garder une distance raisonnable. Les forces de l’ordre suivent la manifestation qui se déroule, mais le mot d’ordre c’est de désamorcer au maximum les tensions et la distance participe à cela. En France ce n’est pas le cas, parce qu’on veut, je pense, que ça dégénère pour échapper au débat de fond. Après vous avez des débats sur la violence : est-ce qu’elle est légitime ? Qui en est à l’origine ? On déporte ainsi le sujet de la polémique. Cela repose sur un acte politique délibéré. C’est ma conviction et si des responsables politiques peuvent me démentir je suis demandeur. Ensuite il y a les moyens matériels et humains qui sont utilisés par les forces de police. Gérer des manifestations ça s’apprend.
Or, quand vous voyez, comme ça a été le cas à Paris, des policiers qui n’ont aucune expérience des manifestations de rue, qui sont plutôt formés à poursuivre des délinquants, l’usage d’armes qui n’ont rien à faire dans des manifestations et le recours à des techniques d’interpellation d’une extrême violence pour arrêter une infirmière ou un retraité, tout ceci est complètement démesuré. Il suffit d’un fait comme celui-ci pour créer, là aussi, une étincelle. Ces comportements ont principalement lieu à Paris car il y a une portée politique particulière et parce que médiatiquement c’est là que ça se passe.
La situation est différente à Paris et en Région. En province, les relations entre les responsables syndicaux et les institutions policières sont tout à fait différentes, les rapports humains sont plus proches.
Une forme de coopération doit se faire entre les organisateurs de la manifestation et les interlocuteurs préfectoraux afin que les manifestants puissent s’exprimer dans un cadre démocratique pacifié autant que possible.
Je ne connais pas la raison de ce changement de stratégie, mais c’est assez surprenant. Un forum des forces de l’ordre consacré à la gestion des manifestations a eu lieu en Europe. Le seul pays absent c’est la France, car on considère que l’on sait faire alors que justement pour beaucoup de pays l’exemple à ne pas suivre c’est la France.
RPP – Cela dit-il quelque chose du rapport des politiques au mouvement syndical ?
Bernard Thibault – Je pense que depuis les manifestations sur la loi Travail, il y a une forme d’instrumentalisation des forces de police dans le rapport social. Depuis, le pouvoir politique se sert des policiers comme bouclier. Il les affiche ostensiblement en les mettant à proximité des manifestants. Le représentant du politique c’est le policier qu’on vous envoie et donc il y a une instrumentalisation des forces de police. Entre la gestion des attentats, les Gilets jaunes et les manifestations plus classiques, ils étaient, à un moment, complètement éreintés.
RPP – On a parfois eu le sentiment qu’il y avait une forme de réserve de la part des grandes centrales syndicales à l’égard du mouvement des Gilets jaunes. Comment expliquez-vous cela ?
Bernard Thibault – Les témoignages de ceux que j’ai rencontrés et qui ont vécu cette période sur le terrain sont très variables d’une ville à l’autre. Le profil des occupants des ronds-points est assez commun à l’ensemble du territoire. En revanche, les rapports avec les syndicats étaient différents d’un endroit à l’autre. Dans certaines localités, le fait syndical était disqualifié par principe. Comme pour le politique, il y avait un rejet de la représentation collective. Dans d’autres territoires, un dialogue a pu s’instaurer, il n’a pas débouché sur des choses structurées, mais certains Gilets jaunes ont demandé un soutien matériel et logistique aux syndicats. Cependant, le message dominant était : « on ne veut pas être récupéré, c’est un mouvement spontané, on a notre démocratie, on décide ensemble, etc. ». En même temps on a pu voir les limites de ce mouvement qui était certes collectif mais qui n’a pas trouvé les moyens de sa structuration. Cela confirme, je crois, le besoin d’organisation. C’est à nous de démontrer que le syndicat a vocation à structurer durablement, que ce n’est pas éphémère. Et puis il y a des syndicats qui ne voulaient absolument pas être confondus avec ce genre de mouvement, on peut le comprendre.
RPP – Ce qui est frappant c’est qu’il y a une demande d’action collective, mais cette demande ne se reconnaît pas dans les formes traditionnelles. Quelles seraient les conditions pour reconstruire des modes d’actions collectives qui rencontrent l’adhésion des citoyens et des citoyennes ?
Bernard Thibault – Je pense qu’il faut revoir nos outils de représentation collective y compris au plus haut niveau de nos institutions. La France est l’un des pays où la concentration du pouvoir autour du seul président de la République est la plus prononcée. Nous sommes quand même à une période où il faut attendre la parole du président de la République pour savoir si on va devoir porter un masque dans les magasins, dans les rues. On en est là !
Je considère comme une dérive le fait qu’il soit possible institutionnellement que les parlementaires ne soient plus des représentants du peuple, mais des sergents- chefs du président de la République avec notamment l’inversion du calendrier électoral. Nos outils de représentation dans la démocratie, telle qu’elle est organisée aujourd’hui, arrivent à mon avis à bout de souffle et je pense qu’il faudrait les repenser. En 2008, le gouvernement Sarkozy avait modifié certains aspects du Code du travail sans consulter les organisations syndicales. On a fait évoluer la loi pour que tout remaniement du Code du travail soit précédé d’une consultation formelle des syndicats. Et que se passe-t-il ? Les modifications ne viennent plus du gouvernement mais des députés sous la forme d’amendements pour contourner la loi qu’on a fait adopter. C’est prendre les gens pour des sots. Je pense vraiment que nos outils institutionnels de représentation collective sont affaiblis et c’est cela qu’il faudrait redynamiser en discutant des règles, des modalités, des processus. Est-ce que les parlementaires sont effectivement les représentants du peuple ? Cette légitimité-là est aujourd’hui contestée.
