Dans le cadre de la Journée internationale Nelson Mandela, instituée depuis le 10 novembre 2009 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) en vue de valoriser la contribution de ce personnage à la « Culture de la Paix », il sied de revenir sur un pan important de la vie du célèbre prisonnier numéro 46664 (Nelson Mandela était le 466è prisonnier incarcéré à la prison de Robben Island au cours de l’année 1964 !) qui reste peu connu du grand public. A ce titre, il n’est certainement pas superfétatoire de rappeler que Nelson Mandela était à la base un avocat engagé, un avocat militant pour ainsi dire. Et c’est d’abord en tant qu’avocat que Nelson Mandela s’était consacré au combat pour la liberté, la justice et l’égale dignité de tous dans son pays, l’Afrique du Sud.
En mettant l’accent sur les combats de Nelson Mandela en tant qu’avocat, il s’agit également de contribuer aux débats sur l’héritage de l’homme qui a consacré 67 années de sa vie à combattre l’injustice et à œuvrer pour la paix, non seulement dans son pays mais également dans le reste du monde.
En effet, l’Unesco nous invite toutes et tous, au travers de la Journée internationale dédiée à Nelson Mandela, à consacrer 67 minutes pour une œuvre au service de la collectivité, en mémoire des 67 années que cette figure marquante du XXè siècle a vouées à la lutte pour la justice sociale, l’égalité, la réconciliation et le respect de la diversité culturelle. Mais, au-delà du symbole des 67 minutes, quel sens peut-on véritablement donner à cette Journée internationale Nelson Mandela que le monde entier célèbre chaque année ?
Il s’agit, en réalité, pour chacun d’entre nous de contribuer concrètement à la paix dans nos sociétés, autrement dit :
– Faire de chaque citoyen, selon ses capacités et ses moyens, un acteur de la transformation des sociétés ;
– Faire de chaque citoyen de ce monde un « Nelson Mandela » afin d’être au service de nos différentes sociétés où il y a tant de combats à mener ! Il sied de rappeler que cet appel de l’Unesco fait également écho aux réflexions de Nelson Mandela lui-même, et de bien d’autres humanistes comme Gandhi, qui nous invitent à être le changement que nous souhaitons tant pour nos sociétés. Aussi, la vocation de chacun, en tant que citoyen, est-elle de contribuer activement à l’accomplissement de notre commune humanité qui, en réalité, en est toujours à sa phase d’apprentissage…
Nelson Mandela a toujours donné l’exemple en rappelant que pour changer le monde, aucune compétence ne doit être négligée : « chacun de nous en tant que citoyen a un rôle à jouer pour créer un meilleur monde… », disait-il.
Cependant, les questions qui se posent sont entre autres celles de savoir :
– Comment concrètement être des acteurs de la transformation de nos sociétés respectives et œuvrer, par la même occasion, pour un monde qui soit bien meilleur que celui dans lequel nous vivons ?
– En quoi Nelson Mandela ou, plus précisément, les idéaux auxquels il a cru si profondément et les combats pour lesquels il a consacré 67 précieuses années de sa vie peuvent-ils être des repères ou des sources d’inspiration pour le monde d’aujourd’hui, face aux défis actuels et à venir ?
Dans le cadre de la Journée internationale dédiée à Nelson Mandela, il convient de rappeler l’une des voies qu’il a dû emprunter pour se mettre au service de la liberté, de la justice et de la dignité pour tous. En effet, en optant pour la profession d’avocat dans une société régie par la domination raciale, victime de l’oppression systématique, des discriminations et de nombreuses autres formes d’injustice, Nelson Mandela était de ceux qui croyaient sincèrement être à même de confondre le système dans ses propres contradictions.
Cependant, compte tenu de l’ampleur de l’oppression, du perfectionnement du système de ségrégation en Afrique du Sud à partir de 1948 (l’année où les tenants de l’apartheid ont accédé au pouvoir et institutionnalisé ce système), de la sophistication de la violence contre les populations en révolte, etc., les salles d’audience étaient devenues très étroites pour le combat de Nelson Mandela et de ses confrères.
