Depuis qu’à la faveur des deux guerres mondiales, l’anglais lui a « ravi la vedette », les Français ont manifestement « mal à leur langue », partagés entre nostalgie du passé et doutes quant au futur : doutes douloureux car derrière eux se profilent les interrogations sur la « grandeur » du pays et sa place dans le monde. En réponse, ils ont mis à maintenir son statut et à la diffuser une énergie qui n’est pas sans rappeler celle qui, en d’autres temps et en d’autres lieux, a été consacrée à la propagation d’une religion ou d’un régime politique. Avec des succès réels mais inégaux.
Dès lors, pourquoi revenir sur un sujet rebattu ? Pour au moins deux raisons :
– d’abord, parce que le mal va s’aggravant : tout en continuant de professer une grande admiration pour leur langue, concrètement et en des circonstances de plus en plus nombreuses, ils s’en éloignent, sans états d’âme ;
– ensuite, parce que le moment est peut-être venu d’inverser la tendance : de circonscrire le mal en prenant la mesure des acquis, en Afrique notamment, mais aussi de le réduire, en profitant de conditions favorables pour rebattre les cartes en Europe.
Au-delà de l’observation des tiraillements entre vénération et désaffection, il faut rappeler les raisons qui font du français une langue d’avenir.
1. Une langue entre vénération et désaffection
La relation ambivalente que les Français entretiennent avec leur langue ne saurait se comprendre sans se référer à la perception qu’ils ont de son futur.
1.1. Une ambivalence tournant au grand écart
Chacun le constate, les Français ont pour leur langue une vénération, dont on trouve sans doute peu d’équivalents à l’étranger. Il ne serait pas difficile d’en multiplier les indices :
– vitalité des associations qui se donnent pour but de la « défendre » ;
– nombreuses publications à son sujet ;
– rappel fréquent de son passé glorieux, du XVIIe au début du XXe siècle, mais aussi antérieurement, au XIIe et XIIIesiècles ;
– décompte incantatoire du nombre de ses locuteurs, ceux recensés aujourd’hui et ceux attendus demain ;
– application mise à la parler et à l’écrire « correctement », en respectant les normes définies par les « Autorités » ou consacrées par le « bon usage », que l’École leur a inculquées ;
– corrélativement, méfiance vis-à-vis de créations langagières populaires, perçues comme de nature à altérer l’harmonie du « monument », qui contraste fort avec l’inventivité assumée des francophones extra-européens1…
Cette vénération chez les individus a bien sûr son pendant dans la vie collective : elle est à l’origine tant de l’action des Pouvoirs publics que d’initiatives privées.
De longue date, les premiers se sont considérés comme investis du devoir de veiller à la « qualité », pour ne pas dire à la « pureté », de la langue : l’inspiration est clairement la même, de la création de l’Académie française en 1634, à la mise en place, dans la deuxième moitié du XXe siècle, de commissions de terminologie et de néologie puis de la Commission d’enrichissement de la langue française, chargée de proposer termes et expressions nouveaux pour désigner les concepts et réalités apparus sous des appellations « étrangères » (pour la plupart, anglo-américaines). De façon plus récente, ils se préoccupent aussi de sa diffusion, comme pour compenser le sort des armes (après la guerre malheureuse de 1870), ainsi que l’affaiblissement économique et démographique, par une politique culturelle active : création d’instituts et de centres culturels2 ainsi que de lycées français3 à l’étranger, mais aussi soutien aux initiatives privées.
Nombreuses furent en effet celles-ci : fondation dès 1883 de l’Alliance française pour faire rayonner langue et culture, mais aussi création d’établissements scolaires et universitaires, dans différentes parties du monde, à l’instigation de groupements confessionnels ou laïcs : congrégations et ordres religieux (Jésuites, Frères des écoles chrétiennes), Alliance israélite universelle (fondée en 1860), Mission laïque française (fondée en en 1902)4.
Pourtant et simultanément, depuis un peu plus d’un demi-siècle, les signes de désaffection, de la part des personnes privées mais aussi des acteurs publics, se multiplient :
– introduction massive dans le vocabulaire de mots d’origine anglo-saxonne5, parfois employés préférentiellement aux mots français existants, et « faible succès » (quand ils ne sont pas tournés en dérision…) des termes proposés pour les remplacer ;
– emploi généralisé de l’anglais dans la publicité et pour les dénominations commerciales ;
– utilisation quasi systématique de l’anglais, en France même, dans les entreprises à vocation internationale, et dans des secteurs entiers d’activité (informatique, finance…) ;
– multiplication des enseignements en anglais dans les établissements d’enseignement supérieur, y compris à l’intention de publics francophones ;
– usage quasi-exclusif de la langue anglaise dans de nombreuses manifestations et revues scientifiques6 ;
– locuteurs français s’adressant en anglais (par écrit mais aussi oralement) à des locuteurs francophones… ;
et il serait aussi facile que fastidieux d’allonger la liste !
Il faudrait ajouter que les Pouvoirs publics eux-mêmes ne se montrent pas particulièrement vigilants :
– au sein des institutions européennes, en dépit de protestations de principe, ils s’accommodent de la tendance à l’unilinguisme anglophone, au détriment du français et de l’allemand, langues de travail largement utilisées jusqu’à l’élargissement vers le Nord et l’Est ;
– sur le territoire national, la loi Toubon7 qui, suivant l’exemple québécois, vise à assurer la primauté de l’usage du français et à promouvoir le multilinguisme8, subit de multiples entorses, sans susciter d’autres réactions que celles des associations de défense du français…
On pourrait bien sûr supposer que ces deux types d’attitudes et comportements ne sont pas le fait des mêmes catégories de locuteurs ou opérateurs. Il n’est pourtant pas rare de les voir coexister chez une même personne morale voire physique :
– tel organe national de presse propose régulièrement des rubriques destinées aux « amoureux de la langue française », mais ne se fait pas faute d’émailler par ailleurs ses articles d’anglicismes, histoire sans doute de se montrer « à la page »… ;
– l’État se proclame le défenseur de la langue et complète la Constitution pour bien le signifier9, mais quand, dans les établissements publics d’enseignement supérieur les plus emblématiques de la République, les thèses de doctorat sont rédigées en anglais et soutenues dans cette langue, les rappels à l’ordre se font attendre…
Autant d’apparentes contradictions, qui, évidemment, soulèvent des interrogations.
1.2. Une ambivalence, fruit de la résignation
Pour comprendre ces comportements contrastés, ces subtiles combinaisons, aux proportions variables, de vénération et de désaffection, il faudrait sans doute établir des distinctions entre les composantes de la population française, en fonction de divers critères, notamment :
– année de naissance, les générations plus âgées, globalement moins instruites et ayant moins voyagé, mais aussi moins soucieuses des effets de mode, étant probablement plus attachées à leur langue ;
– lieu d’exercice de l’activité, les personnels relevant de l’administration publique (au sens large) témoignant sans doute d’un plus grand souci de la langue et de son bon emploi, que ceux travaillant dans le secteur privé, particulièrement dans certaines branches et/ou dans des entreprises à vocation internationale ;
– catégorie socio-professionnelle, les membres des catégories les plus favorisées (et plus encore les individus aspirant à en faire partie…), se plaisant à parsemer leur langage de mots venus d’Outre-Atlantique, pour marquer « leur distinction sociale », maintenant que le français est devenu (avec la généralisation de l’instruction et la régression des langues régionales) la langue de tous ;
– sensibilités politiques, des convictions libérales et « atlantistes » tendant à favoriser une plus grande tolérance vis-à-vis de l’influence linguistique anglo-saxonne.
L’application de ces critères, qui se recoupent, permettrait sans doute de préciser et d’affiner ce que suggère la simple observation, à savoir que ce sont les élites, et tout particulièrement celles du monde économique, qui sont les plus portées à valoriser la langue anglaise, à s’accommoder de l’introduction dans le vocabulaire de mots qui en sont issus, voire à privilégier, dans les organisations qu’elles animent, son emploi au détriment du français. Comme si, à la différence de leurs devancières des années 1950-1960, qui luttaient pour que les rapports de force issus de la Seconde Guerre mondiale, ne subvertissent pas le statu quo linguistique, les élites contemporaines, deux générations plus tard, prenant acte de l’état du monde, acceptaient de « rentrer dans le rang » et se résignaient à la « provincialisation » de leur langue.
Leur attitude ne saurait évidemment se comprendre qu’en considération de la domination politique, militaire, économique, scientifique et culturelle exercée par les États-Unis depuis 1945, tant il est vrai que l’influence d’une langue est étroitement liée à l’attrait, voire à la fascination10, exercé à un moment donné par les pays qui la parlent. Car comment expliquer autrement le rayonnement du français au XIIIe siècle, à l’époque des cathédrales gothiques et des grandes heures de l’université de Paris, de l’italien à la Renaissance, quand la langue française se chargeait d’italianismes au point qu’il paraissait nécessaire d’en organiser la défense11, et à nouveau du français au XVIIIe siècle, quand les couches cultivées européennes n’avaient d’yeux que pour Paris et Versailles, et que Frédéric II de Prusse « ne parlait allemand qu’à ses chevaux »… ?
Si l’histoire nous enseigne ainsi que rayonnement d’une civilisation et influence d’une langue sont, à un moment, étroitement liés, elle nous invite également à voir loin, à considérer que rien n’est jamais figé et que le « paysage linguistique » de 2050 a de bonnes chances de différer de celui de 2020. L’ambivalence actuelle, mélange d’attachement nostalgique et de volonté de réalisme, exprime une vision de l’avenir qui ignore ce que celui-ci a de prometteur, pour peu que l’on sache ouvrir les yeux et saisir les opportunités.
2. Une langue d’avenir
Dans les prochaines décennies, des évolutions se dessinent, qui pourraient faire progressivement passer les « élites mondiales » d’une sorte « d’unilinguisme anglophone » à davantage de plurilinguisme : poursuite de la montée en puissance de la Chine et corrélativement de sa langue, au bénéfice de laquelle elle met désormais en œuvre, avec les instituts Confucius, une politique active, vigueur de l’hispanophonie, y compris sur le territoire des États-Unis, mais aussi de la lusophonie (au Brésil et en Afrique)… Cette prévisible redistribution des cartes donne ses chances à notre langue, pour peu que ses locuteurs, et en premier lieu les Français, aient confiance en son avenir et se comportent en conséquence. Ils le feront d’autant plus volontiers qu’ils auront pris pleinement conscience de ses atouts : ce qu’elle représente dans le monde, mais aussi la place qu’elle peut retrouver sur le continent européen.
2.1. La divine surprise de la francophonie
Nombre de Français se comportent comme si leur langue, à l’exemple de beaucoup d’autres, avait une vocation strictement nationale, comme si, hors de l’Hexagone, la seule langue de communication internationale était l’anglais. Ce faisant, ils semblent oublier :
– que le français est (après l’anglais) la deuxième langue étrangère la plus étudiée dans le monde (ce qui ne veut pas dire la plus parlée) ;
– qu’il est langue officielle et de travail de la plupart des organisations internationales ;
– et surtout, qu’il est riche des réalités et potentialités de la francophonie.
La francophonie, quel que soit le sens que l’on donne au terme12, constitue un espace de langue et de culture partagées, dont l’importance ira « mécaniquement » grandissante : forte à ce jour de 300 millions de locuteurs13, elle pourrait en rassembler 700 à 800 millions14 à l’horizon 2050/2060.
Cette évolution est évidemment le fruit du dynamisme démographique africain15. Mais elle est d’abord la résultante de ce que les pays nouvellement indépendants se sont volontairement approprié le français, que certains en ont fait non seulement leur langue officielle, d’enseignement ou de travail, mais bien leur langue nationale, ce qui n’était a priori nullement acquis, car il aurait pu pâtir de son passé colonial. C’est en effet, après les indépendances, que le français, langue de l’administration et des affaires, et donc de la promotion sociale, s’est diffusé en Afrique ; l’exemple de la République démocratique du Congo (RDC), pays francophone le plus peuplé du monde (devant la France), est à cet égard particulièrement significatif : en 1960, moins de 2% de ses 15 millions de ses citoyens étaient francophones, en 2020, d’après les estimations de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), ce serait le cas de plus de 50 % de ses 100 millions d’habitants (et de plus de 90% de ceux de sa capitale, Kinshasa).
En France pourtant, sans doute en raison d’un afro-pessimisme persistant mais à courte vue, l’espace francophone, en dépit des discours, rapports16 et institutions officiels, reste largement méconnu, du grand public aussi bien que des élites, alors qu’avec l’Europe, il a vocation à constituer pour tous un champ privilégié d’initiative et d’action : comme si les difficultés de gouvernance d’un certain nombre de pays francophones faisaient oublier leur vigueur démographique et leurs promesses économiques, comme si la construction entamée en 1957 devait monopoliser, depuis deux générations, les intérêts et les énergies, au détriment du grand large !
Combattre cette méconnaissance, en même temps que l’afro-pessimisme qui en constitue le soubassement, c’est inviter non à l’optimisme mais à la simple lucidité, à une juste appréciation du présent et du futur des langues ; obnubilés par la progression spectaculaire de l’anglais, nous oublions que le français n’a jamais été autant parlé qu’aujourd’hui : par un étrange paradoxe, il devient la langue des masses africaines, après avoir été celle des élites européennes ! Et c’est peut-être la nostalgie d’un passé idéalisé qui nous masque les promesses de l’avenir, y compris sur notre continent.
2.2. Le défi européen
L’histoire du français au sein des institutions européennes est un peu celle des occasions manquées. En 1957, lors des négociations qui ont précédé la création de la Communauté économique européenne, il avait été un moment envisagé que le français soit langue officielle17. Finalement, l’article 314 du Traité de Rome, complété par le règlement du Conseil 1/1958 du 6 octobre 1958 portant fixation du régime linguistique de la Communauté économique européenne, a posé le principe du multilinguisme, que tous les textes et discours officiels ont proclamé depuis lors avec insistance. Vingt-quatre langues18 ont en conséquence en 2020 le statut de langues officielles et de travail19 ; trois d’entre elles, l’anglais, le français et l’allemand, sont censées être utilisées par la Commission comme langues procédurales ; les délibérés de la Cour de justice se font en français et la Banque centrale européenne fonctionne uniquement en anglais.
Dans les faits, le français bénéficiait à l’origine d’une place privilégiée : il était la langue officielle ou une des langues officielles de trois des six membres (Belgique, France, Luxembourg), les Italiens n’avaient pas de peine à passer à la langue sœur et les Allemands, après les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale, ne se risquaient pas à promouvoir leur langue ; de plus les institutions étaient toutes installées dans des villes majoritairement francophones (Bruxelles, Luxembourg, Strasbourg). Les élargissements intervenus dans les années 1970, avec notamment l’adhésion de la Grande Bretagne20 (1973), et 1980, s’ils ont contribué à diversifier les pratiques linguistiques, n’ont pas sonné le glas d’une situation globalement favorable.
La rupture décisive au profit de l’anglais semble être intervenue à partir des années 1990, à la faveur des élargissements (trois nouveaux membres en 1995, dix de 2004 à 2007) en direction du Nord et de l’Est, c’est-à-dire avec l’ouverture à des pays dont les élites, au moins pour plusieurs d’entre eux, étaient plus anglophones que francophones21. La situation qui en résulte est trop connue pour qu’on s’y attarde. Non seulement relativement peu de documents de travail sont traduits dans toutes les langues, mais un monolinguisme de fait tend à s’instaurer au profit de l’anglais, particulièrement manifeste au sein de la Commission européenne et des organismes qui en dépendent22. Ce monolinguisme n’est d’ailleurs pas limité aux travaux internes puisque, contrairement aux dispositions du règlement de 195823, c’est désormais en anglais uniquement que sont rédigés nombre de textes adressés aux États24.
Il ne faudrait pas cependant s’alarmer outre mesure de cet unilinguisme, en contradiction flagrante avec les principes affichés car, comme tout excès, il appelle une réaction, à un moment ou à un autre.
Certes, le problème est depuis longtemps posé mais divers indices et évènements donnent à penser que ce moment pourrait être plus proche qu’on ne pourrait le penser :
– il y a d’abord le Brexit, qui ne signifie pas la disparition de l’anglais en tant que langue officielle et de travail de l’Union, mais a pour conséquence la sortie de la majeure partie des locuteurs dont il est la langue maternelle25 ;
– il y a des circonstances favorables puisque les postes les plus importants de l’Union (présidence de la Commission européenne, du Conseil européen, …) sont, pour quelques années, occupés par des responsables francophones ou ayant une bonne maîtrise du français ;
– il y a aussi les aspirations de nombreux fonctionnaires de l’Union et de leurs interlocuteurs, de toutes nationalités, las de devoir travailler quasi exclusivement dans une langue dont ils n’ont pas nécessairement une connaissance suffisante pour exprimer toutes les nuances de leur pensée et qui, à elle seule, ne reflète pas la diversité culturelle européenne, avec ses composantes germanique, latine, slave26…
Il ne saurait évidemment être question de substituer un unilinguisme à un autre, au risque de susciter les mêmes réactions de rejet, mais de s’orienter vers une plus grande ouverture, pour se rapprocher de la situation qui a prévalu de 1958 au mitan des années 1990. L’unilinguisme résultant d’un état de fait en opposition avec la doctrine et la norme officielle constante, cette évolution ne nécessite ni bouleversement institutionnel ni rupture dans les conditions de fonctionnement des différentes instances ; appelée à faire sentir ses effets progressivement, elle implique d’infléchir des habitudes et plus encore un état d’esprit, et passe par des mesures modestes et en partie symboliques. Parmi celles-ci, par exemple :
– rappel du droit des fonctionnaires de l’Union d’utiliser quotidiennement les « langues procédurales », et invitation faite aux Commissaires et aux Directeurs généraux de mettre en place une politique incitative du multilinguisme ;
– exigence de la possession d’une troisième langues pour se présenter à un concours général ou à une procédure de sélection des institutions européennes27.
En matière linguistique, sans doute plus que dans d’autres, des petites causes peuvent avoir de grandes conséquences : parce que, par une sorte d’« effet de levier », les « signaux » envoyés de Bruxelles ont plus d’impact que ceux émis depuis les capitales nationales, ils ont de bonnes chances de modifier l’image des langues concernées, de redorer leur blason, et finalement d’annoncer au monde que les temps changent… De quoi en tout cas, redonner confiance à leurs locuteurs, et renouveler l’intérêt pour leur apprentissage, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Union.
* *
*
L’étrange relation qu’entretiennent les Français avec leur langue, faite de fierté et de dépit, peut sans doute être vue comme l’expression d’un sentiment plus vaste, celui du déclin relatif de leur pays, et donc comme un chapitre du roman national, qui oppose volontiers le terne présent au passé magnifié ; ils auraient hérité d’un chef d’œuvre, malheureusement aujourd’hui en péril, faute pour eux d’être désormais en mesure de le faire rayonner dans le monde.
Ce qu’ils oublient, c’est que l’avenir du français n’est plus lié au seul destin de la France : comme d’autres langues européennes28, la leur a essaimé hors de son berceau, et est partagée par une communauté grandissante de locuteurs, qui tous ont intérêt à promouvoir sa diffusion, parce que, plus elle s’élargit, plus ils pourront communiquer commodément. En d’autres termes, et de façon apparemment paradoxale, si la France a initialement « porté » le français, c’est la relation inverse qui pourrait bientôt s’observer…29.
L’histoire des langues s’inscrit dans le temps long, et dépend de facteurs malaisément prévisibles : en 1784, au moment où Rivarol publiait son célèbre discours, qui aurait pu prédire l’hégémonie que la langue anglaise allait exercer deux siècles et demi plus tard30 ? Le rayonnement d’un idiome découle certes, on l’a dit, de facteurs sans rapport avec des considérations proprement linguistiques : vitalité démographique et flux migratoires, succès militaires, croyances religieuses, puissance économique, créativité littéraire, artistique, scientifique… Pour autant, ses caractéristiques intrinsèques et les initiatives prises pour l’enrichir et accroître son usage ne sont pas sans effet.
En réalité, à partir de la fin du XIXe siècle, beaucoup a été fait, et continue d’être fait, pour favoriser la diffusion du français. Avec des résultats appréciables, et dont il faut bien sûr se féliciter, mais sans qu’il ait pour l’heure retrouvé son aura d’antan. Car les efforts consentis pour développer ou améliorer son apprentissage ne sauraient suffire si les autres facteurs nécessaires ne sont pas au rendez-vous : une langue est étudiée pour son utilité sociale présumée mais aussi pour le prestige que ses locuteurs actuels et futurs attendent de son emploi. Et de ce point de vue, quelques signaux envoyés par l’Union européenne, où la place mais aussi l’image du français ont beaucoup souffert depuis le milieu des années 1990, pourraient se révéler plus décisifs qu’un accroissement des crédits budgétaires et des effectifs enseignants.
Ces signaux seront-ils émis ? Tout dépend de la conception du futur de l’Europe qui prévaudra : conformément aux intentions proclamées, tout sera-t-il entrepris pour en faire une construction originale, riche de la variété de ses langues et de ses cultures, ou bien, concrètement, l’inspiration continuera-t-elle d’être recherchée Outre-Atlantique ? Question politique qui dépasse évidemment le domaine linguistique. Ce qui est sûr, c’est que dans les débats qu’elle suscite, les francophones sauront se montrer d’autant plus convaincants qu’ils auront pleine confiance dans l’avenir de leur langue !
Daniel Gouadain,
Professeur des universités honoraire
- Loïc DEPECKER, Jean MORIN, Alain REY, Les mots de la francophonie, Paris, Belin, Coll. Le Français Retrouvé, 1988. ↩
- Instituts français, créés dans la première moitié du XXe siècle à l’initiative d’établissements universitaires, centres culturels français, institués directement par l’État à partir de la seconde moitié du XXe siècle, aujourd’hui uniformément dénommés instituts français. ↩
- Actuel réseau de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE), établissement public sous tutelle du ministère des Affaires étrangères. ↩
- qui à ce jour, anime un réseau de plus de cent établissements d’enseignement français à l’étranger, dans une quarantaine de pays. ↩
- René ETIEMBLE, Parlez-vous franglais ?, Paris, Gallimard, 1964. ↩
- Noëlle de CHAMBRUN et Anne-Marie REINHARDT, Le français chassé des sciences : débats et perspectives : actes du Colloque d’Orsay, Paris, Centre d’information et de recherche pour l’enseignement et l’emploi des langues (CIREEL), Université́ de Paris-Sud, 1981. ↩
- Loi no 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française. ↩
- En ce sens que, dans l’espace public, les textes doivent être traduits au moins en deux langues (dans les faits, généralement : anglais et allemand ou anglais et espagnol). ↩
- Article 2 (modifié en 1995) de la Constitution du 4 octobre 1958 : « La langue de la République est le français…. ». ↩
- Jacques PORTES, Une fascination réticente : Les États-Unis dans l’opinion française, 1870-1914, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1990, 458 pages. ↩
- L’ouvrage de Joachim Du Bellay, Défense et Illustration de la langue française, manifeste polémique en faveur du renouveau de la langue et des Lettres française, date de 1549. ↩
- Le terme francophonie (avec une minuscule) désigne l’ensemble des personnes et des institutions qui utilisent le français comme langue de première socialisation, langue d’usage, langue administrative, langue d’enseignement ou langue choisie ; le terme Francophonie (avec une majuscule) renvoie à l’ensemble des pays ou régions membres ou observateurs de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). ↩
- qui, d’après l’Organisation internationale de la Francophonie, représenteraient 4% de la population mondiale. ↩
- qui, selon la même source, représenteraient alors 8% de la population mondiale. ↩
- L’OIF estime qu’en 2050/60, 85 % des francophones seront africains. ↩
- Pouria AMIRSHAHI, Rapport d’information sur la Francophonie : action culturelle, éducative et économique, Paris, Assemblée Nationale, Commission des Affaires étrangères, janvier 2014, 200 pages. Jacques ATTALI, La francophonie et la francophilie, moteurs de croissance durable, Rapport à François Hollande, Président de la République française, Paris, août 2014, 83 pages (hors annexes). ↩
- Solution qui a été écartée du fait notamment de l’opposition des néerlandophones de Belgique. ↩
- Contre quatre en 1958 : l’allemand le français l’italien et le néerlandais. ↩
- La notion de langue officielle renvoyant à l’usage dans les communications externes, celle de langue de travail à l’usage dans les communications internes. ↩
- Au moment des négociations avec la Grande Bretagne, le Gouvernement de l’époque, conscient des enjeux linguistiques, avait pris des précautions ; il avait été notamment convenu que le Royaume-Uni enverrait à Bruxelles des fonctionnaires maîtrisant le français. ↩
