Au coude du Rhône, au pied de cette tri-frontière qui conduit à Chamonix par le col de la Forclaz ou dans le Val d’Aoste par le grand Saint Bernard, jadis franchi en gloire par les Armées napoléoniennes, loge depuis près de quarante ans la fondation Pierre Gianadda qui accueille concerts et manifestations artistiques de premier plan. Maurizio Pollini, Cecilia Bartoli, Christian Zacharias, Jordi Savall et bien d’autres noms célèbres se produisent régulièrement dans le bel auditorium de la rue du Forum qui draine un public fidèle de mélomanes avertis, valaisans certes mais aussi français et italiens ou venant de plus loin encore.
Mais c’est d’art pictural dont il faut parler aujourd’hui. Car souhaitant clore de façon éblouissante le cycle entamé depuis un quart de siècle avec des présentations exceptionnelles dédiées à Degas (1993), Manet et Gauguin (1996), Van Gogh (2000), Berthe Morisot (2002), Monet (2011) et Renoir (2014), la Fondation propose, du 16 juin au 19 novembre de cette année, une exposition de première importance consacrée au maître d’Aix, magnifiquement intitulée « Cézanne, le chant de la terre ». Les passionnés se souviennent de celle du centenaire de sa mort, organisée en 2006 au musée Granet d’Aix en Provence. Plus resserrée et fidèle à la vocation de la Fondation de présenter des œuvres moins montrées mais néanmoins majeures, celle de Martigny vaut la visite.

On ne présente plus celui que Picasso qualifiait de « notre père à tous » et qui est à bien des égards, singulier, dans ce foisonnement de recherches qui révolutionne la peinture en ce dernier tiers du 19ème siècle. Né en 1839 dans une famille aisée et héritier en 1890 de la fortune de son père (banque Cézanne et Cabassol) le peintre ne connaitra pas les affres de l’impécuniosité qui frappe nombre de ses coreligionnaires. Cette sécurité matérielle confortée d’une vie simple aux côtés d’une épouse compréhensive lui permettra de s’essayer dans une relative quiétude, durant quarante années de travail fécond, à tous les courants picturaux de l’époque, pour les influencer, les amender, voire les initier et ce jusqu’à sa disparition en 1906. Autant dire qu’admirateur dans sa jeunesse, comme nombre de ses amis, de Delacroix, Cézanne débutera avec maladresse dans le romantisme et le réalisme (ce qu’il appelle lui-même, dans un vocabulaire sans concessions, sa période « couillarde ») pour terminer sa vie comme père du cubisme et de l’art moderne, après un détour par l’impressionnisme aux côtés de Camille Pissarro. Car l’homme est ami avec tous ses contemporains : Monet qui le tenait en haute estime, tout en regrettant qu’il fût si peu sûr de soi et de son talent, l’attira pour un court séjour à Giverny ; Renoir, rencontré par l’entremise de Bazille, qui le remerciera longtemps de l’avoir initié à la lumière du Midi et à la « rigueur de la pensée méditerranéenne » ; Pissarro, cela va de soi, qui le conduira sur des chemins innovants voués à une grande postérité.

