En période préélectorale plus que jamais, dans la brume de l’information immédiate, permanente et non hiérarchisée, il est indispensable d’en revenir à quelques données fondamentales et simples. Parions que le futur Président de la République, dont la première des compétences est de veiller au respect de la Constitution, honore enfin cette obligation suprême, en toute matière. Dans ce cas, tant les candidats à la fonction que son futur titulaire, s’attacheront à laisser les mains libres au Parlement pour réaliser l’indispensable réforme locale dont notre pays a tant besoin depuis des décennies. Car, en effet, selon l’article 35 de notre Constitution, « La loi détermine les principes fondamentaux de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources ». La question à mettre en débat entre les Français concerne donc la campagne pour les futures élections législatives et non pas la présidentielle ; peut-être est-ce pour cela qu’on en parle pas encore…
Quelle est la situation actuelle en la matière ? Après des réformes importantes votées entre 1970 et le début des années 80, la période suivante, de 1990 à maintenant, a été ponctuée d’une multitude de lois inadaptées, le plus souvent absconses, en tout cas inefficaces et coûteuses. Le résultat fait que le système local français est devenu incompréhensible pour les citoyens et contraignant, voire inopérant, pour les collectivités, leurs élus et leurs agents. Un des meilleurs spécialistes en la matière titre un de ses récents articles : « La décentralisation 40 ans après : Un désastre1 ». C’est tout dire. En 2018, le club Marc Bloch avait écrit, pour sa part, que « le système, si solide en apparence, est en train de se désagréger », reprenant à son compte les avis émis dans plusieurs dizaines de rapports officiels publics rédigés au cours des années précédentes. Les illustrations abondent et les conséquences s’en mesurent concrètement dans la diminution de la participation aux élections locales.
Les commentateurs trop pressés ont certes relevé que celle-ci avait été faible pour les municipales de 2020 et les départementales et régionales de 2021 – confondant les effets, mineurs, de l’épidémie avec le mouvement de fond – mais ils n’avaient pas pris soin d’étudier le phénomène apparu dès celles de 1995 à 2001. Déjà, à l’époque, le pourcentage d’abstentions au premier tour, dans les villes de plus de 10 000 habitants, avait atteint voire dépassé 50 % des inscrits. Nous sommes descendus maintenant, au même niveau que pour les dernières élections nationales, et des candidats finalement élus, n’ont recueilli, au premier tour, que 10 à 15 % des voix des électeurs inscrits. Certes légale, une élection obtenue dans de telles conditions prive l’élu de légitimité pour toute la durée de son mandat et cela est ressenti par les citoyens lesquels, au mieux, se détournent de la vie publique locale, au pire s’en prennent verbalement, voire physiquement, à ceux qu’ils ne considèrent plus comme leurs représentants ; c’est ce qui ressort des dernières statistiques publiées par le ministère de l’Intérieur qui font état de 605 maires ou adjoints agressés en 2021, soit 40 % de plus que l’année précédente.
Après quelques années d’intense effervescence décentralisatrice jusque vers 1985, la vigueur des réformes suivantes s’est étiolée et perdue dans un magma de dispositions de plus en plus indigestes et technocratiques, jusqu’aux funestes textes des années 2014-2015 et, plus encore, au cours du présent mandat législatif. Ce furent d’abord ces « grandes » régions créées pour soit disant leur permettre de faire le poids vis à vis de celui des autres pays européens, mais sans qu’aucune donnée objective et précise ne vienne confirmer, ni cet enjeu, ni sa réussite. Inutile d’insister sur l’hérésie qui a conduit à mettre dans le même sac Poitiers et Biarritz ou Épernay et Strasbourg ! Aucune logique historique, géographique ou sociologique ne justifiait un tel choix ; les électeurs ne s’y sont pas trompés puisqu’ils n’ont manifesté aucun entrain pour aller voter dans un tel contexte artificiel. Dans le même temps, on a dévoyé l’idée de la coopération intercommunale en imposant, là aussi, un champ territorial trop vaste pour y exercer des compétences retirées aux communes, sans tenir compte des réalités du terrain : faut-il n’avoir aucune expérience locale pour imaginer qu’un réseau d’assainissement des eaux usées doive être conçu sur la même aire que celui des transports en commun ou du ramassage des ordures ménagères ! Faut-il faire fi des mêmes réalités, pour imposer aux communautés de gérer les terrains d’accueil des gens du voyage, mais en laissant la police du stationnement de la même population aux maires des communes ! Comment a-t-on pu inventer la notion surréaliste de « compétence partagée » en matière de sport, tourisme, culture, promotion des langues régionales, éducation populaire ; tant et si bien que dans ces domaines-ci, personne ne sait plus a priori, qui doit faire quoi ! Et comme si tout cela ne suffisait pas, par un nouveau projet de loi – heureusement encalminé au Parlement, pour l’instant – on espère compliquer encore plus le dispositif en facilitant une pseudo expérimentation et l’adaptation des compétences locales aux lieux et aux circonstances. N’en jetez plus, la coupe est pleine…
En matière de finances locales, le comble de l’esbroufe a été atteint en retirant aux collectivités le droit de voter leurs propres impôts… tout en prônant sur tous les tons, que l’on était favorable à la proximité », surtout dans la « ruralité » et les « territoires urbains »…
On a d’abord supprimé la taxe d’habitation levée par les régions, puis on a étendu la mesure aux communes, sous prétexte d’alléger le poids de la fiscalité pesant sur les ménages et en ne laissant comme lien entre l’élu communal et le citoyen, que la taxe foncière, dont la base d’imposition est généreusement et discrètement revalorisée chaque année par la loi de finances. Mais qui peut croire ce qu’a écrit le ministère de l’Economie et des Finances sur son site ? « Cette mesure historique redonne plus de 18 Md€ supplémentaires de pouvoir d’achat aux Français. Le gain moyen s’élèvera en moyenne à 723 € par foyer, pour tous les Français. » Comme les mêmes ont « promis » que la perte de recettes serait entièrement compensée aux collectivités par le budget national, cela signifie qu’il faudra, soit prélever dans celui-ci 18 milliards (si le coût n’est pas supérieur, en réalité…), alors que son déficit annuel dépasse déjà 150 milliards, soit faire des « économies » à due concurrence, soit les deux. C’est donc un leurre agité devant le nez des électeurs comme l’a été la réforme d’un autre impôt local majeur, l’ancienne taxe professionnelle. Celle-ci, accusée de tous les maux comme la taxe d’habitation, a été remplacée par un nouveau système en 2010, lequel a imposé que le budget national soit amené à verser chaque année environ 8 milliards de compensation aux collectivités. 8 milliards depuis 2010 ! 12 ans cette année, soit un cumul de 96 milliards, dont personne ne parle jamais…
Bref, en ce qui concerne le coeur du pouvoir politique, en l’occurrence le vote et l’utilisation de l’impôt local, les Français sont bernés depuis des années.
Mais le compte ne serait pas complet si on ne signalait pas un autre fait aux conséquences majeures, tant pour des millions d’entre nous, que pour les collectivités. Le sujet est tellement désagréable à évoquer qu’il se trouve même des élus locaux pour refuser d’envisager, ne serait-ce, que son existence. Pourtant on compte environ 2 millions d’agents locaux et 1,4 million de retraités, soit 3,4 millions d’individus dont la rémunération dépend de la valeur du fameux « point » de la fonction publique. Or, depuis 2010, cette valeur a été détachée de l’indice des prix, soit en grande partie pour les actifs, soit en quasi totalité pour les retraités. Depuis, la différence entre les deux données (point et coût de la vie), s’élève à plus 16 %, au moins si l’on en croit les calculs de l’INSEE. Si le salaire moyen d’un agent local s’élève à 2 000 €, et le revenu moyen d’un retraité à 1 200 €, un élève de CM2 devrait être – encore ! – capable de calculer l’« économie » ainsi réalisée par les collectivités sur le dos de leurs agents, avec la bénédiction de l’État. Autrement dit, si les collectivités avaient dû assurer à leurs agents en activité et retraités, un revenu moyen évoluant comme l’inflation, leur budget serait aujourd’hui dans le rouge vif ; ce qui signifie simplement que l’équilibre budgétaire obligatoire de celles-là n’a pu être atteint qu’en en faisant payer le prix, sans que personne ne l’avoue au plan national, à leur personnel…
Il serait fastidieux d’évoquer le détail de la complexité des relations fiscales et financières qui ont été tissées, vaille que vaille, entre les communes, maintenues, et leurs communautés, parfois même imposées. Qui peut prétendre qu’il est capable d’en faire une présentation claire et compréhensible ? Notons seulement que même l’une des associations d’élus concernée, l’Association des communautés de France, réclame une révision complète des modalités de mesure de ces relations, lesquelles entraînent des conséquences importantes sur les ressources des unes et des autres. Ce qui est significatif en l’espèce, c’est la conclusion qu’elle en tire : « L’association entend faire des propositions sur ce sujet dans le cadre du nouveau mandat présidentiel. » Or, comme on l’a rappelé plus haut, c’est au Parlement et à lui seul, que revient le pouvoir d’intervenir en la matière ; l’expression utilisée ici, comme trop souvent dans notre « république » monarchique, revient à acter la réduction du rôle de la loi à la simple mise en œuvre d’une volonté présidentielle dépourvue de toute légitimité.
Au contraire, si l’on veut une rénovation de la démocratie dans une République régénérée, il faut redonner au Parlement son rôle de représentant du peuple français.
Dans le même mouvement et avec la même volonté, c’est en affirmant la reconnaissance d’un réel pouvoir local, et non pas d’une décentralisation administrative » tout juste bonne à gérer les affaires dont l’État se déchargerait, que l’on parviendra à rétablir des fondations solides sous tout l’édifice national.
Cette rénovation du pouvoir local s’appuiera sur une organisation du pays avec deux, et seulement deux niveaux de collectivités ; soit des communes d’environ 5 à 10 000 habitants en campagne et d’au moins 30 000 en ville et 40 à 45 départements/régions de la taille de 2 ou 3 départements actuels, à la place des découpages existants. Les élections seraient organisées dans de nouvelles circonscriptions correspondant au vrai cadre de vie de chacun, soit le bourg en campagne et le quartier en ville 2. Alors on pourrait laisser les nouveaux élus locaux décider seuls comment ils entendraient coopérer pour exercer en commun telle ou telle compétence, dans le cadre géographique le mieux adapté à chaque cas. Les citoyens pourraient être plus associés réellement à la gestion des services publics locaux afin qu’ils cessent d’être considérés comme de simples usagers et, de plus, ils pourraient intervenir de manière plus concrète dans les affaires de leur propre collectivité, au-delà des consultations de façade qui ne servent, actuellement, qu’à amuser la galerie… Enfin, le pouvoir politique serait rendu aux collectivités dont les conseillers élus, directement responsables devant leurs concitoyens, voteraient librement le volume et le taux des impôts, sans intervention du niveau national, sauf pour fixer l’assiette de ces recettes.
Alors, il s’agirait d’une réforme du pays, en profondeur, seule susceptible de lui redonner la vigueur démocratique indispensable pour le sortir de la confusion et de la torpeur dans laquelle il est en train de perdre son âme collective et d’hypothéquer son avenir. Ce serait aussi l’un des éléments essentiels à la restauration de la République dont la Constitution doit, aussi et à l’évidence, être modifiée dans la même direction.
Club Marc Bloch
Hugues Clepkens, président et Benjamin Morel, maître de conférences à l’université Paris 2 Panthéon-Assas, membre