- Il ne semble pas que les Gouvernements français de l’époque aient été aussi conscients des enjeux que l’était le Président Pompidou, et se soient inspirés du précédent de l’adhésion de la Grande Bretagne. ↩
- En une trentaine d’années, la part du français et des autres langues dans la rédaction d’origine des documents (Commission) a évolué comme suit (en pourcentage, aux arrondis près) :
Années
Français
Anglais
Allemand
Autres
1986
56
26
11
5
1996
38,5
44,7
5,1
11,7
2007
12,3
73,5
2,4
11,8
2016
3,7
82,5
2,1
11,7
Sources : pour les années 1986 à 2007 : Commission européenne, Direction Générale de la Traduction ; pour l’année 2016 : Rapport au Parlement sur l’emploi de la langue française, édition 2017, p. 129. ↩
- L’article du Règlement dispose en effet : « Les textes adressés par les institutions à un État membre ou à une personne relevant de la juridiction d’un État membre sont rédigés dans la langue de cet État ». ↩
- Règlement CE n° 1/1958, article 3 : « Les textes adressés par les institutions à un État membre ou à une personne relevant de la juridiction d’un État membre sont rédigés dans la langue de cet État ». ↩
- Le Royaume-Uni est le seul pays européen à avoir présenté l’anglais comme langue officielle au moment de son adhésion mais l’anglais est aussi une langue officielle de deux autres pays européens : l’Irlande et Malte, aux côtés respectivement de l’irlandais et du maltais (que ces deux pays ont choisi même d’introduire ces dernières comme langues officielles de l’UE). ↩
- Un collectif de fonctionnaires européens, de toutes nationalités, a récemment adressé une lettre ouverte à la Présidente de la Commission, dans laquelle, après voir déploré les conséquences de la situation actuelle, il demande :-« LE DROIT DE NE PAS ETRE DISCRIMINES PARCE QU’ILS VEULENT TRAVAILLER EN FRANÇAIS » et plus précisément. – « le droit de rédiger des projets de communication, de documents de travail des services et des projets législatifs en français; – le droit de passer des appels d’offres et de demander des rapports en français ; – le droit de communiquer sur les réseaux sociaux avec des matériaux graphiques et des vidéos en français ; – le droit de nous exprimer lors des réunions internes (groupes interservices, réunions d’unité, réunions de tout le personnel) en français sans être montrés du doigt ou susciter des soupirs exaspérés ou des haussements de sourcil; – l’application du principe selon lequel un document ou un site internet qui n’est pas assez important pour être publié dans d’autres langues que l’anglais ne devrait pas être publié du tout ». Pour le texte intégral de la lettre voir : http://bruxelles.blogs.liberation.fr/2019/10/03/union-europeenne-vent-de-revolte-contre-le-tout-anglais/. ↩
- Actuellement, les candidats à un concours général ou à une procédure de sélection doivent posséder une connaissance approfondie d’une des langues officielles de l’UE (niveau C1), ainsi qu’une connaissance satisfaisante d’une autre langue de l’UE (niveau B2). ↩
- Pour trois autres langues européennes de large diffusion, la rapport entre nombre de locuteurs et population du pays d’origine est beaucoup plus élevé que pour le français :
Langue
Nombre d’habitants du pays d’origine de la langue au 1er janvier 2020a
Nombre estimé de locuteursb
Anglais
Royaume-Uni : 67,025 millions
1,268 milliard
Espagnol
Espagne : 47,329 millions
537,9 millions
Portugais
Portugal : 10,295 millions
264,5 millions
a) Source : Eurostat, Bilan démographique et taux bruts (demo_gind). Dernière mise à jour: 10-07-2020.
b) Source : Ethnologue (23eédition, 2020) ↩ - C’est ce qui est observé dans le cas de la langue anglaise : son rayonnement depuis un siècle doit beaucoup plus aux Etats-Unis qu’au Royaume-Uni, mais ce dernier n’en tire pas moins d’appréciables avantages. ↩
- Avec le recul, ses observations ne manquent pas de nous étonner : « L’Angleterre vient elle-même faire son commerce chez les différents peuples, et on ne va point commercer chez elle. Or celui qui voyage ne donne pas sa langue ; il prendrait plutôt celle des autres : c’est presque sans sortir de chez lui que le Français a étendu la sienne ». Antoine de Rivarol, De l’universalité de la langue française, Paris, Bailly et Desenne, 1784, page 44. ↩