Plus aucun évènement n’échappe désormais au tribunal de la pensée lyrique. Le cogito cartésien réduit à sa version binaire : Je pense pour ou je pense contre, donc je suis.
Sous le coup de l’émotion, c’est encore mieux : Tapez un, tapez deux ! Chacun s’enthousiasme ou s’indigne au gré de ses idées reçues ou de ses réflexes quasi pavloviens. On s’enthousiasme même de sa propre indignation, content de faire partie des boudeurs éclairés. Dans L’insoutenable légèreté de l’être Kundera, évoquait l’attitude de l’homme kitch qui s’émeut de sa propre capacité à s’émouvoir : « Le kitsch fait naître tour à tour deux larmes d’émotion. La première larme dit : Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse ! La deuxième larme dit : Comme c’est beau, d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse ! Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch ». Ainsi, l’homme kitch est celui qui se regarde s’émouvoir et surtout, qui se flatte de cette observation. La vérité ne l’intéresse pas, pas plus que la raison, seule la recherche du lyrisme le concerne. Le lyrisme, au sens kundérien, c’est cet enthousiasme acharné pour sortir du réel, car ce n’est pas le réel qui compte mais l’aspiration contemplative d’un ego imaginaire et rêvé. Et celle-ci n’a que faire du monde tel quel, le rêveur lyrique contemple l’illusion de son être propre. « Le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’essence humaine a d’essentiellement inacceptable ». A l’heure des réseaux sociaux, l’homme kitch élargit son champ lyrique : ému mais lucide ! Il faudrait, en l’inversant, élargir la proposition de Kundera et trouver un mot pour définir cette inversion, un vocable qui, par essence, serait l’affirmation absolue de laideur car ce n’est plus de son champ de vision que l’homme moderne exclut l’inacceptabilité de l’être-au-monde, il passe au contraire la plupart de son temps à la dénoncer, la traquer, et même parfois à l’inventer, mais ce faisant il la place en dehors, à la manière des complotistes, c’est toujours hors soi que se situe la diablerie. C’est en effet avec la même logique que l’homme lyrique se regarde s’émouvoir de la beauté et qu’il se flatte de dénoncer la laideur du monde.
Pour le dire autrement, variante sartrienne de la définition du kitch : la merde, c’est les autres. Et si Kundera, comme Descartes, fait tomber les masques (bien avant qu’ils ne deviennent une triste nécessité !), c’est pour regarder le monde à visage découvert. Rien à voir avec les nouveaux maîtres-penseurs des réseaux sociaux qui, eux, regardent avec leur masque de carnaval ; ils s’inventent zen, altruistes, méditatifs, informés, lucides, guérisseurs mais ils deviennent très vite suffisants, méprisants, mauvais lecteurs, charlatans ; ils invitent à partager leurs publications et promettent à la fois un monde transparent et à l’abri du regard : on traque sans vouloir être traqué. Derrière la posture, on devine l’imposture où règnent l’esprit de clan et l’esprit de procès. Je devine la réplique : l’auteur de ces lignes ne cède-t-il pas lui-même à ce qu’il dénonce en distribuant les bons et les mauvais points ? Kantien par nature et kundérien par culture, je ne suis ni philosophe, ni romancier, mais je prends juste le temps, je marque une pause là où d’autres prennent la pose. S’agit-il dès lors de pratiquer, « l’épochè », cette suspension du jugement, à la manière des sceptiques et du premier d’entre eux, Pyrrhon (322 av JC) ? Puisque tout se vaut (des sceptiques aux structuralistes), puisque les vérités sont situées, locales, et donc partielles et partiales autant mener à son terme une démarche qui vaut passeport direct pour l’ataraxie : détachement et absence de troubles comme sagesse ultime, inutile de s’étriper pour rien, ou pour le dire avec le langage d’aujourd’hui, pas de « prise de tête ». Ni Descartes ni Kundera ne prendront cette voie de repli. S’ils suspendent le jugement, c’est provisoirement, le temps de mettre les grandes vertus comme les petites à l’épreuve du doute pour l’un, et de fixer comme seule morale au roman, l’exploration des possibilités humaines pour l’autre. A l’arrivée, on gagne en discernement ce que l’on perd en tranquillité.
C’est en éprouvant le monde, qu’on sort vainqueur, l’entreprise de déniaiserie menant à une intranquillité heureuse. Sagesse du doute et sagesse de l’incertitude, mais là où Descartes théorise, Kundera expérimente à travers des egos imaginaires, selon ses propres mots. Et si Kundera s’intéresse tant à la phénoménologie, c’est parce que celle-ci représente un véritable pas de côté par rapport à toutes les philosophies antérieures ; en ceci, il s’éloigne du cartésianisme comme de toutes entreprises de théorisation : « Je pense donc je suis est un propos d’intellectuel qui sous-estime les maux de dents ». Mais alors, qu’est ce qui, in fine, différencie le « rien n’est exclu » des sceptiques du « tout est possible kundérien » ? Dans un cas, on jette l’éponge, dans l’autre on déchire le rideau et l’on regarde le monde tel quel, et surtout on donne à voir. On déchire et on regarde ? Rien d’autres ? Rien d’autres ! Au risque d’incarner la figure du grand décepteur auprès des lecteurs pressés, Kundera en restera en effet toute sa vie à s’en tenir à son rôle de romancier. « Vous êtes communiste, monsieur Kundera ? – Non, je suis romancier. » « Vous êtes dissident ? – Non, je suis romancier. » « Vous êtes de gauche ou de droite ? – Ni l’un ni l’autre. Je suis romancier. » (Les Testaments trahis). Le lecteur fera quant à lui son travail de lecteur. Et ensuite, il laissera tomber le livre, car tous les livres, même les meilleurs, doivent se refermer. La leçon de Kundera n’est pas neutre, elle nous donne à penser, y compris nos indignations nécessaires et nos enthousiasmes réconfortants mais à travers la sagesse de l’incertitude, il nous met à l’abri de la tentation lyrique. |
Vincent Millet
Enseignant à Tours