Les responsables politiques envient-ils secrètement la popularité du champion de tennis Roger Federer ? Il y aurait de quoi ! Résultats exceptionnels, communication impeccable, exemplarité à toute épreuve… Vingt années de carrière n’ont jamais érodé son crédit ni entaché son aura. Vénéré comme le Messie, célébré comme une rockstar, Roger Federer continue d’être adulé partout où il passe. Il n’a plus forcément le monopole du court mais il a toujours le monopole du cœur.
Roger Federer jouit d’une cote d’amour auprès du grand public qui s’est vérifiée dans de nombreux sondages En 2011, une grande enquête conduite par le Reputation Institute auprès de 50 000 répondants dans 50 pays a montré que l’enfant prodige de Bâle était la deuxième personnalité la plus respectée au monde, après Nelson Mandela mais devant Elizabeth II et Barack Obama. Cet engouement s’est même traduit dans les urnes lorsque, cette même année, Roger Federer a récolté 132 votes aux élections législatives suisses… sans même être candidat. La création en 2020 d’une pièce de monnaie commémorative à son effigie (un privilège autrefois réservé aux rois !) a achevé de le faire entrer dans le champ régalien.
Bien qu’étant confrontés à des enjeux très différents des siens, nos gouvernants seraient inspirés de prendre exemple sur Roger Federer pour tenter de regagner – un peu – la confiance de leurs administrés. Voici trois leçons que le Maître helvète nous enseigne et que notre classe politique pourrait méditer.
Rassembler plutôt que cliver
Roger Federer tire avant tout sa popularité de sa capacité à rassembler. Cette ambition est inscrite dans son nom même qui, à supposer qu’on lui appose deux accents aigus (« fédérer »), invite au consensus et à la concorde. Comment est-il parvenu à incarner cette figure unificatrice ? Par son tennis bien sûr, qui puise dans la tradition de ses glorieux aînés autant que dans les standards des générations contemporaines. Par sa personnalité aussi, faite d’élégance et de tempérance, qui s’enracine en partie dans la culture suisse.
Soutenu avec ferveur par des supporters de tous âges (de 7 à 77 ans), de toutes catégories sociales (des CSP+ comme des ouvriers) et de tous horizons (de Suisse et des quatre coins du monde), le Roi du tennis ratisse large. Il aurait pu faire siens certains slogans politiques de la Ve République, du « changement dans la continuité » de Valéry Giscard d’Estaing au « En même temps » d’Emmanuel Macron sans oublier « l’art de la synthèse » de François Hollande.
Il y a même quelque chose de gaullien chez Federer, homme providentiel au-dessus de la mêlée et des clivages partisans.
N’a-t-il pas finalement rencontré son public au tennis comme un homme rencontre un peuple dans une élection présidentielle ?
Notoriété locale et mondiale, tennis classique et révolutionnaire, tempérament de feu et de glace… Parce qu’il résout tous les antagonismes sans avoir besoin de les nier, Federer incarne à sa manière le Neutre tel que Raphaël Llorca l’a défini dans son brillant essai sur La marque Macron (« la relation calme des contraires »). Ce faisant, Federer incarne aussi la figure du Mythe dont Claude Lévi-Strauss disait que la logique narrative visait à « réaliser la conciliation de termes contraires ». Dans des sociétés promptes à se fragmenter et à se déchirer, Roger Federer offre une alternative salutaire à la binarité du monde.
Préférer le temps long au diktat de l’instant
Alors que le pouvoir use – physiquement et symboliquement – bon nombre de responsables politiques, la longévité de Roger Federer au plus haut niveau interpelle et fascine. Depuis 1998, date de ses débuts sur le circuit professionnel, il a connu cinq Présidents américains, quatre Présidents français et trois Papes. Il a traversé près d’un quart de siècle en proposant une forme de stabilité à un monde en bouleversement permanent. Une ode au long terme, à rebours de la rapidité (des échanges, des connexions) et de l’instantanéité (des chaînes d’info en continu, des réseaux sociaux) idolâtrées par nos sociétés contemporaines !
Existe-t-il un équivalent « politique » de Roger Federer aujourd’hui ? Élizabeth II, reine du Royaume-Uni depuis 1952, et Angela Merkel, chancelière allemande depuis 2005 (une exception dans les démocraties occidentales), seraient un peu ses alter ego parmi les grands dirigeants actuels. Plus loin dans l’histoire, et toutes choses égales par ailleurs, des parallèles pourraient être dressés avec des chefs d’État (Churchill, de Gaulle) ou des monarques aux longs règnes (Louis XIV, Victoria).
Des figures qui, elles aussi, se sont construites dans la durée, ont fait preuve d’une capacité à s’adapter au monde et à surmonter des épreuves.
Il faut dire que le stratège Federer a très tôt intégré le facteur temps à sa réflexion d’athlète de haut niveau, conscient qu’une carrière devait se penser, se préparer, se planifier comme un marathon, pas comme un sprint. « Même quand il avait 20 ans, Roger voulait déjà faire une longue carrière », rappelait son préparateur physique Pierre Paganini dans une interview au New York Times en 2017. L’horloger suisse a clairement inscrit la longévité au cœur de son projet et s’est donné les moyens d’accomplir sa destinée. « Donner du temps au temps » : la maxime mitterrandienne est aussi federienne !
Communiquer moins mais mieux
Les responsables politiques actuels ont, à de rares exceptions, cédé à la tentation de l’hypercommunication. Ils répondent aux sollicitations médiatiques de manière quasi pavlovienne et sont souvent réduits à commenter la vie publique dont ils sont pourtant censés être les acteurs. Leurs paroles se neutralisent dans une inflation de récits qui s’entrechoquent et s’annihilent.
Roger Federer, lui, a opté pour une communication très différente. Le Suisse parle peu, ce qui ne l’empêche pas de faire beaucoup. Que sait-on de lui lorsqu’il n’est pas sur le circuit et soumis à ses obligations médiatiques ? Pas grand-chose. Communication réfléchie, soignée, cool et discrète. Les réseaux sociaux ? Point trop n’en faut. Il en use avec parcimonie et il lui arrive de ne publier aucun message sur Twitter, Facebook ou Instagram pendant des semaines. Les médias traditionnels ? Juste ce qu’il faut, en veillant à s’adresser aussi bien au lectorat du Financial Times qu’aux téléspectateurs de Clique. L’étalage de sa vie privée ? Jamais envisagé. Sa femme Mirka n’a donné aucune interview depuis dix ans et les prises de parole de son entourage sont rares.
Les interventions de Roger Federer sont d’autant plus puissantes qu’elles ne sont pas fréquentes.
Il sait choisir ses combats et s’engage sur des causes qui lui tiennent particulièrement à cœur. L’éducation est au centre de l’action de sa Fondation. On l’a vu plus récemment prendre position sur le mouvement Black Lives Matter ou sur l’environnement, alors qu’il était interpellé sur le sujet par la jeune activiste Greta Thunberg. Sans le savoir, Roger Federer est peut-être un disciple de Jacques Pilhan, le célèbre spin doctor de François Mitterrand et de Jacques Chirac connu pour avoir théorisé les ruptures de rythme en communication politique. Dans une contribution à la revue Le Débat en 1995, il avait écrit ces mots que ne renierait pas le champion suisse : « En tant qu’homme public, si je parle souvent, je me confonds avec le bruit médiatique. La fréquence rapide de mes interventions diminue considérablement l’intensité du désir de m’entendre et l’attention avec laquelle je suis écouté. Si, en revanche, je me tais pendant un moment, le désir de m’entendre va s’aiguiser. L’attention qu’on va prêter à mes paroles va être considérable. »
Voilà donc comment quelques leçons de federologie pourraient utilement enrichir la grammaire de nos responsables politiques.
Que ces derniers soient pour autant rassurés : à ce jour, Roger Federer n’a jamais exprimé la moindre velléité politique et n’est donc pas susceptible d’empiéter sur leurs plates-bandes. Et si, au bout du compte, Roger Federer faisait davantage concurrence au pouvoir spirituel que temporel ? L’écrivain David Foster Wallace avait confessé avoir vécu une « expérience religieuse » en le regardant jouer ; dans son roman Un traître à notre goût, John le Carré avait rappelé, en parlant de lui, que « Dieu ne transpire pas ». À défaut de Jeux olympiques cet été, Roger Federer aura toujours sa place sur l’Olympe.
Frédéric Vallois
Enseignant en communication à Sciences Po Paris
Charles Haroche
Enseignant en rhétorique à Sciences Po Paris et dans le cadre du programme Eloquentia
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