Dirigé par Ludovic Laloux et Arnaud Péters, l’ouvrage Le travail en Europe occidentale des années 1830 aux années 1930 rassemble des textes de spécialistes européens du monde du travail. Pour la Revue Politique et Parlementaire, Tatiana G. Zazerskaia, docteur en histoire contemporaine de l’université de Saint-Pétersbourg, en a réalisé la recension.
En ces temps de Covid-19 et de télétravail, l’ouvrage dirigé par Ludovic Laloux et Arnaud Péters nous permet de comprendre l’évolution des pratiques liées à l’activité professionnelle dans les ateliers, fabriques et usines des années 1830 jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Au travers de 25 articles, le livre Le travail en Europe occidentale des années 1830 aux années 1930 – Mains-d’œuvre artisanales et industrielles, pratiques et questions sociales nous donne à voir ce siècle d’innovations, d’asservissement et de tentative de libération qui nous marque encore aujourd’hui. C’est ce monde ancien, celui notamment de l’ouvrier, que nous sommes en train de quitter à marche forcée, crise Covid-19 aidant, pour nous diriger vers celui de l’individu-roi, contre les masses, et celui du rêve numérique, Netflix aidant. Les industries ont quitté l’Europe, le fantôme du communisme aussi.
Ce livre est un travail soigné d’historiens spécialistes des questions dont ils traitent. C’est ce qui en constitue sa rareté en un temps où les commentateurs et autres consultants font la pluie et le beau temps médiatique. Il en est d’autant plus fort, car son approche désidéologisée nous met en prise directe avec la réalité de la condition ouvrière de l’époque.
À cet égard, les articles d’Étienne Thévenin sur la médecine sociale, l’assurance santé et le travail des enfants se révèlent cruciaux. Ils nous entraînent dans une réalité oubliée, celle de l’absence de couverture maladie, y compris pour ceux qui travaillent, la grande majorité de la population à une époque où l’instruction n’est pas encore obligatoire, la retraite un rêve d’utopiste et où le chômage est un premier pas vers la disette familiale et la déchéance sociale.
Cette publication dont les contributeurs viennent de différents pays offre indéniablement une approche européenne. Elle propose des tableaux particuliers sur la condition ouvrière non seulement en France mais aussi dans des espaces aussi variés que la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, l’Espagne ou encore un vaste territoire comme l’espace danubien.
Plus inattendus, et donc encore plus attirants pour les esprits attentifs, les chapitres consacrés aux métiers et aux pratiques professionnelles ouvrières analysent en particulier le passage de l’atelier à la fabrique, voire à l’usine. À ce propos, le texte de Horst A. Wessel et Ludovic Laloux, « La lime, l’outil majeur de la révolution industrielle », s’avère important car il met en lumière la relation intime entre inventions scientifiques, procédés techniques et progrès industriels. À l’évidence, il s’agit là de pistes de recherche à creuser au travers d’un recueil comprenant d’autres exemples aussi éloquents. Les aspects artistiques ne sont pas oubliés comme le souligne le passage ciselé d’Anna Millers sur « William Morris et les Arts & Craft » en Grande-Bretagne.
Un dernier attrait non négligeable de cette production réside dans l’intérêt porté par les auteurs aux diverses approches politiques et philosophiques du monde ouvrier. L’article sur l’histoire des Internationales ouvrières se révèle un incontournable du genre, plus surprenants car peut-être parfois moins connus, mais non moins éclairants, sont ceux qui illustrent l’implication des milieux catholiques et de leurs organisations de masse dans l’émancipation de la population ouvrière, notamment avec Philibert Vrau en France, Mgr Ketteler à Mayence, Don Bosco à Turin ou encore la Jeunesse ouvrière chrétienne fondée en Belgique par l’abbé Cardijn.
Deux regrets cependant, l’un s’adresse aux concepteurs du recueil : aucun article n’est consacré à la grève, instrument de lutte privilégié de la période, dernier recours ou veille du Grand soir selon les idéologies en présence. Toutefois, il est vrai que plusieurs chapitres abordent ce point mais indépendamment les uns des autres. L’autre regret concerne la photographie de couverture qui présente une vision idyllique du monde du travail avec la façade proprette d’une brasserie entretenue. Tout cela n’est-il pas éloigné de la réalité quotidienne de millions d’ouvriers de l’époque ? Cependant, il est vrai que la brasserie en question, reconstruite à Armentières (Nord) en 1922 après les destructions de la Grande Guerre, visait à redonner une certaine splendeur à l’outil de travail anéanti lors du conflit et montrer ainsi le redressement du pays.
Loin d’être un brûlot anticapitaliste, ce livre se révèle majeur dans sa dénonciation implicite d’un système d’asservissement qui a brisé des millions de vies et qui n’a pu être aménagé qu’en recourant à l’union des travailleurs, la lutte syndicale, la grève et, au final, à la menace de son anéantissement au travers de la naissance et du développement, à l’époque, de partis de masses, réformistes ou révolutionnaires.
Au total, publié dans le cadre de la question d’histoire contemporaine du concours du CAPES d’histoire-géographie, de l’agrégation d’histoire et de l’agrégation de géographie (soulignons l’effort de la maison d’édition pour le proposer à un prix contenu), cet ouvrage, avec notamment des résumés bien pratiques pour les candidats et une longue chronologie ordonnée thématiquement, s’impose comme une mine d’informations et une analyse incontournable sur un monde qui disparaît mais qui a forgé la puissance et la force de l’Europe occidentale.
Ludovic Laloux, Arnaud Péters (dir.)
Le travail en Europe occidentale des années 1830 aux années 1930 – Mains-d’œuvre artisanales et industrielles, pratiques et questions sociales
Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2020, 452 p., 19 euros.
Tatiana G. Zazerskaia
Docteur en histoire contemporaine de l’université de Saint-Pétersbourg