Où quand bien même en viendrait-elle à opérer dans le débat, c’est plutôt dans une sorte de contre-champ dominé par des enjeux nationaux : pouvoir d’achat, sécurité, immigration, santé témoignent pour une grande part des préoccupations majoritaires des Français comme le révèlent nombre d’études d’opinion. Même si la situation internationale tant en Ukraine qu’en Israël n’a jamais autant pesé sur l’atmosphère du débat politique, ce sont encore une fois des motivations nationales qui en effet détermineront vraisemblablement les orientations électorales. Une réalité qui au demeurant n’est pas nouvelle, ne cessant de nourrir toutes les consultations européennes depuis 1979 et qui pourtant est aussi le fruit d’une forme d’effet d’optique.
Car au fond l’Europe n’a jamais autant pesé sur les politiques publiques nationales, de l’économique au régalien, du social au sociétal.
Et si demain le vote sanction l’emportait, ce serait aussi en raison du sentiment dominant qui répandu dans les strates profondes des opinions suscite l’idée que l’UE, justement, a pris le dessus sur la réalité des pouvoirs nationaux. Or jusqu’à présent la démocratie libérale procède d’abord et exclusivement de ces pouvoirs nationaux, quand bien même un récit idéologique voudrait en contredire la réalité.
Les défenseurs de l’UE commettent une erreur fatale dès lors qu’ils entendent promouvoir l’Europe en l’érigeant en une machine abstraite dont on ne pourrait ni modifier le fonctionnement, encore moins en réinitialiser certains des principes. Ils feignent d’ignorer que la grande arlésienne de l’UE est la démocratie, quand bien même les Européens élisent au suffrage universel direct leurs représentants au Parlement de Strasbourg. La souveraineté populaire en constitue l’angle mort et la volonté dont se prévalent les dirigeants bruxellois est bien plus considérée par de grandes fractions des citoyens comme l’expression d’un excès de dirigisme, parfois fortement intrusif, que comme l’assurance de la protection et de la puissance. Si l’Europe n’est pas forcément aimée, sans être pour autant détestée, la cause de cette désaffection ne réside pas nécessairement dans son idée originelle d’une appartenance commune mais vraisemblablement bien plus dans une dynamique institutionnelle qui pose problème d’une part et la propension d’autre part d’une technostructure ainsi que de ses relais politiques à développer une vision quasi-messianique de leur rôle.
L’hubris de Bruxelles, ce sentiment de toute-puissance des élites qui adhèrent sans réserve à l’UE et qui semblent ne jamais douter de leur raison là où les peuples s’adonnent au scepticisme, est à la racine des colères nationales qui pourraient s’exprimer aux quatre coins du continent le 9 juin prochain. Ce que dénonce sans jamais s’interroger sur leurs certitudes les chevaux-légers de l’Europe bruxelloise lorsqu’ils pointent du doigt les populismes, n’est que par trop souvent le produit de leur oubli ou de leur déni.
Tout se passe en effet comme si la mécanique de l’Union européenne servait de prétexte à éloigner toujours plus le pouvoir, des peuples qui démocratiquement sont censés en fonder la légitimité.
Ce déphasage est si peu républicain, encore moins démocratique qu’il ne peut qu’entraîner une contre-réaction dont les effets seront d’autant plus intenses que leurs causes en sont occultées depuis de très nombreuses années, voire plusieurs décennies. Et c’est aussi de ce malaise profond dont pourrait procéder le grand désaveu qui parait se profiler dans plusieurs pays européens à l’occasion des élections à venir. Sans une remise en question profonde de leur vision et de leurs pratiques, les dirigeants qui s’offusqueraient de ce résultat en ne voulant rien infléchir de leurs dogmes prendraient le risque d’altérer, bien plus encore qu’une architecture politique très imparfaite, l’idée même de l’Europe à laquelle les peuples peuvent culturellement consentir sous réserve qu’elle ne se fasse pas contre eux, contre leur histoire, et contre leurs libertés et droits à se perpétuer.
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne