Est-il possible de changer le système économique actuel ? Roberto Mancini dans “Transformer l’économie” se penche sur une telle question en identifiant trois tournants essentiels : spirituel, méthodologique, culturel et politique.
Plusieurs économistes dénoncent la propension du système économique actuel à conduire l’humanité vers une impasse sociale et environnementale. Parviennent-ils pour autant à entrevoir, de manière claire, la voie permettant de changer le paradigme régissant l’économie et la société ?
Roberto Mancini, professeur titulaire de philosophie théorétique à l’Université de Macerata (Italie), enseignant l’économie humaine à l’Académie d’architecture de l’Université de Mendrisio (Suisse italienne), propose dans ce livre un nouveau paradigme en économie qui ne se contente pas de puiser dans les laboratoires des économistes, mais plaide pour une approche qui va au-delà « du fantôme de l’homo oeconomicus » en vue de créer un modèle multidisciplinaire allant de l’histoire, à l’anthropologie, jusqu’à l’écologie globale contribuant ainsi à la naissance d’une nouvelle conscience sociale.
Roberto Mancini considère le capitalisme comme un « organisme parasitaire » qui exploite et vise à étouffer l’économie humaine. Pour expliquer pourquoi « capitalisme » et « économie » ne sont pas synonymes, il analyse le processus qui a conduit à identifier l’économie au capitalisme et radiographie, tout en la critiquant, la structure étayant un système qui perdure jusqu’à nos jours.
Cette structure englobe une triple dimension : un niveau technique de surface avec ce que nous entendons normalement par « économies » (entreprises, capital, travail, banques, bourses, PIB, etc.), un niveau intermédiaire, celui du capitalisme considéré en tant que culture, forme de civilisation, mais aussi en tant qu’agencement des rapports de pouvoir qui tendent à accompagner le cours du système. Cette dimension culturelle et politique, d’une part, se nourrit de toutes les connaissances disponibles favorables à son expansion, et de l’autre, elle a la fonction de maintenir l’hégémonie des acteurs du capitalisme. Enfin la dimension mythique qui constitue les racines de la dimension culturelle et politique et qui oeuvre pour la permanence dans l’esprit du mythe du fondement du capitalisme, bloquant toute orientation vers un système alternatif.
Le nœud même du livre de R. Mancini réside justement dans la possibilité d’un déverrouillage de l’alternative à la structure du capitalisme, grâce à une transformation économique structurelle en profondeur dans un cadre multidimensionnel. Le changement s’opère sous forme de trois tournants essentiels :
Un premier serait de l’ordre du savoir anthropologique élaboré par les diverses cultures du monde, qui conduit, par la rencontre de ces savoirs, à cultiver la mémoire de la dignité humaine, au-delà du mythe du capitalisme, en d’autres termes à « croître en humanité ».
Le deuxième tournant est méthodologique, il implique la réorganisation de l’économie selon une pensée originale qui pourra fleurir grâce à l’apport des modèles d’économie alternative à la fois, au capitalisme et au socialisme réel. Ces modèles alternatifs s’articulent autour de plusieurs expériences :
- Les relations de don, unique modèle qui vit comme une praxis ancienne et diffuse, représentant une forme d’organisation qui incorpore l’économie au sein de la société. Il « ne s’agit pas, proprement, d’une économie “autre”, mais d’une société “autre” » ;
- La vision économique de Gandhi considérée comme la troisième voie entre le capitalisme et le socialisme, Gandhi soutenant qu’ « une véritable économie ne peut jamais se dresser contre le critère éthique le plus élevé, tout comme une véritable éthique, digne de ce nom, doit être aussi une bonne économie » (M.K. Gandhi, 1971 : 168) ;
- La notion islamique de service ;
- L’économie de communauté fondée par l’entrepreneur Adriano Olivetti, patron engagé de l’Italie d’après-guerre, pour qui l’entreprise devait savoir combiner excellence industrielle, émancipation des travailleurs et organisation démocratique. L’économie de communauté ne naît pas sur le terrain de la méthodologie et de la technique économique, elle est animée par un esprit de fraternité et d’humanisation des activités ;
- La bioéconomie de Nicholas Geogescu-Roegen considéré comme le premier mathématicien et économiste à avoir proposé, dès le début des années 1970, les bases intellectuelles d’une économie politique écologique ; et d’Antoine Missemer qui a éclairé l’utilisation par Georgescu-Roegen de la biologie évolutionniste et de la physique thermodynamique afin de bâtir un nouveau paradigme « bioéconomique ». Il explique en quoi ce dernier va conduire l’économiste à miser sur l’énergie solaire, l’agriculture biologique et la régulation publique, pour sauver la planète de l’activité humaine ;
- Autres modèles alternatifs qui contribuent à concevoir cette orientation : la perspective de la décroissance conçue par Serge Latouche, l’économie de communion de Chiara Lubich, le modèle d’économie civile imaginé par les chercheurs Luigino Bruni et Stefano Zamagni, le projet d’une économie du bien commun proposé par Christian Felber, les parcours de l’économie solidaire et participative entrepris par nombre d’associations de base.
La convergence entre ces modèles trace le profil d’une économie « autre », où – non seulement – la décroissance et l’économie du bien commun jouent un rôle crucial, mais apparaissent – aussi – comme applicables dès aujourd’hui.
Le troisième tournant est crucial, il a un caractère culturel et politique. il y est question notamment d’approfondir l’orientation de logiques sociales permettant de développer une éthique de la dignité et du bien commun, susceptible d’inspirer un projet de démocratisation de l’économie et de la société.
Enfin, l’auteur dégage des possibilités d’agir de manière efficace en faveur d’un changement de système. Il n’est pas question pour lui ni de réformes, qui supposeraient l’intangibilité du système, ni d’action violente car il s’agit d’habiter le monde avec les autres sans le détruire. « La révolution sombre dans un résultat opposé à celui qui est désiré, même lorsqu’elle permet d’introduire des innovations législatives et politiques importantes […] ceux qui veulent changer le monde par les armes ne réalisent pas le fait que ce sont les armes qui les changent, afin de maintenir les mêmes règles du monde qu’il fallait modifier ». Mais il s’agirait plutôt d’une transformation « qui implique de démarrer d’une réalité historique donnée, sans des fuites utopistes – en tenant compte de toutes les contraintes et des obstacles – afin d’introduire dans la situation existante les grains d’un changement profond et systémique » écrit R. Mancini qui reconnaît la complexité et le lent processus collectif du changement requis pour transformer l’économie.
Robert Mancini ouvre de larges horizons et des pistes pour repenser de manière constructive l’économie et la société. La base documentaire est riche et se rapporte à des recherches conduites dans des disciplines hétéroclites, allant de la théorie économique à l’anthropologie philosophique, de la sociologie à l’éthique. De nombreuses études sur la critique du capitalisme sont signalées. Le livre constitue une référence pour ceux qui ont à cœur de repenser et préparer un futur basé essentiellement sur l’équité et l’humanisme.
Transformer l’économie
Sources culturelles, modèles alternatifs, perspectives politiques
Roberto Mancini
L’Harmattan, 2016
430 p. – 42,75 €