RPP – Comment expliquez-vous le faible taux de participation aux élections régionales et départementales ?
Bernard Thibault – Les citoyens ont le sentiment que cela ne sert à rien. N’oublions pas qu’un référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe a été organisé en 2005 et que le politique n’a pas respecté le résultat produit par ce référendum. Cela est politiquement meurtrier et diffuse un message redoutable.
RPP – Sur un plan personnel êtes-vous inquiet ? Considérez-vous que nous sommes sur une ligne de crête ?
Bernard Thibault – Oui car, disons les choses telles qu’elles sont, de nombreux pays y compris en Europe sont traversés par des mouvements fascistes. L’Union européenne a aussi été conçue comme un espace de paix pour que les peuples y vivent en harmonie. Or, lorsqu’on regarde la nature des lois votées par certains États, on s’éloigne considérablement de ce dessein.
C’est la pauvreté et la misère provoquées par la crise de 1929 qui sont la source des montées racistes, xénophobes à l’origine du nazisme responsable de la Deuxième Guerre mondiale. Nous ne sommes pas dans la même configuration et l’histoire ne se répète jamais, mais nous avons quand même des signaux inquiétants. Si on y ajoute d’autres types de fanatismes, qui n’existaient pas en 1929, qui s’enrobent derrière des drapeaux pseudo-religieux pour justifier leur cause, et des armes de portée incomparable cela donne un cocktail assez dangereux.
RPP – Ne pensez-vous pas que les structures de sociabilité comme l’École, les partis politiques, les syndicats, l’Église…, sont aujourd’hui profondément affaiblies ?
Bernard Thibault – Le monde associatif montre que se retrouver dans un cadre collectif pour un objet commun, voire prendre de son temps pour participer à la vie d’une association avec d’autres, n’est pas complètement dépassé. Nous sommes l’un des pays où le mouvement associatif est le plus développé.
RPP – Oui, mais c’est un engagement à la carte qui correspond à des aspirations individuelles.
Bernard Thibault – C’est effectivement un engagement à la carte sur un objet donné. Cela indique que si on s’en donnait les moyens, on pourrait élaborer un constat partagé, parce qu’en démocratie cela fonctionne ainsi, et à partir de là réfléchir à des pistes y compris en corrigeant nos mécanismes institutionnels. Nous en avons vraiment besoin. Certains pays remettent en cause leur Constitution en se disant qu’ils n’ont pas forcément les outils adaptés à la période actuelle pour atteindre leurs objectifs. Cinquième au sixième République, ce n’est pas mon propos.
RPP – Ces phénomène existent aussi dans les démocraties réellement parlementaires cependant, on remarque, par exemple, que la participation aux élections ne faiblit pas comme en France. L’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, les Pays Bas, qui ont récemment organisé des élections, n’ont pas connu les taux d’abstention relevés en France lors des dernières régionales et départementales.
Bernard Thibault – Je suis convaincu, comme je l’ai indiqué précédemment, que de plus en plus de Français se demandent à quoi ça sert d’aller voter.
RPP – Aujourd’hui dans une société très archipellisée, quel est finalement le rôle d’un syndicat sur le plan civique et citoyen et quels objectifs peut-il se fixer au-delà de ses missions de défense ?
Bernard Thibault – Son objectif est de regagner une assise plus large et plus collective car c’est cela sa légitimité et sa force. Historiquement, la CGT se qualifiait de « syndicat de masse », cela recoupe une conception, une vision. Certaines organisations pourraient très bien considérer qu’il suffit d’êtres quelques-uns, de passer à la télé avec des banderoles attachées à la Tour Eiffel pour être influentes. Ce n’est pas le choix historique de la CGT. Pour peser il faut compter sur la masse car c’est ainsi que se fera le rapport de force. Il faut réinterroger cela.
RPP – La CGT reste-t-elle aujourd’hui la plus importante organisation de masse ?
Bernard Thibault – Si l’on prend le critère de la représentativité syndicale mesurée par les élections professionnelles, ce qui est fait depuis 2008, la CFDT est devenue la première confédération syndicale. Elle est implantée dans beaucoup plus d’entreprises que la CGT, mais quand cette dernière est présente, elle réalise en général des scores supérieurs à ceux de la CFDT. En fait, c’est le tissu d’implantations de la CFDT qui fait qu’elle obtient au final davantage de voix. Mais en termes de force sociale, au sens de capacité de mise en mouvement et de manifestations, c’est incontestablement la CGT. Dans les petites entreprises, il n’y a pas de syndicat, les salariés votent donc sur la réputation et sur l’image qu’ils ont des syndicats. Là, la CGT arrive très largement en tête. Dans la représentation sociale, la CGT est très largement reconnue comme le premier syndicat pour sa combativité.
Bernard Thibault
Secrétaire général de la CGT (1999-2013)
Administrateur du Bureau international du Travail (2014-2021)
Propos recueillis par Arnaud Benedetti
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