Il y a dans la perception occidentale de cette « sale guerre » nombre de biais qui nous conduisent à l’aveugle, en « somnambules » pour reprendre l’expression ô combien pertinente d’Henri Guaino, vers une menace de chaos que l’on aurait tort de sous-estimer. Ces biais sont multiples : ils résultent d’une lecture pour le moins anachronique de l’histoire, ils enclenchent de la sorte organiquement une représentation moralement incertaine, ils sous-évaluent la réalité géopolitique du moment, et tendent à nier la fragilité, voire la versatilité des opinions occidentales.
Le récit, ou narratif, des Occidentaux est directement hérité de catégories de perceptions mixant deux séquences historiques du XXe siècle : la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide.
Tout se passe comme si 2023 était 1939 d’une part et comme si la Russie d’aujourd’hui était l’URSS d’hier d’autre part.
La dimension autocratique de Poutine et l’agressivité de Moscou pour être indéniables ne sont pas assimilables à ce double référentiel historique. Il faut sortir de celui-ci : Poutine n’est pas Hitler, ni Staline, il est d’abord Poutine, c’est-à-dire le produit d’une autre histoire, d’autres rapports de forces, d’une trajectoire qui entremêle le ressentiment post-soviétique, la réactivation de l’imaginaire Russe avec ses sédiments obsidionaux que l’Occident a beaucoup nourri et ses intérêts existentiels, et le syndrome d’un monde qui n’est pas et plus tout à fait le monde rêvé ou fantasmé des démocraties libérales.
Ces dernières survalorisent d’antiques vertus qu’elles ont hélas (que trop sans doute) fortement abîmées. Ne serait-ce que parce elles n’ont pas hésité à mener aussi des aventures douteuses, au mépris parfois aussi du droit international dont elles se revendiquent par ailleurs. L’Irak de 2003, dans une moindre mesure la Libye de 2011, et plus avant encore le Kosovo de 1998 constituent autant d’opérations militaires couvertes ou non par l’ONU qui ont laissé des traces quant à leur opportunité, et dont les conséquences n’ont pas fini, loin s’en faut, d’être épongées. De ce constat que nombre de pays, hors Occident, d’Afrique en Asie jusqu’en Amérique latine font leur, se dessine la perception d’une asymétrie morale entre les atlantistes qui d’un côté useraient du droit et de la morale à leur guise et comme bon leur semble, et le reste du monde qui devrait se soumettre à l’imperium de ces derniers.
La géométrie variable des principes est le facteur le plus dissolvant de toute entreprise de régulation de la scène internationale.
Jamais cette impression ne s’est autant propagée et diffractée, renforcée de facto par une mondialisation de l’information qui fournit des instruments, certes imparfaits mais néanmoins à disposition des sociétés, propices à la comparaison et à l’évaluation entre d’un côté les proclamations d’intention et de l’autre la réalité de leur application.
La fracture géopolitique a ceci de paradoxal qu’elle opère à partir d’un malentendu quasi-phénoménologique. Vue d’Occident, la position de condamnation de l’agression russe semble non discutable et partagée ; or rien n’est moins sûr tant de Pékin à Brasilia et de New-Delhi à Dakar se développe, sans doute, un rejet bien légitime du viol de souveraineté dont l’Ukraine est le théâtre, mais également une « réluctance » quant à la logique d’escalade à laquelle donne lieu une guerre dont nombre de capitales non-occidentales pensent qu’elle eut été évitable si l’on n’avait eu de cesse depuis les années 1990 de négliger que la Russie n’était certes plus l’URSS mais qu’elle n’avait jamais été défaite et qu’elle disposait d’intérêts stratégiques et politiques naturels.
C’est cette menace aussi épaisse qu’incontrôlable qui pèse sur l’Europe, entre autres, au gré d’une forme incommensurable de montée aux extrêmes.
Et sans doute faut-il chercher dans cette conscience d’une incertaine et dangereuse séquence la réserve de nombre d’Etats anciennement colonisés mais dorénavant souverains, contrairement aux deux épisodes qui embrasèrent le monde en 1914 et en 1939, quant aux positions des dirigeants occidentaux. Ce monde constitué d’un plus grand nombre de souverainetés agit comme une donnée dont on mesure insuffisamment qu’elle pourrait rogner à terme l’apparente intransigeance occidentale et la rendre pour partie inopérante.
Un ultime paramètre pourrait s’inviter dans la dynamique de l’événement. Les opinions publiques des grandes démocraties ne sont pas nécessairement prêtes à consentir à une exacerbation de la conflictualité comme peuvent les inciter à y procéder des courants hyper bellicistes et porteurs d’une sorte de radicalité atlantiste, très actifs médiatiquement mais fortement isolées sociologiquement.
Nombre des représentants du parti de l’accélération de la guerre s’illusionnent tout à la fois sur leur vision de l’histoire, se méprennent sur la centralité occidentale et négligent les résistances que pourraient leur opposer leurs propres sociétés.
Emmanuel Macron, nonobstant un durcissement récent et regrettable de sa tonalité discursive, s’est montré jusqu’à maintenant le moins jusqu’au-boutiste de la plupart de ses homologues, conscient sans doute qu’il fallait maintenir un fil, aussi ténu soit-il, avec le maître du Kremlin du fait notamment d’un jeu de contraintes tel qu’il rend excessivement périlleux toute mécanique susceptible de ressembler à une escalade. L’épreuve est certes des plus aléatoires ; il ne s’agit pas d’accepter le parti pris poutinien mais de faire en sorte d’éviter tout à la fois l’enlisement qui guette, car le soutien occidental sauf à verser dans la cobelligérance atteint ses limites, et le saut dans l’inconnu qu’une cobelligérance explicite ou perçue ainsi ne manquerait pas de susciter.
De la guerre à la paix on imagine sans peine l’étendue du chemin à parcourir. Encore faudrait-il que dans l’écosystème de notre débat public l’on accepte de considérer autrement ceux qui interrogent une partie des choix opérés par l’Occident que comme des suppôts de Poutine ou des agents d’un quelconque esprit munichois. Et force est de constater qu’il y a sans doute bien plus d’abnégation à préconiser la recherche active de la sortie de crise par la négociation qu’à se rallier à l’enfermement conformiste d’une posture exclusivement martiale dont l’issue pourrait s’avérer tout autant hypothétique qu’apocalyptique…
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne