S’il est un débat persistant c’est bien celui de la définition d’un indicateur du bien-être national alternatif au produit intérieur brut (PIB) – incarnation de la croissance – référence absolue de la politique économique des pouvoirs publics. Pour Paul Samuelson, prix Nobel d’économie (1970), concepteur de ce qu’on appelle la « synthèse néo-classique » du point de vue macroéconomique : « Le PIB constitue sans doute l’une des grandes inventions du XXe siècle, un indicateur phare qui aide les décideurs à orienter l’économie vers les principaux objectifs qui lui sont assignés ».
C’est bien l’omnipotence de cet indicateur qui est actuellement remise en question par un bon nombre d’économistes à des nuances près. Le rapport Stiglitz (2009)1sur la mesure de la performance économique et du progrès social, s’appuyant sur les nombreux travaux de recherche appliquée menés dans les divers domaines des sciences économiques et sociales au cours des récentes années, propose des indicateurs synthétiques de bien-être à caractère multidimensionnel plus appropriés que le PIB2. Eloi Laurent compte parmi les économistes engagés dans cette voie. Son essai donne les clés pour remettre le bien-être au centre de l’économie politique.
Economiste senior à l’OFCE, professeur à Sciences Po et à l’université Stanford aux Etats-Unis, il développe dans ses multiples publications la signification, la portée et l’utilité d’un indicateur de bien-être et l’importance du « rôle de l’Etat-Providence qui ne doit pas être dénigré pour ce qu’il coûte mais défendu pour ce qu’il apporte » (cf. Le Bel Avenir de l’État-providence, LLL, 2014). Dans L’Impasse collaborative. Véritable économie de la coopération (LLL, 2018), il dénonce « l’épidémie de la solitude » que propage l’économie numérique qui, plus que la montée tant décriée de l’individualisme isole les individus et les empêche de faire société. Enfin, dans L’Économie de la confiance (La Découverte, 2019), Éloi Laurent se demande si la confiance est « la panacée pour un monde en crise ». Il explique comment appréhender cette notion complexe dans le système économique, social, politique et médiatique et comment éviter le mauvais usage de ce terme.
Son dernier essai Sortir de la croissance, mode d’emploi est un véritable réquisitoire contre la « passion de la croissance et son incarnation le PIB » qui empêche, selon lui, de remédier aux crises du XXIe siècle : crise des inégalités, crises écologiques et crise démocratique. La croissance, par des mesures agrégées, masque la crise des inégalités qui sévit partout dans le monde. « Elle est borgne quant au bien-être économique, aveugle au bien-être humain, sourde à la souffrance sociale et muette à l’état de la planète ». Se basant sur les analyses de grandes figures de l’économie, prix Nobel, (Elinor Ostrom, Joseph Stiglitz, Amartya Sen…), il appelle à « sortir de la croissance » démontre, chiffres et graphiques à l’appui, la faisabilité d’une telle démarche.
Lever le voile sur la croissance. Traverser les apparences pour sortir des illusions
Depuis une trentaine d’années, l’évolution de la discipline économique a consacré l’efficacité au détriment de l’équité. « C’est un paravent d’efficacité à l’ombre duquel la justice a été sacrifiée. Elle a favorisé le développement incontrôlé des inégalités sociales qui sont un véritable fléau humain à la fois inefficaces à court terme et déstabilisantes à long terme […] Elles sont un acide qui ronge petit à petit tous les liens sociaux et nous masquent bien d’autres facettes de notre bien être » écrit-il et démontre en termes quantitatifs la déconnexion entre la croissance du PIB et la courbe de l’emploi, en France et aux Etats-Unis. Il dénonce, en outre, le phénomène de blurring « floutage » qui désigne l’effacement de la frontière entre loisir et travail. A tous ces reculs de bien-être, il ajoute la récession démocratique.
Comment sortir de cet engrenage ? L’auteur nous invite à considérer l’ensemble de l’activité économique comme un sous ensemble de la coopération sociale, terme cher à Elinor Ostrom3 et qui doit être réorienté vers le bien être des personnes, la résilience et la soutenabilité des sociétés. Ces trois « temps », qu’Eloi Laurent appelle dans son livre les « trois horizons » de l’humanité au XXIe siècle, sont dans les faits indissociables. D’où l’importance de mettre en lumière leurs connexions mais aussi la qualité des institutions.
« Placer les « trois horizons collectifs » au centre des réflexions et des politiques économiques »
« Plutôt les y replacer car le bien-être et la soutenabilité ont longtemps été au cœur de l’analyse économique avant d’être progressivement perdus de vue » écrit Eloi Laurent. Pour appuyer son idée, un tour d’horizon historique lui semble nécessaire, il nous renvoie au premier chapitre de l’Ethique à Nicomaque : pour Aristote, en effet, une vie réussie est une vie heureuse, il concevait l’économie comme un moyen de parvenir au bonheur. Au XVIIIe siècle, quand Jeremy Bentham a inventé la philosophie utilitariste, il a fondé sa théorie sur le principe « le plus grand bonheur du plus grand nombre » qui était « la mesure du bien et du mal » ; en d’autres termes lorsque l’analyse économique est née puis s’est modernisée, sa préoccupation première et sa finalité explicite étaient le bien-être humain et non la croissance.
C’est en 1931 que les membres du congrès des États-Unis demandent à Simon Kuznets, économiste à Harvard, de construire un indicateur global pour mesurer les effets de la grande dépression de 1929. Kuznets construit donc l’indicateur global montrant l’effondrement de l’économie des États-Unis et son redressement avec le New Deal. Cependant, dès 1934 Kuznets reconnait que son PIB n’est pas un indicateur de bien-être ajoutant qu’il faudra pour cela mesurer les inégalités.
A la conférence de Bretton Woods en 1944, le PIB devient l’indicateur central pour établir des politiques économiques à une époque où l’on connaît une forte croissance industrielle, où la crise écologique n’était pas dans les esprits et où la question des inégalités n’était pas envisagée. Autrement dit, les trois sujets centraux du début du XXIe siècle sont très peu présents à ce moment, contribuant ainsi au succès du PIB, explique Eloi Laurent.
Contestation de l’indicateur de la croissance. Mise en marche de la transition vers les bien-être
Dans un discours prononcé à l’université du Kansas le 18 mars 1968, Robert Kennedy, estimait qu’il faudrait dépasser le PIB pour saisir le véritable sens du développement humain « Le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction […] En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Dans une série d’articles publiés entre 1972 et 1973 les économistes William Nordhaus et James Tobin4 suggéraient que la « croissance » était devenue « obsolète ». « L’agenda au-delà du PIB » prenait vie.
Sacrifier le bien-être, la résilience et la soutenabilité au nom de la croissance a un coût humain considérable. « Quand on décide de sortir de la croissance comme l’a fait la Nouvelle Zélande en 2019 en adoptant son « budget du bien-être », la première exigence est de donner la priorité à la santé, physique comme mentale. La maladie de la croissance est justement la pathologie qui empêche de voir la dégradation manifeste du bien-être humain au nom de la « bonne santé » du PIB » insiste Eloi Laurent.
Le chapitre « La croissance chinoise ou les trois flûtes enchantées » offre une synthèse des idées avancées par l’auteur. Il écrit notamment : « la trajectoire vertigineuse du développement chinois permet de dissiper trois mythologies économiques : la croissance économique ne réduit pas les inégalités et n’augmente pas le bonheur ; nourrie par le libéralisme économique, elle n’engendre pas le libéralisme politique ; enfin, la croissance économique n’est pas la solution aux crises écologiques ». A l’appui de sa démonstration et se basant sur les sources du FMI, de la BM et du Worldwide Governance Indicatore (WG), il fournit des graphiques comparatifs (Chine/Etats Unis) de l’évolution sur quatre décennies du PIB et du PIB/par habitant en parité de pouvoir d’achat en dollars internationaux et un tableau de trois indicateurs de la gouvernance chinoise 1996-2017 (libertés et droits-efficacité du gouvernement-qualité de la régulation publique).
Sortir de la croissance ; une nécessité vitale pour agir au niveau européen, national et territorial
Les propositions d’Eloi Laurent visent à intégrer les indicateurs de bien-être alternatifs à la croissance aux politiques publiques à tous les niveaux : communautés, entreprises, territoires, nations, Union européenne.
« L’Union européenne est largement gouvernée par les chiffres et progressivement dévorée par eux » fait remarquer l’auteur. Il s’agit selon lui de ne pas accorder trop d’importance à des « indicateurs trop étroits », de ne pas se soumettre à « l’impérialisme de la discipline budgétaire » et à dépasser « une gouvernance obsolète » afin d’éviter de renforcer les partis populistes européens qui se nourrissent d’un fort ressentiment anti-européen et de ne pas mettre en danger la démocratie. A cet égard, l’Europe a besoin de se réinventer, « il n’y a pas de projet plus en accord avec sa raison d’être que de devenir une « Europe du bien-être » ». Il serait donc nécessaire de modifier au moins trois dimensions : voir loin, sortir du court terme, compter juste, élargir les indicateurs sociaux et environnementaux enfin « concevoir des réformes soutenables au plein sens du mot (soutenable et environnemental) et non pas seulement des réformes structurelles visant la fiabilité des finances publiques », partager la parole : ouvrir le processus décisionnel budgétaire à la fois en interne (au sein de la Commission européenne) et en externe (avec les autres institutions européennes), donner au Parlement un rôle plus conséquent et faire participer les ONG à ce processus.
Au niveau national, l’exemple de la France que l’auteur traite en détail montre le retard pris par le pays pour intégrer les indicateurs alternatifs contrairement à bien d’autres pays.
« Sur le chemin de la transition du bien-être humain, les villes montrent la voie aux Etats Nations ». Eloi Laurent cite Le cas des États-Unis qui est à cet égard parlant, Los Angeles, New York, mais aussi Baltimore, San Jose et Santa Monica ont développé récemment des initiatives de mesure et d’amélioration du bien-être, optant pour une voie radicalement différente de celle du gouvernement fédéral qui « reste obsédé par la croissance ». « C’est en oeuvrant en réseau, en échangeant les meilleures pratiques, en apprenant et en coopérant que les villes révèlent toute leur force d’entraînement et peuvent pallier la force d’inertie des États. Elles peuvent mesurer et améliorer le bien-être humain au plus près des réalités vécues. Une fois le bien-être défini au plan territorial par les habitants eux-mêmes, des initiatives locales peuvent être élaborées en matière d’indicateurs alternatifs d’orientation budgétaire ». Malheureusement, les villes et les régions françaises sont en retard en la matière. « Elles sont encore gouvernées par des indicateurs de discipline financière, définis au niveau national, et d’attractivité économique » déplore Eloi Laurent très attaché à l’engagement des villes pour accélérer la « transition du bien-être qui est par nature polycentrique ».
L’ouvrage d’Eloi Laurent pourrait conduire le lecteur à se demander si le fait de « sortir de la croissance » conduirait nécessairement à la décroissance ? La réponse à cette problématique pourrait se trouver chez Tim Jackson, professeur de développement durable au Centre for Environmental strategy (CES) à l’Université du Surrey, et l’une des principales figures au Royaume Uni du développement d’indicateurs alternatifs à la croissance économique, qui explique comment stabiliser l’emploi sans passer par la croissance en pratiquant une transition progressive vers une prospérité alternative à la croissance et non à une décroissance synonyme de récession5.
L’essai d’Eloi Laurent s’intègre bien dans le cadre des débats d’idées loin des dogmatismes de toute sorte et pose les bases d’une profonde réflexion nécessaire dans les graves circonstances que le monde entier est en train de traverser.
La Covid-19 met chacun de nous, citoyens et gouvernants, face à notre fragilité et réveille notre conscience sur le sort des plus défavorisés. Serait-ce l’occasion pour les Institutions internationales, régionales et nationales de se questionner sur la forme actuelle de la mondialisation, du néo-libéralisme et de la course effrénée vers le profit ? L’idée de bâtir une société plus humaine, davantage tournée vers une justice distributive et une amélioration des éléments essentiels du bien-être serait-elle la leçon positive à tirer de cette pandémie dramatique ?
Sortir de la croissance – Mode d’emploi
Eloi Laurent
Editions Les liens qui libèrent (LLL), 2019, 205 p. – 15,50 €
Katia Salamé-Hardy
- Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social. Joseph E. Stiglitz, président de la commission, Columbia University, Amartya Sen, conseiller de la commission, Harvard University et Jean-Paul Fitoussi, coordinateur de la commission, IEP. www.stiglitz-sen-fitoussi. C’est à la suite de la publication de ce rapport en 2009, qu’un cadre cohérent est proposé, permettant de penser la complémentarité entre progrès social et soutenabilité environnementale plutôt que d’étudier de manière isolée d’un côté les inégalités, et de l’autre, l’effondrement écologique. Il s’agit ainsi de rendre opératoires les indicateurs de bien-être alternatifs à la croissance, en les intégrant aux politiques publiques à tous les niveaux de gouvernement : communautés, entreprises, territoires, nations, Union européenne. ↩
- Cf. « Les préconisations du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi : quelques illustrations. M. Clerc, M. Gaini, D. Blanchet – L’économie française, Edition 2010. ↩
- Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Bruxelles, De Boeck, 2010 (édition originale Cambridge University Press, 1990). La préservation de la ressource passe par la prise de conscience des interactions sociales qui permettent ce partage. ↩
- William Nordhaus, James Tobin, « Is growth obsolete? Economic growth », National bureau of economic research, 1972, no 96, New York. ↩
- Tim Jackson, Prospérité sans croissance : la transition vers une économie durable, De Boeck-Etopia, 2010, 247 p et Luc Sémal, « Tim Jackson, Prospérité sans croissance » http://journals.openedition.org/developpementdurable/8899 ↩