Alors que des énergies inquiétantes que l’on croyait disparues se font à nouveau jour en Europe, la Revue Politique et Parlementaire consacre ce numéro, coordonné par Olivier Dard, Jean Garrigues, Pierre-Emmanuel Guigo et Stéphane Rozès, à une question qui tient tout à la fois de la longue durée, de l’inconscient, d’une forme d’énigme également. Dans des sociétés persuadées de leur rationalité, s’interroger sur les imaginaires n’est-ce pas se confronter à une part insondable de nous-mêmes dans ce que nous avons de plus enfoui tant collectivement que personnellement ? C’est à ce voyage que nous invitons nos lecteurs. Ce dossier est important par son sujet évidemment et également par la dimension exceptionnelle de ses contributions et contributeurs. D’aucuns y verront peut-être une visée anthologique, d’autres y souligneront l’imprudence tant l’enjeu est immense anthropologiquement et historiquement. Au moins aurons-nous posé une pierre ou un jalon.
Il faut, comme dans toute initiative audacieuse, dessiner au préalable les fondations, reconnaître pour la circonstance « les structures élémentaires » de l’objet.
Pierre Legendre ouvre le chemin dans un texte rare ; sa voix est primordiale pour mieux comprendre. Que nous dit-il ? « Toute œuvre passe sous les fourches caudines de l’imaginaire ». Le décor est planté ; il est celui du domaine royal de quelque chose qui entrelace la pensée et l’agir. Dans l’entretien magistral qu’il nous accorde, Alain Supiot, en écho au maître, observe : « notre espèce de singe s’est “dénaturée” en accédant par l’outil et le langage à un univers de symboles qui tout à la fois mettent le réel à distance et donnent prise sur lui ». Du symbolique qui relie apparence et essence au diabolique qui les disjoint, le philosophe du droit esquisse le constat que la contractualisation pervertit la solidité des statuts en congédiant le réel. En prolongement lui aussi, Pierre Musso, distinguant les notions d’imaginaire, de symbolique et d’archétype, acte la dégradation du politique en symbolique mais en focalise le champ des mutations au travers de trois études de cas : Berlusconi, Trump, Macron illustrent, chacun selon des modes opératoires différents, la condition post ou anti-politique de managers d’un État-entreprise. Marcel Gauchet, arpenteur du fait politique s’il en est, a raison de considérer qu’il n’y a pas de politique sans idées, et que l’on ne saurait réduire celle-ci à des infrastructures, ni du spectacle, mais qu’elle obéit à d’autres registres qui de la mémoire aux croyances en déterminent quelques uns des ressorts fondamentaux. Revisitant le livre désormais classique de Raoul Girardet, Mythes et Mythologies politiques, Olivier Dard notifie que l’imaginaire politique constitue aujourd’hui un nouveau segment, et non des moindres, de l’histoire des idées. Embrassant la diversité des civilisations dans lesquelles il pointe le génie propre à chaque peuple, Stéphane Rozès fore plus particulièrement le malaise français qui se métastase à proportion du décalage toujours plus large entre des politiques publiques imposées par la globalisation néolibérale et le substrat culturel d’une nation qui, plus que toute autre, pense le politique dans son aptitude à la maîtrise et à la projection.
L’imaginaire est un impérium doté de ses constellations : parmi celles-ci, et entre autres, il faut citer le peuple, la république, la nation, la laïcité, l’utopie, le socialisme, le communisme, etc.
Imaginés par des chefs idéalistes ou cyniques, les peuples peuvent décevoir tromper, désappointer, surprendre rappelle Christophe Boutin qui détecte, par ailleurs, dans les représentations collectives tout autant des aspirations au dépassement que des entreprises concurrentes qui peuvent prendre la forme de subversions mortifères dont la cancel culture constitue l’un des avatars les plus récents. La République fixe une idée de la France. Elle référence la Nation au travers de ses évolutions, de ses usages, de ses grands Hommes, de ses moments fondateurs, une fresque à laquelle Jean Garrigues consacre sa contribution. La laïcité répond d’une histoire longue, sédimentée, qui commence en-deçà de la Révolution, se stabilise sous la férule de la IIIe République et se défend dans son exception française contre ses adversaires dans un contexte de montée des communautarismes et des individualismes. On lira sur ce thème, avec profit, Éric Anceau. De l’utopie, forme classique de la projection politique philosophique, Frédéric Rouvillois indique qu’elle chasse l’imagination de son terrain, et qu’elle se renverse souvent comme une dystopie qui ne veut pas se dire. Parmi les mots qui résonnent, le socialisme opère comme un palimpseste, explique Christine Bouneau qui en retrace les méandres et autres scansions, quand Thomas Guénolé dresse une typologie d’un surgeon récent, le souverainisme, né des chocs de mondialisation. Stéphane Courtois, en un texte qui tient tout à la fois du plan de coupe et du raid, ausculte les racines du communisme et plus particulièrement du communisme français dont l’apogée et l’effondrement sont indissociables de la mythique autant que mystique « lueur de l’Est » qui dissimulait quelques unes des pires atrocités du XXe siècle. De l’autre coté des échiquiers, les droites se cimentent, ainsi que le montre Mathias Bernard, autour de l’enracinement qui prend sa source bien avant 1789, du culte plus ou moins affermi selon les époques ou les tendances du chef, de la valeur travail et de la préoccupation des libertés. Expression du pire des malheurs des expériences historiques, les totalitarismes, quant à eux, n’expurgent pas pour autant la problématique du bonheur – ce que décrit Bernard Bruneteau dans un article qui dissèque comment cet horizon d’attente s’inscrivit dans les projets hitlériens et soviétiques. Comme exfoliée des drames du XXe siècle, l’Union européenne est un objet en tension. Georges-Henri Soutou observe qu’entre une conception enracinée, civilisationnelle et une eschatologie déracinée historiquement, porteuse d’un projet plus constitutionnel, la seconde lecture semble à ce stade l’emporter au service d’un universalisme kantien.
Les alluvions de l’histoire grossissent les imaginaires ; elles en installent des repères, des bornes qui, par intermittence, clignotent sur les frises enchevêtrées du temps.
Cette imagerie du grand événement est explorée ici au travers de quelques moments fondateurs qui se recombinent au gré des oscillations mémorielles. Ainsi Patrice Gueniffey torréfie l’héritage de la Révolution française, acte aussi d’anthropologie politique qui se veut commencement et non recommencement, tabula rasa, dont il nous reste peut-être deux acquis paradoxaux : l’anti-parlementarisme et le besoin d’incarnation que l’exécution du Roi n’a pas fini d’exacerber. François Cochet dissèque les méandres des opinions qui, tout au long du premier conflit mondial, travaillent la société française autour de la question du consentement à la guerre. Jean Vigreux redessine la mémoire polarisante du Front populaire, Serge July dit ce que la parole doit à l’esprit du printemps de 1968, quand Pierre-Emmanuel Guigo certifie l’effacement relatif du 10 mai 1981. Quant à Guillaume Pollack, il réinvestit le legs de la Résistance au travers de trois enjeux : les motivations, l’horizon d’attente, la relation à la violence. Ce rapport à l’histoire dit aussi quelque chose de l’articulation au politique : Henri Guaino y décline les sédiments de l’esprit ainsi que du roman national dont il signifie qu’il introduit, depuis la nuit des fondations, l’expression de la volonté humaine dans la maîtrise des événements et du destin collectif. La singularité française est de transcender, à la différence des naturalismes anglo-saxons : ici le politique se ramasse autour d’une centralité puissante, enracinée, créatrice. Les territoires en ressentent l’ébrouement mais ils peuvent aussi autonomiser leur propre imaginaire comme Pierre Allorant l’explicite avec les topographies respectives du Centre-Val de Loire et de la Corse. Cette dernière, à laquelle André Fazi consacre sa contribution, est traversée désormais de mémoires concurrentes dont l’hybridation pourrait, à terme, être l’un des points d’aboutissement.
L’âge politique ne saurait à lui seul absorber une problématique qui puise ses racines aux cieux des théologies et des grandes religions.
Le débat des monothéismes entre le Rabbin Yann Boissière, le Père Bernard Bourdin, l’Imam Tareq Oubrou et le Pasteur Frédéric Rognon nous rappelle la fécondité de cette dimension, sa force qui, par tous les pores de nos cités, continue d’abreuver nos soifs de salut. L’imaginaire est à l’œuvre par-delà les cosmogonies profanes et sacrées ; il est une poutre au mouvement continu. Ainsi, les ruptures technologiques par leur puissance incoercible relèvent de ce travail : elles bousculent nos représentations, interrogent jusqu’aux fondements de nos humanités, déstabilisent ce que nous vivions de permanence, et nécessitent plus que jamais de réfléchir en anticipation afin d’éviter de ces débordements dont Adrien Abecassis livre quelques unes des conséquences potentiellement inquiétantes. La science également, comme nous invite à y réfléchir Catherine Bréchignac, indexe sa motricité à partir de l’imagination délivrant innovations d’une part, fictions d’autre part. Les fictions, justement, sont au cœur du texte très stimulant de Virginie Martin qui se penche sur la dialectique qui du politique au processus fictionnel, et en retour du processus fictionnel au politique, s’inscrit sans doute comme une nouvelle ère du soft power théorisé par Joseph Nye. La « netflixation » du récit s’imposerait dès lors tant comme une grammaire industrialisée des imaginaires que comme un moyen de subversion d’un certain nombre de stéréotypes dominants.
Forge et symptôme, c’est le sismographe historique qui dit sans doute avec le plus de saillance cet éternel retour.
Interrogé sur la relation franco-algérienne, le grand et modeste Boualem Sansal nous introduit dans le labyrinthe inextricable d’un pays, l’Algérie, où les névroses du nationalisme se dopent à la fantasmagorie de l’islam. Évoquant celui-ci, le romancier explique : « Son génie est d’avoir réalisé une synthèse héroïque de trois grandes magies, proprement quantiques, le judaïsme avec sa science de la loi et des nombres et son ésotérisme profond enfermé dans la Kabbale, le christianisme avec ses Mystères transcendants et la geste sublime de Jésus le miraculé faiseur de miracles, le paganisme arabique qui animait l’imaginaire assoiffé d’exaltation du bédouin ».
Ce mélange explosif amène l’écrivain algérien à un constat sans appel : « L’islamisme est la plus puissante théorie de la guerre de conquête et de servitude volontaire jamais imaginée ». Les imaginaires sont des nuées dont la force armée va au-delà de toutes les innovations technologiques et projections stratégiques ; ils peuvent dire en creux nos destinées bouleversées. Interpelé sur la France, Sansal note que la bascule de l’après-guerre vaut pour un grand doute… ou une « grande transformation » comme si, confrontée au surgissement de l’American way of life, du management et du dollar, la vieille nation n’était plus en mesure de métaboliser tant de ruptures, sauf à se renier… À moins que, par une bifurcation dont le secret a l’inamovibilité des gisants, de lancinants appels nous ramènent vers Ithaque car le long voyage des imaginaires n’est pas, non plus, sans retour…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef
Stéphane Rozès
Politologue, président de Cap
Vincent Dupy
Directeur de publication