Assurément, l’institutionnalisation du système d’apartheid en Afrique du Sud à partir de 1948, l’année même où les Nations Unies ont adopté la Déclaration universelle des droits de l’homme, fut indéniablement un défi majeur à toute l’humanité, tout juste libérée du nazisme. Ce fut aussi un défi pour la communauté des juristes sud-africains, étant donné que c’est un avocat et homme politique sud-africain, en la personne de Jan Smuts, qui rédigea le fameux préambule de la Charte onusienne, qui proclame entre autres la foi des peuples des Nations Unies dans « la dignité et la valeur de la personne humaine », « l’égalité entre tous les hommes et les femmes » ainsi que l’égale dignité de tous les peuples et des nations, grandes et petites.
In concreto, le système d’apartheid va d’abord consister en une série de lois racistes et ségrégationnistes visant invariablement à déclarer toutes les populations non-blanches, pourtant largement majoritaires, étrangères dans leur propre pays. Au fond, et structurellement, cela consistera, mutatis mutandis, en une adaptation plus ou moins subtile au contexte sud-africain des lois anti-juives des nazis. Quatre décennies durant, l’apartheid perdurera et se consolidera…
A titre de rappel, les fameuses lois piliers de l’apartheid étaient respectivement :
– Group Areas Act du 27 avril 1950, portant sur l’habitation séparée, répartissant racialement les zones urbaines d’habitation (cette loi fut abolie le 5 juin 1991) ;
– Population Registration Act du 22 juin 1950, instituant la classification de la population et distinguant les individus selon leur catégorie raciale attribuée, à savoir Blancs, Noirs, Coloured et Indiens (cette loi fut également abolie le 17 juin 1991) ;
– Reservation of Separate Amenities Act du 5 octobre 1953, portant sur les équipements publics distincts, qui institua la ségrégation dans tous les aménagements publics. Cette loi fut abolie le 15 octobre 1990, soit huit mois après la libération de Nelson Mandela le 11 février 1990.
De nombreuses autres lois d’application du système d’apartheid ont été également adoptées, allant de l’interdiction des mariages entre des personnes de « races différentes » (Prohibition of Mixed Marriages Act de 1949) à la formation professionnelle spécifique pour les Noirs (1976). De même, obligation était faite aux personnes noires de 16 ans d’avoir un laissez-passer stipulant qu’ils avaient une autorisation de présence dans les quartiers blancs au-delà de leurs horaires de travail (Loi de 1952).
Il fallait donc une tribune plus grande et des actions encore plus fortes, y compris des actions illégales comme le sabotage ciblé ou la lutte armée que Nelson Mandela et ses compagnons finiront par lancer, notamment au travers de l’Umkhonto We Sizwe (le « Fer de lance de la Nation », la branche militaire du Congrès national africain, de 1961 à 1991). C’était là l’une des décisions les plus graves de sa vie, et sans doute de dernier recours, pour un homme de loi et un non-violent comme Nelson Mandela. En effet, Nelson Mandela et ses confrères, en particulier Oliver Tambo et Walter Sisulu, s’étaient plutôt engagés en politique dans les rangs de l’African National Congress (Anc) et c’est sur le terrain strictement politique qu’ils voulaient vaincre le système de ségrégation dont la majorité de la population sud-africaine était victime. C’est ainsi que, très rapidement, ils avaient lancé la Ligue de la jeunesse de l’Anc, une organisation qui se révéla comme un véritable fer de lance pour la lutte contre l’apartheid.
Ces jeunes avocats, engagés politiquement, croyaient profondément au changement par la force du droit et par l’action politique, en dépit de la brutalité et de la criminalisation ininterrompue du régime d’apartheid. L’une des preuves en est le fameux Congrès du peuple de 1955 qui s’était d’ailleurs conclu par une Charte de la Liberté, un texte référentiel pour la lutte de libération sud-africaine, tout comme la Convention fondatrice du Congrès national africain (Anc) de 1912.