Les toiles présentées à Martigny viennent des grands musées du monde (Berne, Tokyo, Philadelphie, Genève ) ou de prestigieuses collections privées telle la fondation Volkart, celle de Louis Vuitton à Paris ou la célèbre collection E.G. Bührle de Zürich. Une centaine d’œuvres, pour la plupart essentielles tant pour le plaisir esthétique qu’elles procurent que pour la compréhension de la démarche et du parcours du peintre, sont accrochées aux cimaises. Certaines n’ont jamais été présentées en public, d’autres ne l’avaient plus été depuis le début du siècle dernier. Tous les genres sont représentés, des scènes allégoriques des débuts aux natures mortes, une dizaine (Verre et pommes, 1879-1880, Pot de fleurs sur une table, 1878-1880, Bouteille de liqueur, vers 1890) en passant par les portraits, une quinzaine (Portrait de l’artiste au chapeau à large bord, 1879, Le Paysan 1890-1892, Le jardinier Vallier, vers 1904-1906) même si l’on peut regretter l’absence du célèbre Garçon au gilet rouge dont les mésaventures ne furent que trop médiatisées. Le titre de l’exposition est bien entendu illustré par une kyrielle de paysages au sein desquels ne règne que l’embarras du choix ; mentionnons, parmi cette cinquantaine de toiles, quelques jalons essentiels et superbes tels que Eaux et feuillages, 1892-1893, Le pont de l’île Machefer à Saint-Maur des Fossés, 1895-1898, Le bassin du Jas de Bouffan, vers 1878, La côte de Jalais à Pontoise, 1879-1881, Montagnes en Provence – Le Barrage de François Zola, vers 1879, et bien sûr sa chère Sainte Victoire, peinte plus de quatre-vingt fois, sous des lumières et des angles différents, en plein air ou depuis l’atelier des Lauves, et représentée ici par une emblématique Montagne Sainte Victoire vue des Lauves, 1904-1906, chef d’œuvre tardif et fascinant qui annonce le cubisme et illustre ce que l’artiste écrivait en 1904 : « tout dans la nature se modèle selon le cylindre, la sphère, le cône… ». Face à cette ultime évolution, sorte de quasi testament peint par « touches constructives » en des ocres, des verts et des bleus profonds, on sent venir Nicolas De Staël et s’éloigner Monet ou Pissarro.

Parler de Cézanne est aussi l’occasion d’évoquer l’importance des collectionneurs et des marchands. On n’insistera jamais assez, dans la vie d’un être aussi peu sûr de soi et de son art, sur le rôle clé joué par des hommes comme le collectionneur compulsif Victor Choquet, ardent défenseur de la modernité, le docteur Gachet, le comte Armand Doria ou même la célèbre boutique du Père Tanguy, si chère à Vincent Van Gogh. De même ne peut-on passer sous silence l’activisme de marchands tels qu’Ambroise Vollard ou, cela va sans dire, Paul Durand-Ruel à qui fut consacré en 2014-2015 une belle exposition au Musée du Luxembourg. Singulier disait-on en beaucoup de choses : Cézanne fut un peintre dont nombre d’œuvres furent acquises de son vivant par ses pairs ; Pissarro, Degas, Renoir, Monet, Caillebotte, Gauguin, Signac, Redon et bien d’autres ont tous possédé un ou plusieurs tableaux du Maître d’Aix. Il en fut de même de la génération suivante au sein de laquelle Matisse ou Picasso ne furent pas en reste.
« Je me sens coloré par toutes les nuances de l’infini, je ne fais plus qu’un avec la nature ». Telle fut en quelque sorte l’approche du Graal des dernières années de sa vie. En 1899, après avoir vendu le Jas de Bouffan, Cézanne s’installe à Aix où il aménage son nouvel atelier avec vue imprenable sur la Sainte Victoire. L’ermite des Lauves peint chaque jour, in situ, sa Provence natale. Cette fusion charnelle avec cette terre qui l’a vu naître sera dès lors sa vie… et sa mort. Le 15 octobre 1906, surpris en pleine nature sous un orage, il perd connaissance et succombe quelques jours plus tard.

Les amoureux de la peinture de cette période auront en cette année 2017 été comblés. Gratifiés de deux belles expositions parisiennes consacrées à Pissaro (Musée Marmottan et Musée du Luxembourg) auxquelles il faut ajouter la superbe présentation de l’Hôtel de Caumont à Aix en Provence dédiée à Alfred Sisley, ils ne peuvent qu’aller admirer « Le chant de la terre ». La fin de l’été approche ; bientôt, en Valais, au milieu des sapins toujours verts, mélèzes et pins arolles se pareront de leurs couleurs d’automne. Martigny n’est pas si loin.
Alain Meininger