Ce noble métier est devenu de moins en moins rémunérateur pour ceux paradoxalement qui fournissent le maximum d’efforts dans nos sociétés avancées et de plus en plus contraint par un empilement de normes bureaucratiques étouffantes à élaguer d’urgence. La crise agricole d’une ampleur exceptionnelle, liée à la terre nourricière, s’ajoute à un contexte de fractures et de difficultés dans d’autres secteurs déjà particulièrement invalidantes en France mais celle-ci touche un champ de l’activité nationale dans lequel chacun peut se retrouver et beaucoup y puisent leurs racines, d’où cette conviction largement partagée que faute de résolution c’est notre survie collective à terme qui sera en jeu… Sans agriculture, adieu les vestiges de la souveraineté : il n’y aura bientôt plus ni France ni Europe et non l’inverse !
Le 24 février 2024 restera dans les annales du Salon de l’agriculture comme la première journée d’un soixantième anniversaire marquée par des images de chaos révélatrices d’une colère fortement teintée de désespoir, venue de loin, accumulée au point d’en arriver à l’exaspération devant l’impuissance des gouvernants à remédier aux incohérences d’injonctions de plus en plus contradictoires et l’absence réelle de cap criante depuis trop longtemps…
On avait eu droit à l’image désastreuse de blindés Centaures barrant la route des tracteurs à l’entrée du marché de Rungis le 31 janvier 2024 ; le 24 février, on est passé à celle encore plus perturbante de cordons de CRS en nombre inhabituel dans l’enceinte de la Ferme France pour sécuriser l’inauguration du rendez-vous annuel des agriculteurs avec les Français par un exécutif accueilli sous les huées, les appels à démission et les insultes, implacable constat de son impopularité et de la rupture de confiance de ceux qui protestaient ainsi en sa capacité à résoudre la crise. Ce tumulte en partie imputable aux incohérences relevées dans la préparation d’un grand débat avorté sur le ring habituellement réservé à la présentation du bétail de concours, en particulier la controverse autour de l’invitation vraie ou fausse de membres de « Soulèvement de la terre » – en tout cas reflet des échanges avérés de conseillers gouvernementaux avec ce mouvement écologiste radical, brutal dans ses méthodes d’action et d’expression, frontalement opposé aux représentants du monde agricole – illustre les limites d’une méthode éventée de communication pour gagner du temps et pallier l’absence d’action effective, qui a fait son temps et ne convainc plus personne. Débattre de quoi alors que les maux et les problèmes dans leur complexité et leur diversité selon les filières sont identifiés, répertoriés, dénoncés et portés à la connaissance des autorités depuis longtemps par l’ensemble de la profession et de ses représentants syndicaux et que le Premier ministre plaçant l’agriculture au dessus de tout avait apparemment entamé un processus de réponse à la crise en 62 propositions, abondamment vanté par la macronie dans son service après-vente avec force référence aux lois Egalim et autres mesures initiées auparavant pendant 7 ans d’exercice du pouvoir mais visiblement insuffisantes ? Qu’aurait pu apporter de plus ce grand débat qui s’est finalement mué en discussion ou plutôt monologue de deux heures et quelques retardant l’ouverture du Salon sous tension extrême, où ne manquait que l’estrade du bateleur pour haranguer la foule dans une foire, étrange image d’un Président de la République en bras de chemise, s’énervant par moments, tutoyant ses interlocuteurs en annonçant, à la place de ministres en charge du domaine réduits au rôle de figurants pour ne pas dire potiches, plan d’urgence de trésorerie, indicateurs de prix planchers, inscription de la question agricole en intérêt majeur, etc. tout en éludant la problématique des importations massives en provenance d’Ukraine et en évoquant brièvement les clauses miroirs dans des traités comme le MERCOSUR dont la maîtrise réelle nous échappe ? L’opinion publique n’en retiendra probablement pas grand chose si ce n’est le vague souvenir d’exercices similaires dans le cadre de la crise des Gilets jaunes et un sentiment diffus de malaise devant un spectacle quelque peu éloigné de l’image que l’on pourrait se faire de la dignité de la fonction présidentielle, qui finit par être écornée à force de zigzags sur une route bordée de précipices. Le reste des 12 heures passées par l’exécutif dans l’enceinte du Salon frappera également les esprits par l’image d’une sorte de bulle isolant le Président de la République et sa garde rapprochée dans une visite gâchée aux aspects d’inspection de village Potemkine, les coupant somme toute de la réalité nue – les revendications légitimes des agriculteurs et la frustration du public des visiteurs en attente d’accéder aux halls d’exposition à l’occasion d’un premier jour normalement festif – réduisant in fine l’ensemble de cette séquence ratée à un moment de grande confusion et de division d’une rare intensité. Le choix d’en faire de surcroît l’amorce de la campagne de la majorité macroniste en vue des élections européennes en imputant au Rassemblement national la responsabilité des manifestations de colère, voire leur organisation, relève d’un calcul hasardeux, signe de fébrilité et d’affolement fondée au demeurant sur des sondages en attente de concrétisation ou pas, qui ne devrait normalement pas s’inscrire dans le cadre de ce soixantième Salon destiné à exposer la contribution des agriculteurs à l’ensemble de la communauté nationale et non à servir d’arène prématurée au débat et à la confrontation des projets politiques sur l’avenir de l’Europe. Le Général de Gaulle parlait de la chimère de l’Europe au dessus des États… On pourrait aisément reprendre cette formule choc dans le contexte présent et on peut aussi s’interroger sur quelle aurait été son attitude pour chercher à résoudre cette crise agricole qui résume assez bien l’état de dérive dans lequel se trouve aujourd’hui le « cher et vieux pays ». Retenons également dans toutes les annonces et promesses de l’heure que le recensement des exploitations agricoles en difficulté va venir compléter la longue liste de tout ce qui va mal en France : à quand, pendant qu’on y est, le retour des cahiers de doléances, prélude à la Révolution, dont l’usage remontait au XIIIe siècle ?
Plus sérieusement, il faut souhaiter que le 60e Salon de l’agriculture inauguré de manière si peu conventionnelle retrouve sa vocation originelle de défense et vitrine de la profession aux yeux des Français et qu’il se déroule plus sereinement dans une atmosphère apaisée et surtout dans le respect de ceux qui l’animent avec une ferveur jamais en défaut malgré la somme de leurs peines et difficultés, à l’abri des faux-semblants et instrumentalisations de toutes natures. La question est peut-être de savoir si cela est encore possible en temps de grande confusion et de division, obscurci par l’inquiétante remise en cause des libertés d’expression et d’opinion, observée depuis quelque temps, un vent assurément mauvais, préjudiciable à une démocratie où l’exercice de la souveraineté populaire régresse insidieusement mais sûrement sous forme de décrets et autres décisions échappant au vote, fruits d’une gouvernance de plus en plus verticale. Rendez-vous donc annoncé dans trois semaines en vue d’un point d’étape attendu avec acuité sur les « progrès » des actes et non des paroles pour initier la résolution d’une crise agricole majeure en passe de caractériser par sa conflictualité la fin d’une deuxième mandature aussi mouvementée que la première…
Eric Cerf-Mayer
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