En effet, dès son préambule, la Charte déclare que le peuple a été dépossédé de son droit, « de la liberté et de la paix par une forme de gouvernement fondée sur l’injustice et l’inégalité », tout en précisant que l’Afrique du Sud ne sera jamais ni prospère ni libre tant que le peuple ne vivra pas dans « la fraternité et ne bénéficiera pas d’une égalité de droits et de chances. » Expression de la volonté du peuple, « Blancs et Noirs ensemble, égaux, compatriotes et frères », la Charte considère que « seul un Etat démocratique, fondé sur la volonté du peuple, peut assurer à tous leurs droits naturels sans distinction de couleur, de race, de sexe ou de croyance. »
Les autres dispositions exposent les exigences pour une société démocratique : le gouvernement du peuple par le peuple, l’égalité des droits, le bien-être et la juste répartition des richesses nationales…
Ces jeunes avocats avaient également une conscience aiguë de l’intérêt supérieur du peuple et ils étaient prêts à tout pour cette juste cause, y compris le sacrifice suprême ! Le fameux discours de Nelson Mandela au Procès de Rivonia, le 20 avril 1964, en est l’une des parfaites illustrations : « J’ai lutté contre la domination blanche et j’ai lutté contre la domination noire. J’ai chéri l’idéal d’une société libre et démocratique dont tous les membres pourraient vivre ensemble, en harmonie et avec les mêmes chances. C’est un idéal pour lequel j’espère vivre et que j’espère réaliser. Mais un idéal pour lequel je suis prêt à mourir… »
Cependant, l’échec de la lutte non-violence et la répression systématique du régime d’apartheid, doublée de l’interdiction de tous les partis politiques non-blancs allaient finalement pousser les leaders de la résistance civile à une option jusque-là écartée : la lutte armée. En effet, alors que la résistance à l’apartheid était jusque-là pacifique, l’interdiction en 1960 de plusieurs partis politiques, dont l’Anc de Nelson Mandela, le Parti communiste sud-africain (Sacp), le Congrès panafricain d’Azanie (Pac) et d’autres organisations politiques, n’a finalement laissé aux militants anti-apartheid aucun autre choix que la lutte armée. Et c’est seulement en 1991, avec la révocation des lois piliers de l’apartheid (notamment le Group Areas Act et le Population Registration Act) que la lutte armée allait prendre fin.
Comme précédemment souligné, la célébration de la Journée internationale Nelson Mandela doit surtout consister à débattre des défis actuels et futurs des sociétés, à parler du présent et de l’avenir.
Cela va sans dire qu’une telle démarche permettra de décliner concrètement, au travers notamment de l’évolution actuelle des sociétés et des défis auxquels elles font face, l’importance du rôle non seulement de l’avocat mais de tous les défenseurs des droits humains comme des acteurs majeurs du combat pour l’égalité, la justice et la dignité pour tous.
C’est pourquoi, en rappelant le parcours de Nelson Mandela comme un avocat militant, engagé pour la liberté, la justice et la dignité pour tous, il s’agit aussi de mettre l’accent sur les défis actuels des sociétés et le rôle crucial des défenseurs des droits et des libertés.
En effet, la problématique des droits humains reste un défi permanent qui engage toutes les sociétés, y compris les démocraties les plus ancrées, comme en témoigne l’abondante littérature juridique et judiciaire en la matière.
D’ailleurs, dans certains contextes, la question récurrente du respect des droits humains se pose aujourd’hui encore avec une certaine acuité, une certaine gravité et même une certaine urgence !
D’une part, dans les sociétés du Sud qui sont régulièrement indexées dans les rapports internationaux relatifs aux droits humains et aux libertés fondamentales. D’autre part, ces mêmes questions se posent également d’une certaine façon dans les sociétés du Nord, qui revendiquent le statut de démocratie ancrée ou avancée et qui sont en général au-dessus de tout soupçon.
Or, ces démocraties, auréolées de ce statut, ne sont pas moins responsables de certains manquements parfois graves à leurs propres engagements conventionnels en matière de droits humains.
Tout ce qui précède montre que le combat pour l’égalité, la justice et l’égale dignité de tous pour lequel Nelson Mandela a consacré 67 précieuses années de sa vie reste un défi permanent. Comme le rappelle d’ailleurs opportunément le Préambule (§8) de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, il s’agit d’un « […] idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société […] s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives […]. »
Roger Koudé,
Professeur,
Titulaire de la Chaire Unesco « Mémoire, Cultures et Interculturalité »